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Nous avons, au cours de chaque entretien, questionné les journalistes sur les raisons qui les avaient poussés à se spécialiser dans les thématiques LGBT. Tous ont expliqué que leur orientation sexuelle avait joué un rôle essentiel dans cette spécialisation. Certains, parce que cela correspondait à un cheminement personnel, comme Yannick Barbe : « J’ai fait mon coming out vers 18-20 ans, cela

correspondait à une aspiration personnelle de travailler sur ces questions » . 43

D’autres, parce qu’il existait une certaine insatisfaction de voir ces thématiques

Entretien réalisé le 8 avril 2017

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Entretien réalisé le 19 avril 2017

mal abordées dans les médias, comme Marie Kirschen : « En tant que lesbienne,

que femme, que féministe, j’avais une frustration de voir ces sujets peu ou mal traités. Il y avait plein de choses sur le féminisme ou sur les LGBT dont peu de médias mainstream parlaient ou quand ils le faisaient, ils employaient les mauvais termes, corroboraient des clichés… L’idée était de contribuer à changer ça à ma petite échelle ». Mais tous affirment cependant faire passer leur identité 44

journalistique avant leur identité sexuelle, à savoir que le fait d’être gay ou lesbienne n’obscure pas leur jugement et ce qu’ils ont appris dans une école de journalisme ou une rédaction. Suivant les publications où ils travaillent, ils ne s’enferment pas non plus dans le seul traitement de la question homosexuelle. Florian Bardou résume parfaitement cette position :

« Mon orientation sexuelle m’a clairement amené à travailler sur ces questions. Je pense que ça fait partie d’une introspection sur soi, sur ce qu’est le mouvement homosexuel. Forcément quand on est dans une quête identitaire, une fois qu’on a fait son coming out, cette réflexion vient. Après j’ai fait d’autres choix dans la vie active depuis presque trois ans où j’ai essayé de faire autre chose aussi, en terme de sujets, de choix de sujets, pour me permettre d’aller ailleurs. Je pense qu’à terme j’aurais peut-être un peu été malheureux en étant que dans la presse communautaire, je me serais senti enfermé, mais comme on peut se sentir enfermé dans n’importe quel journal. » 45

Faire passer son identité journalistique avant son identité sexuelle va de pair avec la professionnalisation des médias LGBT engagée par Gai Pied, qui contrairement à la revue Arcadie, se voulait être une véritable entreprise de presse. C’est également le cas de Têtu ou Yagg, affirme Yannick Barbe : « Je n’ai

pas travaillé dans le milieu associatif mais dans des entreprises commerciales avec des objectifs commerciaux et des questions liées à “qu’est-ce-que c’est qu’une ligne éditoriale ?”, “comment gagner des lecteurs ?”, “comment gagner des abonnés ?”. Ce dernier reconnaît que malgré le statut commercial de Têtu, en 46

Entretien réalisé le 8 avril 2017

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Entretien réalisé le 28 mars 2017

particulier, une confusion naît parfois dans l’esprit des lecteurs extérieurs au magazine : « Les gens voyaient Têtu à la fois comme un magazine, une

association, un parti politique et un porte-parole qui embrasse tout. C’est un peu dur à porter car on reste une entreprise de presse avec des salariés, des abonnements.»

Le mouvement de polissage engagé par les publications homosexuelles est encore plus visible aujourd’hui avec le retour dans les kiosques de Têtu. Jusqu’à son arrêt en été 2014, le magazine était notamment connu pour ses couvertures ultra-sexuelles qui mettaient en scène les fameux cover boys. Des hommes musclés, parfois célèbres, shootés dans des poses lascives et, transgression ultime, se trouvaient quelquefois être hétérosexuels. Le nageur Florent Manaudou ou le chanteur Matt Pokora se sont, par exemple, prêtés à l’exercice. Dans la nouvelle version bi-trimestrielle de Têtu, les cover boys ont disparu et laisse place à des inconnus. A l’affiche du numéro 213 du magazine, publié le 28 février 2017, Adrian, Nari et Nicolas, respectivement transgenre, lesbienne et gay, illustrent le dossier principal, plus politique, intitulé « A nous ! Vers de nouveaux horizons militants ». En abandonnant ses hommes à moitié nu, qui faisaient partie de l’ancien ADN du titre, le nouveau Têtu s’engage dans un mouvement de « désexualisation » qui traduit une volonté de proposer des contenus plus sérieux et approfondis, et d’enlever l’étiquette de média de « niche » avec un objet journalistique qui se rapproche de plus en plus des médias mainstream. Le nouveau rédacteur en chef de Têtu, Adrien Naselli, 27 ans, affirme dans l’édito du nouveau numéro « Bye bye le cover boy flashé, musclé, huilé. Internet est là pour

ça. Têtu sur papier ne se fera pas le chantre des corps parfaits. » Il ajoute, dans

une interview à Libération : « On a assez vu de mecs bodybuildés en couverture.

Aujourd’hui, on a vocation à montrer des visages d’inconnus, de ceux qui ont survécu à cette Manif pour tous ». Dans le numéro 214, paru au mois d’avril 2017, Têtu continue de dévoiler sa mue à travers un reportage fouillé sur les personnes

LGBT qui prennent la rue pour contester les mesures anti-LGBT du président Donald Trump. Il s’engage aussi dans un format d’interview politique qui permet de confronter les hommes et femmes politiques aux thématiques homosexuelles, avec Emmanuel Macron dans l’édition de mars-avril, et Najat Vallaud-Belkacem dans celle de mai-juin. Têtu nouvelle génération garde sa fonction de défrichage

de l’actualité LGBT tout en gommant certains aspects, comme les cover boys, qui l’enfermait trop dans une niche.

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