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4. RÉSULTATS

4.2. Hypothèse de l’entre-soi

Il avait été suggéré que le touriste en situation de handicap pouvait avoir comme projet de rester entre soi afin de minimiser les barrières environnementales, soit les barrières architecturales, naturelles et de transport mais aussi les attitudinal barriers. Ainsi uniquement entourés de personnes ressources et d’acteurs facilitants, les touristes en situation de handicap pourraient accéder à la recréation, débarrassés des nombreux obstacles rencontrés au quotidien et vivant temporairement dans un milieu favorisant un sentiment de liberté accru.

Une des premières observations qui peut être faite concernant cette hypothèse est qu’aucune des personnes interviewées n’a évoqué spontanément des voyages de type entre-soi. ’est-à-dire que durant la première question très ouverte, qui permettait aux individus de parler de leur expérience de touriste en général, soit de leur dernières vacances ou de vacances qui les avaient marqués, aucun n’a évoqué une expérience de tourisme sectoriel. Ainsi, même si la suite des entretiens a permis de comprendre que certains individus partaient essentiellement en vacances avec des groupes spécialisés, ceux-ci n’évoquaient pas dans cette première question introductive des expériences sectorielles. Aussi, ce fait pourrait montrer qu’il est plus valorisant pour les personnes en situation de handicap de raconter des types de vacances qui témoignent d’un certain degré d’indépendance plutôt que de séjours encadrés de la première à la dernière heure. Cependant, une fois cette première question et les questions plus précises amorcées, il a été clair que certains individus avaient bien des projets de type entre-soi.

Toutefois, l’hypothèse doit être remodelée quelque peu. Par exemple, très peu d’éléments permettent de dire que les personnes partent en groupe parce qu’elles peuvent apprendre d’autres personnes en situation de handicap similaire ou parce qu’il y a une dynamique de « normalisation en cercle » (Goffman 1975). Se retrouver pour de jeunes touristes dans des séjours sectoriels avec un grand nombre de personnes plus âgées, voire beaucoup plus âgées, a par exemple eu un effet rédhibitoire pour certains des individus interrogés. Les raisons principales avancées par les touristes déficients viennent plutôt de l’organisation qui serait rassurante puisque très planifiée, comme le montre l’extrait du témoignage ci-dessous. FB, 32 ans, placé en atelier de réinsertion sociale au moment de l’interview et aveugle de naissance, part en vacances principalement avec des groupes spécialisés : « Toutes les vacances que j'ai faites c'était impeccable. Oui avec la FSA, c'est organisé tout

de A à Z, on sait ce qu'on fait lundi, mardi, etc...Ouais moi j'aime bien ça me rassure »29. A noter également que lorsqu'il s'agissait de vacances sportives, les touristes en situation de handicap interrogées privilégiaient en général les vacances sectorielles. D'une part parce que le matériel et les techniques de corps à acquérir demandent une attention plus spécialisée, voire une intervention humaine (guide pour les voyages en tandem par exemple) mais d'autre part certainement aussi parce que la question du rythme et de la performance entre en jeu. Parce que le rythme des valides (nous y reviendrons plus tard) ne permet pas aux personnes déficientes d’être dans la course.

Cependant, dans un grand nombre de témoignages recueillis, les individus ont une vision plutôt négative du tourisme sectoriel ou intégré mais avec un risque d’entre-soi, et plusieurs réactions de rejets, parfois très fortes, ont été mises au jour.

29 Entretien avec FB du 04.06.2013. Comme cela a déjà été mentionné, au début de l’entretien, FB a parlé de deux voyages en duo à Paris et à Marrakech plutôt que de ces voyages avec la Fédération suisse des aveugles et malvoyants.

Le rejet, la distanciation

es individus qui disposent d’un large champ des possibles dans leur élaboration de projets ont parfois témoigné d’une attitude de rejet concernant les politiques de labellisation et contre les conditions qui mènent à des situations d’entre-soi. Plusieurs témoignages, qui illustrent ces propos, ont ainsi été recueillis. Celui de JMM30, directeur d’une association en faveur d’enfants aveugles en Afrique et lui-même aveugle depuis un très jeune âge, est particulièrement fort et représentatif de cette attitude de rejet, d’un souhait de distanciation à l’opposé de l’entre-soi. e fait qu’il utilise le terme de ghetto est particulièrement fort.

Ce terme de ghetto se retrouve par ailleurs dans les propos tenus par MT31, jeune femme assistante sociale, qui se déplace en fauteuil roulant et qui, comme cela a déjà été présenté plus tôt, prévoit de donner plus d’importance à la question de l’accessibilité dans ses prochains voyages suite à une expérience positive dans un camping avec des caravanes adaptées. Elle pointe toutefois l’importance de ne pas se retrouver dans une situation d’entre-soi.

30 Entretien avec JMM du 03.06.2013 3131

Entretien avec MT du 20.09.2013

« Non alors franchement je m'en fous des labels ! Ca sert à rien! Et puis je ne vais certainement pas aller dans des endroits où je suis sûr de tomber sur des handicapés ! C'est déjà comme ça toute l'année puisque je travaille avec eux tout le temps ! Non et puis ça me met comme dans un ghetto. Je suis assez réticent, je me sens mal par rapport à ça, je ne sais pas c'est comme si on me disait « tu devrais être content, on a tout fait pour toi ». Après je suis réticent pour moi mais je ne veux pas critiquer (…) parce que bien sûr je connais des gens qui vont faire en fonction de ça, j'imagine que ça les rassure. Mais moi ça m'enferme, psychologiquement je veux dire. Si je dois dépendre je préfère dépendre complètement plutôt qu'à moitié (…) C'est des magouilles souvent ces labels, on nous instrumentalise pour faire des études, non ça me rend mal à l'aise ! ».

Une opinion plus mesurée nous a également été livrée par AG32, jeune femme qui part en vacances avec son compagnon paraplégique, avec qui elle offre par ailleurs des services d’accompagnement et de location de matériel adapté pour des activités en montagne. Rencontrant un grand nombre de personnes en situation de handicap diverses durant ses activités professionnelles, elle a également pointé ce fait en relatant les propos de certains de ses clients.

Ces attitudes de rejet peuvent être reliées à la question de la distanciation au rôle, primordiale pour la recréation comme cela a été montré dans la problématique. Ainsi, les conditions de l’entre-soi ne permettent pas une distanciation au handicap puisque les individus sont entourés de personnes miroirs qui leur renvoient leur situation de handicap. Ce rejet peut mener à des pratiques permettant la distanciation. Ainsi, un nombre

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Entretien avec AG du 09.09.2013

« Il y a aussi des gens qui vont choisir leurs vacances sur un catalogue entre guillemets adapté, d’autres qui vont partir à l’aventure. (…) il y a des gens qu’on connaît qui se sont dits : « je veux partir dans un endroit accessible », du coup ils ont trouvé un endroit vraiment super adapté par rapport au handicap…et puis ils ont pas vraiment apprécié parce que justement c’était tout adapté, en fait il y avait plein d’autres handicapés et c’était pas forcément leur but ou leur envie quoi ».

« Pour moi il y a un truc qui est important, c’est que j’ai pas envie de me retrouver dans un endroit où il y a que des personnes en chaise roulante parce que si c’est un endroit qui est tout accessible mais que on est mis dans des cases entre guillemets parce qu’il n’y a que des gens en chaise roulante, je risque de pas aller là et plutôt d’aller là où c’est pas accessible parce que sinon j’appelle pas ça de l’intégration ! Et puis surtout que la plupart du temps dans la vie de tous les jours je suis avec des personnes valides donc ça m’intéresse pas d’aller dans un endroit où il y a que des personnes avec un handicap ».

significatif de blogs relatant des pratiques extraordinaires faites par des personnes ou groupe de personnes en situation de handicap dénotent de cette volonté. On peut par exemple aisément trouver des récits de pratiques extrêmes dans des lieux extrêmes (faire le tour du monde en fauteuil roulant, plonger en zone polaire au Groenland, relier des continents à la nage, etc.). Les termes employés par ces voyageurs dans leurs blogs ou dans les articles sont révélateurs puisque des variations d’expressions telles que rien n’est impossible », « avec de la volonté, tout est possible », « se surpasser » ou encore « surpasser les barrières/ les frontières » reviennent sans cesse dans les récits. Sur un forum, on trouve même la formule suivante : « j’entreprends de continuer à compliquer un peu à chaque fois mes voyages »33. Ce dernier témoignage permet de confirmer le fait que passer par dessus des obstacles, parce que cela représente un défi, permet cette distanciation. Cependant, on pourrait affirmer que le simple fait de partir consiste en lui-même d’une logique de distanciation. En effet, on pourrait avancer que le simple fait de voyager, d’être mobile, va à l’encontre de l’image sociétale des personnes en situation de handicap. Même si les séjours sectoriels ne permettent pas de donner une image d’un soi relativement indépendant, le simple fait de voyager est à l’opposé de l’image d’immobilité, d’incapacité et de passivité des personnes en situation de handicap.

Ainsi, l’examen de cette hypothèse a surtout conduit à une identification de comportements opposés, d’attitudes de rejet. Ceci a toutefois permis de saisir que la question de la mise en scène de soi était possible pour les touristes en situation de handicap par des pratiques extrêmes, mais aussi simplement par le seul fait d’être mobile. Les entretiens ont permis de comprendre que les projets de type « adéquation géographique », ne pouvaient être développé que sous certaines conditions, comme cela sera démontré dans la partie suivante.

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