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Malgré une littérature abondante à propos de la géophagie humaine, cette pratique reste encore une énigme pour la communauté scientifique (Young 2010; Young et al. 2011). La géophagie est associée à des conséquences positives et négatives sur la santé (Young et al. 2011) ainsi qu’à des causes variées (Abrahams 2010). Historiquement, et encore aujourd’hui, la connaissance scientifique de la géophagie humaine s’articule autour d’un paradoxe : ce comportement est tantôt considéré comme adaptatif, tantôt comme une pathologie mentale (Henry and Matthews Kwong 2003). Que ce soit concernant les primates humains ou non-humains, les chercheurs pointent un manque d’études multidisciplinaires pour affiner la compréhension de la géophagie (Pebsworth, Huffman, et al. 2019; Young et al. 2011). Même si les humains sont capables d’exprimer leurs motivations, les géophages ont tendance à dissimuler leur pratique en présence de chercheurs, à cause des jugements négatifs subis au cours du temps (Young et al. 2011). Actuellement, dans la littérature de la géophagie humaine, l’explication la plus probable et la plus largement admise est celle du traitement des désordres

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intestinaux tels que les nausées, les maux d’estomac et les diarrhées (Abrahams 2010; Young et al. 2011). Ces effets positifs des argiles sur la santé sont connus depuis l’Antiquité (Carretero et al. 2006). Par ailleurs, la consommation d’argiles est aussi observée en période de famine, la terre procurant une sensation de satiété (Aufreiter et al. 1997). Les argiles peuvent également être consommées en association avec des ressources végétales afin d’en modifier le goût. En effet, la terre diminue l’amertume des items et les rend ainsi comestibles. Par exemple, des Indiens en Californie mixent de l’argile avec de la farine de glands pour faire du pain (Johns and Duquette 1991). On a aussi considéré que la terre ingérée serait une source de minéraux pour l’Homme, la géophagie étant alors associée à des carences en fer et en calcium (Abrahams 2010). Depuis l’Antiquité on relie des cas de géophagie à l’anémie, avec des symptômes de pâleur et de faiblesse physique. Cependant aucune évidence de causalité n’a encore été détectée entre besoins minéraux et géophagie (Young et al. 2011). D’ailleurs, parmi les effets négatifs sur la santé, on a relevé qu’une consommation excessive de terre peut engendrer des carences en certains minéraux (Carretero et al. 2006; Young and Miller 2019), illustrant la complexité du comportement. La géophagie peut également favoriser des infestations parasitaires, lorsque la terre sélectionnée n’est pas cuite par exemple, telles que l’ascaridiose et la trichocéphalose, via l’ingestion de terre contaminée par des fèces contenant respectivement des œufs d’Ascaris lumbricoides et de Trichuris trichiura (Abrahams 2010). Toutefois, même dans ces cas-là, la géophagie perdure, souvent grâce aux croyances et traditions locales (e.g., la terre est associée à la fertilité, à la patrie) (Abrahams 2010).

1.5.2 Chez les primates non-humains

Chez les primates non-humains, les hypothèses relatives à la fonction de la géophagie sont nombreuses et non-exclusives (Krishnamani and Mahaney 2000). Une récente revue de la littérature (Pebsworth, Huffman, et al. 2019) en facilite la compréhension en les regroupant en deux types : une première hypothèse de protection et une seconde de supplémentation. Il est intéressant de noter que, comme pour la géophagie humaine, les causes semblent variées et difficiles à mettre en évidence : une fonction est proposée dans seulement 43% des 287 publications comptabilisées (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). De cette proportion des publications, l’hypothèse de protection seule est retenue dans 25% des cas et l’hypothèse de supplémentation seule est retenue dans 32% des cas. On admet souvent que plusieurs explications peuvent éclairer la fonction de la géophagie, selon les conditions environnementales et les espèces. Ces deux types d’hypothèses sont développés ci-dessous. L’hypothèse du comportement non adaptatif sert d’hypothèse nulle, i.e. la géophagie n’apporte aucun bénéfice physiologique, voire, a un impact négatif sur l’individu (e.g., infections via des bactéries ou virus, ingestion de métaux lourds, inhibition de l’absorption du fer). Elle est peu abordée et peu retenue par les chercheurs (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). La géophagie chez les primates est généralement considérée comme un comportement d’automédication (Huffman 1997; Krief 2003; Lozano 1998; Rostron 2014). L’automédication désigne l’utilisation par les animaux de certaines plantes et de certains

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items non nutritifs pour se soigner (Huffman 1997), soit l’utilisation d’unsual and bioactive foods (UBF) (Masi et al. 2012). Ce sont des ressources non habituelles, rarement consommées, peu ou pas du tout nutritives, et dotées de propriétés médicinales (Masi et al. 2012). Ces ressources comprennent : des items végétaux particuliers, de la terre, des feuilles mortes, de l’écorce, du bois en décomposition. Les individus les utilisent pour se maintenir en bonne santé, prévenir une maladie ou pour s’en soigner (Krief 2003; Masi et al. 2012). La terre pourrait également jouer un rôle catalyseur lorsqu’elle est ingérée avec des ressources végétales aux propriétés médicinales. Il s’agit d’un effet galénique. Par exemple, chez les chimpanzés, la terre ingérée accroit l’efficacité des molécules bioactives des feuilles de Trichilia rubescens contre le paludisme (Klein et al. 2008). La terre peut aussi diminuer l’amertume d’items consommés simultanément et les rendre ainsi plus digestes, comme il a été montré chez les humains.

1.5.2.1 Hypothèse de supplémentation

L’hypothèse de supplémentation stipule que la terre ingérée fournit à l’individu des éléments essentiels qu’il ne trouverait pas dans d’autres ressources de son régime alimentaire. Les géophages seraient donc carencés en éléments essentiels. De telles déficiences ont un impact négatif sur la santé et le bien-être des primates, pouvant réduire leur croissance, leurs capacités reproductives et leur résistance aux pathogènes (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). Cependant, les besoins en nutriments et en éléments essentiels comme les minéraux sont peu connus chez les primates (NRC 2003). Les éléments ciblés dans les analyses de sols (réalisées dans ± 25% des publications) sont : As, B, Ba, Br, Ca, Cl, Cr, Cu, Fe, K, Mn, Mg, N, Na, P, S et Zn. L’hypothèse de supplémentation est communément retenue pour les primates lorsque la quantité d’un élément donné dans la terre ingérée est supérieure à celle mise en évidence dans les sols contrôles. Ces contrôles sont collectés et analysés dans seulement 20% des publications. Les sols consommés contiennent souvent de plus grandes quantités de Ca, Na et K (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). Par exemple, l’orang outan (Pongo pygmaeus) consomme de la terre riche en calcium, magnésium, potassium et sodium et l’hypothèse de supplémentation est retenue pour ce comportement (Matsubayashi et al. 2007; Matsuda et al. 2014). Toutefois, dans les études de la géophagie des primates en général, la biodisponibilité, i.e. « la fraction de la substance qui est soluble dans l’environnement gastro-intestinal et disponible pour l’absorption » (Paustenbach, 2000, p.186), est rarement analysée (Pebsworth, Huffman, et al. 2019; Young et al. 2011). Ce qui est problématique car, dès lors, la quantité de microéléments utilisables par l’individu est surestimée (Wilson 2003). Il a été mis en évidence que de la terre consommée par des populations humaines, en Tanzanie et en Ouganda, bien que riche en fer total, contient en fait très peu de fer biodisponible pour l’organisme. De plus, ces argiles peuvent inhiber l’absorption du fer des aliments consommés (Seim et al. 2013). Une étude similaire réalisée avec de la terre ingérée par les babouins (Papio hamadryas ursinus) montre que les échantillons sont pauvres en fer biodisponible, suggérant que la supplémentation en fer n’expliquerait pas la géophagie des individus (Pebsworth et al. 2013).

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1.5.2.2 Hypothèse de protection

L’hypothèse de protection comprend deux volets d’explications de la géophagie. Elle stipule premièrement que la terre ingérée protègerait l’individu d’infestations endoparasitaires, et, deuxièmement, que la terre ingérée protègerait des désordres gastro-intestinaux dus à l’ingestion de composés secondaires contenus dans les ressources végétales, lesquels peuvent être toxiques pour l’individu (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). Dans le premier cas, la géophagie serait pratiquée principalement lorsque les parasites sont plus abondants dans l’environnement, rendant le risque d’infestation plus élevé (Pebsworth, Huffman, et al. 2019). Par exemple, Knezevich (1998) a mis en évidence que malgré l’infection parasitaire via Trichuris trichiura, Balantidium coli et Strongyloides fuelleborni de la majorité des invididus d’un groupe de Macaca mulatta, la diarrhée était rarement observée. La géophagie, pratiquée par la plupart des macaques, contrebalancerait les effets négatifs liés à la charge parasitaire (Knezevich 1998). Dans le second cas couvert par l’hypothèse de protection, la géophagie serait pratiquée pour se protéger des effets des composés secondaires présents dans les ressources végétales consommées. Ces composés sont des défenses chimiques élaborées par les plantes pour lutter contre les prédateurs, tant insectes que mammifères (Ta et al. 2018). Les alcaloïdes, les terpènes et les phénols (incluant les tanins) appartiennent à cette classe de composés et ont un impact direct sur les primates. Ils sont perçus comme amers, âcres et peuvent causer des troubles gastro-intestinaux, perturber le métabolisme ou encore inhiber la digestion (Ta et al. 2018). Les primates géophages sont autant frugivores que folivores. Les composés secondaires sont présents dans les feuilles, mais aussi dans les fruits et les graines. Leur quantité et qualité varient entre les espèces végétales, entre les ressources alimentaires végétales, selon la maturité de l’item et les saisons. En général, leur concentration est plus importante dans les feuilles et en saison sèche (Glander 1982). Les primates les plus fragiles par rapport aux composés secondaires sont les frugivores. Ils possèdent un simple estomac et un simple processus de digestion (NRC 2003) (Fig. 7a). Les folivores, quant à eux, présentent des adaptations physiologiques et morphologiques, au niveau du système digestif, comme un estomac spécialisé où règne un environnement alcalin permettant la présence d’une microflore qui assure, via la fermentation, la dégradation et l’élimination de toxines facilitant la digestion des toxines (Lambert 1998; NRC 2003) (Fig. 7b). De plus, les primates doivent faire face à des environnements changeants en termes de disponibilité, de quantité et de qualité des ressources alimentaires. Leur consommation en items de faible qualité nutritive augmente lorsque les ressources préférées se font rares. La géophagie serait donc une stratégie utilisée lors de périodes de plus forte consommation d’items plus riches en composés secondaires (les feuilles). Plusieurs publications illustrent cette tendance, chez le singe araignée à ventre blanc et le singe hurleur roux (Ateles belzebuth et Alouatta seniculus ; Blake et al. 2010), le tamarin à moustaches (Saguinus mystax ; Heymann and Hartmann, 1991), le gorille des montagnes (Gorilla beringei beringei ; Mahaney et al. 1995), le titi masqué (Callicebus personatus melanochir ; Müller et al. 1997) ou encore le saki noir (Chiropotes satanas ; Veiga and Ferrari 2007).