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Nous abordons maintenant la construction de la première des quatre hypothèses. Je commencerai par présenter une lecture critique des approches interculturelles, dans la mesure où ces approches sont considérées comme particulièrement aptes à enrayer les conflits de type culturel. L’un des cinq secteurs spécialisés de l’UNESCO, celui de la culture, considère, en effet, le dialogue interculturel comme n’étant rien moins que « la condition sine qua non de la construction de la cohésion sociale, de la réconciliation entre les peuples et de la paix entre les nations »46. Les apports de l’anthropologie sociale et culturelle me permettront ensuite d’aborder la notion de « frontière ethnique ». Les notions d’autochtonie et d’ethnicité seront alors précisées, m’amenant à tenter de mieux comprendre la façon dont les droits des peuples autochtones se déterminent concrètement, au sein des démocraties que constituent les Etats colonisateurs européens. Un recours à la philosophie morale me permettra de conceptualiser la notion de justice sociale et, enfin, un détour par l’anthropologie psychanalytique me fournira un cadre d’interprétation original, pour comprendre l’agression d’ego envers autrui, à travers l’Effet Remus.

Référant à Héraclite, Dubar (2000) nous rappelle: « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve » (p. 3). Ainsi :

L’identité de n’importe quel être empirique dépend de l’époque considérée, du point de vue adopté. Que sont alors, dans ce cas, les catégories qui permettent de dire quelque chose de ces êtres empiriques toujours changeants ? Ce sont des mots, des noms qui dépendent du système de mots en usage, servant, dans un contexte donné, à les nommer. (Dubar, 2000, p. 3)

Comme nous allons le voir, l’approche nominaliste, si elle a été largement théorisée, ne fait pas l’unanimité, tant sur le plan théorique que dans les pratiques liées à la résolution des conflits dits « ethniques ».

CRITIQUE DES APPROCHES INTERCULTURELLES DES CONFLITS47

En 2006, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne décident de faire de 2008 « l’année du dialogue interculturel », accordant la priorité à la communication entre différentes cultures. De nombreux travaux scientifiques abordent, depuis la seconde moitié du siècle dernier, certains conflits sociaux depuis le champ disciplinaire correspondant à l’interculturalité et référant au concept de culture.

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Source: http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/dialogue/intercultural-dialogue/, page de l’UNESCO consultée le 1 novembre 2012.

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Dans les sciences sociales et humaines comme dans le sens commun, le terme « interculturalité » est employé pour exprimer une disposition à favoriser les relations entre différentes cultures. Clanet (1990) le définit comme « ensemble des processus –psychiques, relationnels, groupaux et institutionnels– générés par les interactions de cultures dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation » (p. 21). L’idée d’une culture ontologique est directement induite par l’emploi du préfixe « inter » précédant le mot « culture », association exprimant ce qui est relatif aux cultures entre elles. Supposer en effet qu’il existe un inter culturel (un entre-cultures) revient à postuler la coexistence de deux –ou plus– cultures dont les contours sont définis.

L’emploi du terme « interculturel » pour appréhender les conflits pouvant caractériser certaines relations entre groupes humains est néanmoins encore plus problématique. Un grand nombre de projets proposent pourtant de résoudre les conflits sous l’angle de l’interculturel. Ils affichent des objectifs tels que récupérer, préserver, valoriser, faire valoir telles connaissances, pratiques culturelles, langagières traditionnelles ou ancestrales (Rougemont, 2006). Ces objectifs seraient notamment menés à bien, à travers la recherche d’une égale légitimité entre certaines des caractéristiques attribuées à ces groupes et qui seraient, de ce fait, identifiées.

L’idée principale, que je souhaite développer ici, est que certaines postures portées par les approches interculturelles peuvent progressivement infléchir les directions que prennent les individus, les collectifs et la production de connaissances scientifiques. Mon développement se base :

- sur un compte rendu des principales critiques formulées à l’encontre des approches interculturelles dans la littérature scientifique actuelle ;

- sur l’identification et le développement des postures susmentionnées et qui se fondent sur – ou découlent de– l’étude des interactions entre individus et groupes d’individus sous un angle interculturel. Elles sont au nombre de deux :

1. celle qui, plaçant la priorité sur la préservation des différentes cultures et de leurs formes d’expression, essentialise celles-là ;

2. celle qui, voulant affranchir les minorités ethniques de la domination qu’elles subissent, essentialise également ces minorités et véhicule une conception des différentes cultures comme ensembles hiérarchisés et soumis à des rapports de force ;

- sur l’identification des implicites portés par ces postures et sur la mise à jour des conséquences qu’elles peuvent avoir sur la façon dont les groupes s’autodéterminent. Les approches interculturelles ont fait l’objet de synthèses et critiques, qui se multiplient à partir de ces deux dernières décennies. Pour en rendre compte, je référerai aux ouvrages de Ogay (2002) et de Dervin (2012). La première auteure propose une différenciation nécessaire entre les approches anglo-saxonnes et francophones. Le second opère une synthèse critique des approches interculturelles, à même de saisir la pluralité de leurs inscriptions disciplinaires et épistémologiques, et celle de leurs champs d’application.

Ogay (2002) identifie deux grands types d’insertion disciplinaires abordant la question de l’interculturalité: celui que recouvre la communication interculturelle anglo-saxonne et celui que

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recouvre la psychologie francophone des contacts entre cultures (comprise dans ce qui est plus largement appelé « les approches interculturelles »).

Référant aux Communication Sciences, les approches anglo-saxonnes s’intéressent principalement à la « communication entre deux individus aux références culturelles différentes » (Ogay, 2002, p. 68). Elles répondent à un souci d’application pédagogique, principalement en formation des adultes, et se caractérisent par un intérêt accru porté à l’individu communiquant, ainsi qu’à la qualité et à l’efficacité de son comportement. L’auteure identifie quatre grands courants, donnant lieu à des recherches dont les principaux objets et méthodologies diffèrent. Dans leur grande majorité, ces recherches partagent néanmoins les deux caractéristiques suivantes : premièrement, elles s’inspirent de la psychologie cognitiviste et, deuxièmement, elles considèrent la culture comme une variable (dépendante ou indépendante) extérieure à l’individu. La culture est ainsi rarement traitée comme un « processus construit dans et par l’activité des individus » (Ogay, 2002, p. 71).

Ce type d’approches est quasi absent du milieu européen francophone qui, quand il ne l’ignore pas, s’y oppose avec fougue. Ainsi, l’auteure sollicite Wirkin (1987), qui qualifie cette orientation scientifique de « semi-académique, semi-pratique » (p. 5) et qui, en dépit d’une conceptualisation fragile, développe « des exemples nombreux, prêts à se transformer en conseils pour une audience tournée vers la vie économique et administrative » (Wirkin, 1987, p. 5). Les chercheurs francophones reprochent à l’intercultural communication son côté utilitariste et orienté vers la formation des nouveaux managers de la globalisation. Objets, disciplines de référence et fondements épistémologiques relatifs aux approches interculturelles sont donc bien différents, lorsque l’on se réfère à la recherche anglo-saxonne ou francophone.

Les chercheurs francophones, en effet, s’inscrivent majoritairement en sciences de l’éducation et s’intéressent principalement aux relations et à la coexistence entre communautés culturelles différentes, vivant dans le même espace social et dans un contexte général de migration sud-nord. Ces approches relativement jeunes sont également critiquées de la part des autres sciences sociales établies ou en demande de légitimation. Anticipant ces critiques, Ogay tente de comprendre leur raison d’être : elle attribue tout d’abord celles-ci à une marginalisation des chercheurs utilisant les approches interculturelles et affirme que « dans une société où domine l’idéologie universaliste (…) il est fort malvenu de parler de cultures » (Ogay, 2002, p. 74). D’autre part, certains chercheurs reprocheraient aux approches interculturelles un certain militantisme. Selon Ogay, ces chercheurs se seraient « probablement arrêtés à l’interculturel militant des premières années (…) sans voir qu’un projet à l’origine politique et pratique pouvait fort bien mener à une réflexion scientifique » (Ogay, 2002, p. 75) de qualité. Ces arguments interrogent : comment expliquer, d’une part, l’engouement généralisé dont bénéficie le concept d’interculturalité dans une société où dominerait à ce point l’idéologie universaliste ? D’autre part, le militantisme évoqué est-il uniquement l’apanage des premières années ? Rappelons-le : l’interculturel est né dans les années 70, à une époque où se développe un renouveau intellectuel apte à orienter et donner sens au changement des mentalités. De nombreuses approches innovantes naissent à cette époque et elles ne sont pas toutes sujettes à de telles critiques.

Référant à Abdallah-Pretceille, Dervin (2012), identifie quant à lui deux malentendus pouvant découler de la notion d’interculturalité : le culturalisme et l’essentialisme. Ainsi, ces approches postuleraient-elles que « les frontières entre les groupes peuvent être facilement délimitées ; les

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membres d’un même groupe sont plus ou moins similaires. Ces deux malentendus, dont l’articulation conduit à réduire une entité (un individu, un groupe) à des éléments culturels figés, voire à des stéréotypes (…) imprègnent les approches interculturelles » (p. 13).

Pour développer cette idée, Dervin passe en revue plusieurs typologies des postures interculturelles, et en propose une synthèse en les classant respectivement dans les approches solides, liquides ou oscillant entre ces deux approches. A travers l’étude de discours interculturels dans des domaines aussi variés que la didactique des langues, les politiques et projets européens, la recherche, les affaires et la littérature, il propose une critique que j’organise autour de trois points principaux :

- premièrement, le terme « interculturel » peut être considéré comme un signifiant vide, recouvrant une hétérogénéité de projets, inscrits dans des domaines divers, dans une multitude de pays. Cette hétérogénéité contribue au flou qui entoure le concept et « conduit à la mise en place de cadres théoriques bancals et contradictoires où des chercheurs de type culturaliste (…) sont associés et complètent des chercheurs plus critiques et "postmodernes" » (Dervin, 2012, p. 107) ;

- deuxièmement, en voulant valoriser la diversité culturelle, la grande majorité des discours étudiés par Dervin fabriquent et s’appuient sur des cadres d’analyse rigides, qui font des cultures des entités fixes, solides et hermétiques. Ces cadres d’analyses puisent dans les prénotions dont les interlocuteurs font état, à propos de l’une ou l’autre de leurs appartenances. Le matériau fait alors office de preuve, limitant l’analyse à une description des caractéristiques des cultures considérées, complétée par un vertueux appel à la tolérance. Si telles personnes affirment unanimement leur appartenance à telle ou telle culture, cela prouve que « ces cultures existent bel et bien ! ». Une grande partie des approches considérées sont donc empreintes d’un objectivisme qui implique une certaine unidirectionnalité dans la façon d’appréhender un « autre » dont les caractéristiques sont prédéfinies. Pourtant, selon Dervin, « cet autre, complexe et "intersubjectif", a un impact sur les négociations/constructions qui prennent place. Il permet une liberté plus ou moins prononcée sur l’image que l’on souhaite donner de soi ou que l’on veut lui "imposer" » (Dervin, 2012, p. 107). L’ignorance des spécificités individuelles et des processus par lesquels les individus s’identifient nous empêche d’expliquer ce que l’auteur nomme le « vrai divers » et la réalité de ce qu’être membre d’une communauté implique pour un individu. Aussi, l’auteur juge-t-il important de mettre en évidence que « les individus adhèrent à différentes communautés, qui se contredisent parfois et qu’ainsi, les attaches à ces communautés peuvent coexister et interagir au sein d’un individu » (Gillespie, Cornish, Aveling & Zittoun, 2008) ;

- troisièmement, ces études se révèlent inaptes à traiter les incertitudes :

Dans inter-culturel, il y a l’idée d’interaction, de négociation et donc de mélange et d’instabilité. Faire de « l’interculturel » et l’analyser, c’est travailler sur les contradictions qui touchent l’individu, qu’il construit à travers une identité « mouvante » (…) que l’Autre contribue à transformer. (Dervin, 2012, p. 107)

Nous avons vu plus haut qu’Ogay attribuait certaines des critiques formulées à l’encontre des approches interculturelles au fait que l’on généralise l’interculturel militant des premières années à la plupart des approches qui se seraient développées ensuite. Il me semble néanmoins que cette

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caractéristique perdure aujourd’hui et qu’elle produit des implicites, correspondant à deux façons d’appréhender la culture.

Selon une première posture, héritière de l’anthropologie naturaliste à l’œuvre entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, la diversité de pratiques, de connaissances et de productions matérielles des différentes cultures fait partie d’un patrimoine mondial qu’il conviendrait de préserver. Céfaï (2003) met en évidence la coexistence, à cette époque, d’une anthropologie de type colonial, pratiquée par les missionnaires et d’une anthropologie naturaliste, exercée par l’intelligentsia principalement parisienne. Fascinés par l’incroyable diversité des groupes humains rencontrés à cette époque, les naturalistes se donnent pour tâche de les répertorier, de les étudier, de les classer et de les muséographier.

Cette posture, tout comme les pratiques qui en découlent, est encore très largement répandue dans les programmes interculturels. Elle se manifeste à travers la tendance à idéaliser l’état de nature (Rousseau, 1966), caractérisant certaines minorités au sein desquelles il faut valoriser, maintenir et promouvoir l’expression de traits culturels bien définis et figés. Elle cultive une attitude de méfiance face aux possibles innovations syncrétiques pouvant naître du contact entre groupes majoritaires et minoritaires. Ainsi, par exemple, Camilleri et Cohen-Emerique (1989) rappellent une citation datant de 1936 et émanant du Memorandum du Social science research council pour définir l’acculturation : « Ensemble des phénomènes résultant du contact direct et continu entre groupes d’individus de cultures différentes, avec des changements subséquents dans les types de culture originaux de l’un ou des deux groupes » (p. 29). Selon cette posture, la culture est appréhendée comme un système homogène et objet d’un consensus entre les personnes affiliées. L’individu, quant à lui, est envisagé comme subordonné au social, à plus forte raison lorsqu’il appartient à une société traditionnelle. Selon les mêmes auteurs, en effet, les sociétés traditionnelles sont caractérisées par un code commun de significations très étendu « diminuant d’autant la latitude laissée aux membres d’un groupe de leur attribuer un sens "libre" et individuel » (Camilleri & Cohen-Emerique, 1989, pp. 50-61). Les programmes qui s’inspirent de cette posture produisent des expectatives : il est attendu des communautés « autochtones » qu’elles reproduisent leur culture et des sociétés majoritaires qu’elles fassent montre d’un « relativisme culturel » consistant à « comprendre et à juger [chaque ensemble culturel] relativement à ce modèle auquel il se rattache » (Camilleri & Cohen-Emerique, 1989, pp. 31-32).

Bensa et Fassin (2002) nous rappellent pourtant que « cette notion [celle de culture] ne doit sa survie théorique qu’au déni de la temporalité : elle est au principe de toutes les interprétations anhistoriques selon lesquelles des règles transcendantes aux pratiques définiraient un ordre symbolique contraignant » (p. 7).

Une seconde posture, étroitement articulée à la première, consiste à considérer la défense et la préservation de la culture comme un moyen d’aider les minorités à s’affranchir de la domination qu’elles subissent, moyennant leur autodétermination. Cette posture peut produire des discours identitaires qui, lorsqu’ils sont instrumentalisés par les leaders des communautés minoritaires, construisent un cadre (idéologique, matériel, institutionnel) contraignant pour les populations minoritaires et renforce l’idée d’un « nous » ontologique (Handler, 1985).

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Les dérives que ces deux postures combinées peuvent opérer sur l’étude des sociétés (et, comme nous venons de le voir, sur les sociétés concernées, par l’intégration des modèles dans les discours identitaires) se résument donc ainsi :

- la non prise en compte des innovations produites par les sociétés en général et, à plus forte raison, celles dites « traditionnelles » ;

- la mise en avant sélective de certaines des caractéristiques d’une culture supposée ontologique (au détriment d’une étude des processus engagés, permettant de fournir une compréhension fine du contexte) ;

- la non prise en compte de facteurs autres que « culturels », facteurs qui permettraient pourtant de mieux comprendre les conflits que traverse une société ;

- la subordination de l’individu au social.

Si toutes les sociétés sont le produit de –et se perpétuent par– un processus infini d’innovations syncrétiques, quelle approche proposer alors, pour aborder les phénomènes identitaires dans une perspective dynamique ? L’infinité des transformations que traversent les cultures ne voue-t-elle pas leur étude à un relativisme extrême ? Faut-il se borner à la description de celles-ci ? La limitation à une pure description ne comporte-t-elle pas le danger d’une certaine pauvreté théorique ?

LES GROUPES ETHNIQUES ET LEURS FRONTIÈRES

L’approche nominaliste considère l’identité comme résultante d’une identification contingente, articulant différenciation (l’identité est ce qui rend une chose singulière par rapport à une autre) et généralisation (l’identité est ce qui rassemble plusieurs choses dans une appartenance commune). Pour mieux comprendre les dynamiques identitaires, il convient donc d’examiner les phénomènes d’attribution et d’affiliation.

La pensée de Barth (1969/1995), pionnière en son genre, nous permet de poursuivre sur cette voie. Selon cet auteur :

L’accent mis sur l’attribution comme caractéristique décisive des groupes ethniques résout (…) deux difficultés conceptuelles (…). Premièrement quand on définit un groupe ethnique par son caractère attributif et exclusif, la nature de la continuité de telles entités est claire : elle dépend du maintien d’une frontière (…). Deuxièmement, seuls les facteurs socialement pertinents deviennent discriminants pour diagnostiquer l’appartenance, et non les différences manifestes « objectives » qui sont engendrées par d’autres facteurs. (p. 212) Les contenus culturels et les formes d’organisation des groupes en présence peuvent donc changer sans pour autant remettre en cause la frontière qui les sépare. Au niveau de l’individu (un individu « a »), si son comportement s’éloigne du comportement normalement attendu de la part d’un membre de son groupe, mais qu’il affirme néanmoins en faire partie, c’est qu’il entend être traité comme tel et qu’on interprète et juge sa conduite en termes « A » :

Si un groupe maintient son identité quand ses membres entrent en contact avec d’autres, ceci implique qu’il ait des critères pour déterminer l’appartenance et pour rendre manifeste l’appartenance et l’exclusion. (…) De plus, cette frontière ethnique canalise la vie sociale ; elle

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implique une organisation souvent très complexe des comportements et des relations sociales. Identifier quelqu’un d’autre comme appartenant au même groupe ethnique que soi implique que l’on partage avec lui des critères d’évaluation et de jugement. (Barth, 1969/1995, p. 213)

Inversement, et c’est là à mon sens un apport essentiel pour penser l’articulation entre identité et conflit :

Une dichotomisation des autres comme étrangers, comme membres d’un autre groupe ethnique, implique de reconnaître des limitations dans la compréhension commune, des différences dans les critères de jugement des valeurs et des actes, et une restriction de l’interaction aux seuls secteurs présumés offrir des possibilités d’intercompréhension et d’intérêt mutuel. (Barth, 1969/1995, p. 213)

Cette dernière assertion occasionne un renversement de perspective : les mécompréhensions résidant au cœur des conflits ethniques, les divergences à la source de l’évaluation des conduites des uns et des autres en termes de bien ou de mal ne proviendraient pas d’une différence ontologique. Elles permettraient d’entretenir cette différence. Que se passe-t-il, alors, quand les groupes se rapprochent à tel point que les critères de jugement des valeurs et des actes deviennent de plus en plus partagés ; quand les secteurs d’interaction et d’intercompréhension s’étendent au point de menacer les groupes d’indifférenciation ?

Lors d’interactions persistantes, « les groupes ethniques ne subsistent en tant qu’unités significatives que s’ils impliquent des différences de comportement marquées, c’est-à-dire des différences culturelles persistantes » (Barth, 1969/1995, p. 214). Paradoxalement, l’interaction exige un partage croissant de codes et valeurs : « Ainsi, la persistance des groupes ethniques en situation de contact implique non seulement des critères et des marques ostensibles d’identification, mais aussi une structuration de l’interaction qui permette la persistance des différences culturelles » (Barth, 1969/1995, p. 214). Cette structuration doit être peu à peu systématisée et stabilisée à travers des conventions, permettant l’interaction dans des secteurs ou domaines d’activité spécifiques et des prescriptions interdisant celle-ci dans d’autres situations sociales. Ainsi :

Les contraintes que l’identité ethnique d’un individu fait peser sur son comportement ont donc tendance à être des contraintes absolues et, dans les sociétés poly-ethniques complexes, à agir dans tous les domaines ; et les conventions morales et sociales qui les composent sont rendues encore plus résistantes au changement du fait qu’elles sont liées

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