Une fois posée une définition de la prescription littéraire appliquée aux réseaux socionumériques de lecteurs, il est important d’étudier comment les prescripteurs instaurent un marché de la prescription, dont il convient d’éclairer le mode de fonctionnement, notamment sur Internet.
1. La prescription comme composante informationnelle
Armand Hatchuel considère les prescripteurs comme des offreurs supplémentaires qui contribuent « à la formation de la valeur » et modifient « le champ
des échanges » [Hatchuel, 1995, p.218]. L’influence exercée sur les marchés qu’ils
encadrent peut prendre la forme d’un accroissement de la concurrence (en élargissant le champ des possibilités), de la construction d’un monopole ou d’un oligopole (en réduisant l’espace des choix proposés) ou de l’invention d’un marché (en reconnaissant une nouvelle catégorie de biens ou de services). À ses yeux, deux types de relations bien particulières sous‐tendent la dynamique des marchés à prescripteurs :
• une « relation acheteur‐prescripteur », qualifiée d’ « organique » et construite sur la poursuite d’un intérêt commun : il est attendu du prescripteur « qu’il formule
sa prescription comme s’il s’agissait de sa propre décision » [Hatchuel, 1995,
p.220] ;
• une « relation offreurs‐prescripteurs », qualifiée de « savante » et reposant sur un
« transfert contrôlé des connaissances » : le prescripteur a besoin des informations
courant des évolutions du marché, mais il « doit aussi s’en méfier » car « l’offreur
sait qu’il a intérêt à l’influencer » [Hatchuel, 1995, p.221].
Si Armand Hatchuel repère plusieurs dangers qui guettent le prescripteur et peuvent entraîner une crise du marché, il signale néanmoins l’existence d’entreprises de prescription qui tentent « leur chance dans tous les domaines où cette intervention est
possible » [Hatchuel, 1995, p.225]. C’est ce qui semble être le cas, par exemple, des
réseaux socionumériques de lecteurs, dont nombre d’entre eux ont des visées économiques et répondent à des logiques commerciales et entrepreneuriales. Il s’agit évidemment là d’un enjeu essentiel, que nous soulignons maintenant et développeront par la suite.
Dans cette perspective, le prescripteur peut être considéré comme un « offreur
supplémentaire installant à son tour le marché de la prescription » [Hatchuel, 1995,
p.218]. À l’arrivée, l’approche d’Armand Hatchuel met surtout l’accent sur la dimension informationnelle de la prescription : le prescripteur apparaît comme un intermédiaire entre l’offreur et le consommateur qui répond à un besoin d’information. Du reste, le transfert de l’information demandée contribue à l’obsolescence de l’activité du prescripteur et rend possible une « auto‐prescription future » [Hatchuel, 1995, p.222] pour le consommateur.
Cette fonction d’intermédiaire de l’information endossée par certains acteurs est également analysée en sciences de l’information et de la communication dans le cadre des industries culturelles. Pierre Mœglin rappelle que l’incertitude est la clef de voûte du fonctionnement des marchés culturels et que « des modèles socio‐économiques
différenciés inscrivent la production et la commercialisation de chaque produit dans des ensembles plus vastes qui, statistiquement, atténuent l’impondérable de leur valorisation. »
[Mœglin , 2007, p.153]. Quatre modèles sont alors identifiés (éditorial1, du flot2, du club privé3, du compteur4), avant qu’un cinquième modèle soit proposé, dont l’apparition serait liée au développement d’Internet : celui du courtage informationnel5.
Dans ce modèle, l’intermédiation occupe une place centrale dans la mesure où les
« usagers sont, au coup par coup, mis en relation par le “pull” avec des sources d’information » [Mœglin, 2007, p.158]. En outre, l’acteur économique qui endosse le rôle
d’intermédiaire « personnalise sa relation avec les usagers, enregistre leurs préférences,
crée des lieux d’échange et développe toutes sortes d’applications susceptibles d’ajouter de la valeur à son activité » [Mœglin, 2007, p.158]. Quant au mode de rémunération, il
1 Le modèle éditorial correspond à la logique du stock et permet d’atténuer le risque par la « dialectique du tube et du catalogue » [Mœglin, 2007, p.153]. 2 Le modèle du flot, qui repose « sur le continuum de la programmation, l’agencement des programmes sur la grille conférant sa valeur à chacun d’eux » [Mœglin, 2007, p.154].
3 Le modèle du club privé, qui « s’applique à la câblodistribution, aux bouquets satellitaires et partout où l’accès est forfaitaire : télévision à péage, club de livres, abonnement à des téléchargements, etc. » et qui « accorde un droit de tirage, conditionné par un membership » [Mœglin, 2007, p.157].
4 Le modèle du compteur, qui fonctionne selon le « principe de la machine à sous », ce qui signifie que « la comptabilisation s’effectue au temps de connexion ou au volume de consultation : téléchargement d’images ou de musique, édition virtuelle au volume et tout autre dispositif où un droit d’usage s’exerce au prorata de la facturation » [Mœglin, 2007, p.157].
5 La question de l’existence du modèle du courtage est débattue à l’intérieur même de la discipline.
Perticoz [2012] estime ainsi que ces considérations sont quelque peu prématurées. Selon lui, les usages ne sont pas suffisamment stabilisés pour permettre d’avancer des certitudes sur ce sujet. Par ailleurs, le modèle du courtage emprunterait ses caractéristiques principales au modèle éditorial (pour le type de bien consommé) et au modèle du flot (pour le mode de financement), dont il ne serait qu’une sorte d’hybridation. L’hypothèse qu’il privilégie est finalement celle d’un « mélange des formes d’exploitation » [Perticoz, 2012].
« s’effectue au contact : à la commission, par référencement payant et vente de mots‐clefs à des annonceurs, via la commercialisation d’informations acquises durant la transaction, etc. » [Mœglin, 2007, p.158]. L’univers du modèle du courtage implique aussi un rapport
différent à la culture, qui repose sur « l’idéal de l’assistance personnalisée » [Mœglin, 2007, p.159].
Certaines caractéristiques du modèle du courtage, qui s’inscrit « dans une forme
de personnalisation de masse des consommations culturelles et informationnelles »
[Perticoz, 2012], sont susceptibles de s’appliquer au fonctionnement des réseaux socionumériques de lecteurs. Les services auxquels les internautes accèdent leur permettent de s’orienter au milieu d’une offre vaste et diversifiée, de trouver des idées de lecture personnalisées, en rapport avec leurs goûts littéraires et leurs sphères de relations. Cet appariement entre des besoins extrêmement précis et une offre pléthorique nous renvoie également à la notion d’« infomédiaires » [Hagel et Rayport, 1997], c’est‐à‐dire d’acteurs « spécialisés dans l’échange d’informations sur l’identité et les
préférences des consommateurs » [Rebillard et Smyrnaios, 2010, p.167] qui se situent,
sur la chaîne de valeur, « à mi‐chemin entre les niveaux de l’édition et de la diffusion » [Rebillard et Smyrnaios, 2010, p.168]. Des « agrégateurs de contenus » et « des outils
fondés sur des algorithmes informatiques », mais aussi « des dispositifs de recommandation sociale », se mettent à occuper « une place décisive dans la relation entre éditeurs/producteurs de contenus et internautes » [Rebillard, 2010].
2. La prescription comme composante structurelle
Qu’il s’agisse des travaux d’Armand Hatchuel sur la prescription ou des études qui portent sur l’intermédiation numérique, Pierre‐Jean Benghozi et Thomas Paris
pointent les limites d’une approche essentiellement centrée sur la dimension informationnelle [2003, 2008]. Les intermédiaires ou les prescripteurs sont trop souvent envisagés comme « les partenaires d’un échange dont la structure reste
inchangée et qui leur est extérieur », c’est‐à‐dire qu’ils « assurent une fonction de réarrangement du système de production et de commercialisation quand les offres des producteurs et les demandes des consommateurs ne s’ajustent pas spontanément »
[Benghozi et Paris, 2003, p.5]. Partant de ce constat, les deux auteurs proposent une modélisation des marchés à prescription qui prend en compte la compréhension des chaînes de valeur et des relations d’affaires à l’œuvre sur Internet [Benghozi et Paris, 2008], particulièrement intéressante pour tenter d’éclairer le rôle économique des réseaux socionumériques de lecteurs.
Selon eux, le marché de la prescription sur Internet repose sur un réseau d’échanges entre trois groupes : des fournisseurs de biens et de services, des consommateurs et des prescripteurs. Il en découle une organisation articulée autour de trois marchés, qui fonctionnent ensemble et à partir desquels les prescripteurs tirent éventuellement des revenus (voir figure 3) :
• le « marché primaire », « où les consommateurs font un choix parmi une gamme de
produits proposés » [Benghozi et Paris, 2008, p.294]. Sur ce marché, les
prescripteurs peuvent percevoir des commissions sur les transactions opérées ; • le « marché du référencement », « qui organise l'acquisition de biens et la sélection
de l'information entre prescripteurs et offreurs » [Benghozi et Paris, 2008, p.294].
Les prescripteurs sont ici susceptibles de vendre de l’espace publicitaire, des prestations de référencement et des données relatives aux internautes qui fréquentent leurs plateformes ;
d’appréhender le marché de la prescription en ligne dans ses différentes dimensions, et nous ouvre des pistes de réflexion solides quant à notre propre objet d’étude. Il devient dès lors possible d’envisager les réseaux socionumériques de lecteurs sous l’angle des modes de rémunération, des choix stratégiques et des relations entretenues avec les autres intervenants présents sur le marché (lecteurs, maisons d’édition, auteurs, librairies, bibliothèques, etc.). décision (exemple : les détaillants de vin en ligne). L’« évaluation » prend la forme de solutions proposées par le prescripteur au consommateur sur la base de critères qualitatifs ou quantitatifs (exemple : un comparateur de prix), [Benghozi et Paris, 2008].