• Aucun résultat trouvé

HOSTILITÉS FÉMININES : CLÉOPÂTRE CONTRE OCTAVIE

CONTRE-MODÈLE

CHAPITRE 5 HOSTILITÉS FÉMININES : CLÉOPÂTRE CONTRE OCTAVIE

La tragédie amoureuse de Marc Antoine et Cléopâtre est enrichie par la présence d’une tierce figure, celle d’Octavie, qui est l’épouse légitime du général romain et la sœur d’Octave. Le trio renvoie ainsi à celui de Jason, Médée et Créüse / Glaucé ou annonce celui de Phèdre, Hippolyte et Aricie, même si la configuration de ces personnages diverge, car Hippolyte n’entretient aucun relation avec Phèdre et car la fiancée du jeune homme est une pure invention de Racine. Octavie en revanche est une virtualité inscrite au cœur même de l’Histoire : si elle n’intègre le personnel dramatique français qu’avec Mairet1

, elle est évoquée dans toutes les pièces du corpus, dès la tragédie inaugurale de Jodelle. Ce personnage n’est donc mis sur la scène que dans les œuvres de Mairet et de La Chapelle, qui invente pour sa part la confrontation avec Cléopâtre. Le premier la fait apparaître dans deux scènes seulement, où elle converse avec son mari puis avec son frère. Dans la deuxième tragédie, elle apparaît onze fois et ses interlocuteurs sont nombreux.

D’un point de vue dramaturgique, Octavie incarne un obstacle extérieur : au charme sombre de Cléopâtre, elle oppose une vertu pure et douce, à la fois conciliante et

1Samuel Brandon, en 1598, fait d’Octavie son personnage éponyme dans la tragédie The Virtuous

Octavia.

Samuel BRANDON, The Virtuous Octavia, 1598, [Reprod. en fac-sim.], London, Malone Society, « The

bienveillante. Elle n’est pas seulement un élément du triangle amoureux, mais un contre-modèle féminin, aux antipodes du personnage de la reine Lagide1. Dans la tragédie de La Chapelle, elle sera même investie d’une image politique symbolique puisqu’elle remplacera Octave sur scène. Toutefois, la venue d’Octavie à Alexandrie avant le suicide des amants n’est pas historiquement attestée. Elle est une invention dramaturgique ingénieuse – moins audacieuse que celle de Racine qui crée de toutes pièces le personnage d’Aricie – qui vient amplifier le conflit tragique et les affrontements. Mairet lui-même souligne son audace d’avoir dépassé l’Histoire :

le vray-semblable appartient proprement au Poëte, et le veritable à l’Historien. C’est ainsi qu’avec une hardiesse qui passe au delà de l’Histoire, j’introduis Octavie dans la Tragedie de Marc Antoine, et que par une autre qui va mesme contre l’Histoire, je fais mourir Massinisse sur le corps de Sophonisbe, ayant voulu redresser et embellir le naturel de ce Heros par une action qu’il ne fit pas à la verité, mais qu’il devroit avoir faite.2

Enfin, le personnage d’Octavie répond aux exigences aristotéliciennes de « surgissement de violences au cœur des alliances3

» ; elle renforce l’effet produit par l’opposition entre Antoine et Octave :

la rivalité entre les deux prétendants à l’empire est d’autant plus féroce qu’ils ont été amis, et qu’ils sont beaux-frères : en s’alliant avec l’Égypte Antoine n’a pas seulement trahi sa nation, il a rompu les liens personnels qui l’unissaient à Octave, dont il a bafoué l’honneur familial en abandonnant Octavie pour Cléopâtre. Le ressentiment d’Octave se dissipe avec la mort de son rival, mais il poursuivra jusqu’au bout de sa haine celle qui l’a dressé contre lui, et qui a humilié sa sœur.4

Il convient de s’interroger sur l’opposition entre les deux conceptions de la féminité représentées par Cléopâtre et par Octavie, avant d’envisager leur rivalité amoureuse ; enfin, la fonction politique de la sœur d’Octave méritera notre attention en ce qu’elle vient parfaire le portrait du personnage et accroître la tension tragique.

1La thèse de Raymond Lebègue est dès lors contestable quand il affirme que « Maladroitement, il divise

l’intérêt entre Cléopâtre et Octavie ».

Robert GARNIER, Marc Antoine Hippolyte, éd. Raymond Lebègue, op. cit., p. 219.

2Jean MAIRET, « Advertissement », L’Illustre Corsaire, tragicomédie de Mairet, Paris, A. Courbé, 1640,

NP 5.

3ARISTOTE, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc, Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 81. 4Florence DOBBY-POIRSON, Le Pathétique dans le théâtre de Robert Garnier, op. cit., p. 138.

Du conflit moral à la psychomachie

« Octavienne a le nom de l’espouse1

» : le conflit qui oppose Cléopâtre et Octavie est avant tout celui de la femme légitime et de la maîtresse :

Mairet introduit Octavie, femme répudiée d’Antoine. Elle représente la tendresse et la fidélité conjugale, à côté de Cléopâtre qui représente non pas le plaisir, […] mais la passion désordonnée et fatale, l’indomptable amour qui tient à la fois des sens, de l’imagination et du cœur. 2

Toutefois, l’épouse d’Antoine fait valoir un mariage arrangé, qui sert des intérêts politiques, tandis que l’amour qui unit les amants est un sentiment sincère.

Marc Antoine crée une rivalité entre ces deux figures quand il quitte Rome pour Alexandrie :

En cela mesmement que pour ceste amour mienne On luy veit delaisser l’Octavienne sienne ?3

Dans la pièce de Garnier, Octavie est présentée avant tout comme la mère des enfants d’Antoine ; bien que Cléopâtre ait également donné la vie à trois enfants, sa rivale est mue par un sentiment maternel4

qui semble plus fort :

et ce pendant n’as cure De ta femme Octavie, et de sa geniture : De qui le long mespris aiguise contre toy Les armes de Cesar, qui te donnent la loy.5

Ces enfants sont en effet le fruit d’un pacte politique entre Antoine et la sœur d’Octave, qui vise à pérenniser leur alliance et à éviter tout affrontement. Non seulement l’ancien triumvir est coupable d’adultère, de surcroît avec une reine étrangère orientale, mais il se complaît dans cette dérive et n’entend pas revenir à une conduite plus sage, comme le souligne Mairet :

Sans doute elle prétend que je quitte ma Reine, Mais sa prétention est ridicule et vaine.6

Antoine se place ainsi en criminel non repenti et mérite à ce titre un châtiment.

1Étienne JODELLE, Cléopâtre captive, op. cit., v. 989.

2Gaston BIZOS, Étude sur la vie et les œuvres de Jean de Mairet [1890], op. cit., p. 247. 3Étienne JODELLE, Cléopâtre captive, op. cit., v. 219-220.

4Voir l’étude « La question de la maternité : Cléopâtre face à ses enfants », infra p. 140-147. 5Robert GARNIER, Théâtre complet, tome IV « Marc Antoine », op. cit., v. 121-124.

Cette dimension est mise en relief par Jodelle quand l’Ombre d’Antoine se lamente sur sa sombre déchéance, qu’elle attribue à la faute commise envers sa famille :

Or pour punir ce crime horriblement infame, D’avoir banni les miens, et rejetté ma femme1

En premier lieu, Octavie est donc présentée comme un contrepoint ; elle s’oppose également, en tant que Romaine, à l’ennemie égyptienne et ce deuxième antagonisme en induit un troisième : moralement, un conflit entre la vertu romaine et le vice oriental se met en place. Il ne s’agit guère ici de revenir sur les vices attribués à Cléopâtre mais de brosser le portrait favorable, presque inattaquable, d’Octavie.

Elle incarne d’abord le modèle de la parfaite épouse, notamment dans la tragédie de Montreux quand Arée évoque « le legitime amour de sa pudique femme2 » ou quand César stigmatise l’infidélité honteuse d’Antoine, qui a délaissé Octavie pour Cléopâtre :

Luy qui quitta ma sœur, son espouse fidelle, Vertueuse, constante, et dessus toutes belle, Pour aimer Cleopatre, une femme sans foy3

La sœur d’Octave est nécessairement présentée comme une femme de grande beauté, faute de quoi elle n’aurait pu rivaliser avec l’Égyptienne. La Chapelle reprend également le motif de la conjugalité et y ajoute celui de la maternité :

De la chaste Octavie acceptez le secours ; Rendez à son amour un Epoux qu’elle adore Un Pere à vos Enfans, vous le pouvez encore.4

Ce dramaturge est en effet celui qui insiste le plus sur les enfants de ce couple légitime ; il présente Octavie comme une mère éplorée, prête à tous les sacrifices pour préserver les fruits de son union passée :

Restes infortunez d’une Race ennemie,

Ils n’auront que mes pleurs pour conserver leur vie. Seigneur, vous le pouvez, sauvez-les, sauvez-vous, Et pour vous, et pour eux, j’embrasse vos genoux.5

Son charme et sa vertu parviennent même à troubler Antoine, dans la pièce de

1Étienne JODELLE, Cléopâtre captive, op. cit., v. 113-114. 2Nicolas de MONTREUX, « Cleopatre », op. cit., v. 824. 3Ibid., v. 707-709.

4Jean de LA CHAPELLE, Cléopâtre tragédie, op. cit., v. 212-214. 5Ibid., v. 285-288.

Mairet1 :

Ô Dieux ! je suis d’accord que mon ingratitude Ne se peut expier d’un supplice assez rude, Et que je ne vaux pas qu’un cœur si généreux Illustre de ses soins mon destin malheureux. Ô beauté si parfaite, et si persécutée,

Pourquoi mes longs mespris ne t’ont-ils rebutée, Plutôt que de m’emplir en cette occasion, De honte, de remords, et de confusion ?

Mais la voici qui vient, ah ! Dieux, comme le trouble, A ce modeste objet, en mon âme redouble.2

Cette tirade d’Antoine est extrêmement riche et signifiante : la forme du monologue vient déjà rappeler que de tels propos ne pouvaient être entendus d’un tiers. En effet, le mari ne quittera pas sa maîtresse pour sa femme et cette tirade solitaire est ainsi perçue comme un instant d’égarement. Octavie est présentée comme une épouse parfaite, qui s’illustre par sa beauté, sa bienveillance et sa constance : si Antoine est troublé, c’est vraisemblablement sous l’effet du repentir. Cette contrition est accentuée par le désespoir de l’épouse :

Faut-il que ma constance, aux travaux invincible, Soit une occasion de vous rendre insensible, Ou que vous négligiez de finir mon tourment, Pour ce que j’ai le don d’endurer constamment ?3

Ce qui est en jeu, c’est la quête du bien-être : à la relation passionnelle avec Cléopâtre s’oppose la tranquille vie conjugale avec Octavie. Antoine est conduit à regretter cette calme félicité que lui offrait sa vie à Rome :

Ô miracle d’hymen, tant de fois éprouvé, Qui m’as toujours prédit ce qui m’est arrivé, Si je t’eusse peu croire, ô fidèle Octavie,

Que ton sort, et le mien, seraient dignes d’envie.4

Même les défauts d’Octavie n’en sont pas, puisqu’elle semble exempte de tout

1« Ne trouvant donc pas chez son héroïne l’intensité qu’il recherche, Mairet se sent obligé de redoubler la

leçon de fidélité et de constance conjugales, en introduisant le personnage d’Octavie, femme d’Antoine – geste presque unique dans toute la tradition littéraire. Rien n’entrave ici l’idéalisation, puisqu’Octavie relève de l’invention et non pas de l’histoire ou de la tradition. Superflue sur le plan de l’action […] [Octavie] est une sainte et risque en tant que tel d’éclipser l’héroïne, incapable de la dépasser en fidélité et de se martyriser à ce point. »

Philip TOMLINSON, « Le Personnage de Cléopâtre chez Mairet et Corneille », op. cit., p. 72.

2Jean MAIRET, « Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre », op. cit., v. 473-482. 3Ibid., v. 577-580.

sentiment négatif, de toute rancœur :

ANTOINE

Après que nous l’avons pour une autre laissée, Et dans notre divorce indignement chassée Et de notre Province, et de notre Maison, Elle nous doit haïr avec trop de raison, Et garder contre nous ce désir de vengeance, Dont un cœur offensé tire son allégeance.

LUCILE

Une autre qu’Octavie en userait ainsi, C’est pourquoi sa bonté mérite plus aussi : C’est en quoi la vertu de cette âme héroïque Se montre d’autant plus en son espèce unique, Qu’étant d’une beauté sans reproche et sans prix, Elle a pu sans murmure endurer vos mépris.1

La vraisemblance des caractères laisse supposer à Antoine que son épouse abandonnée et humiliée chercherait à châtier sa trahison : mais Octavie est une femme d’exception, dont la grandeur quasi épique interdit tout désir de punition. Elle fait finalement figure de martyre, qui souffre sans ressentiment et se prépare à sauver son bourreau. Dans la tragédie de La Chapelle, Antoine finit par accuser Octavie d’être trop vertueuse et de lui causer par là d’irréparables torts :

ANTOINE

Mais c’est dans leurs esprits vous qui m’avez perdu. OCTAVIE

Moy ?

ANTOINE

Vous, dont la vertu malgré mes injustices, Attachée à mon sort, fait éclater mes vices ; Vous, qui me déplorant, au lieu de me hayr, M’avez pû oublier, quand j’ay sçeu vous trahir2

En somme, Octavie crée un effet de contraste accablant en soulignant sa propre vertu, à nulle autre égale, et les fautes commises par Antoine à son encontre3

. Belle, douce, généreuse et aimable, la sœur d’Octave apparaît donc comme un parangon de

1Ibid., v. 409-420.

2Jean de LA CHAPELLE, Cléopâtre tragédie, op. cit., v. 260-264.

3Dans la tragédie de Shakespeare, Octavie a un double visage. D’après le messager de Cléopâtre, elle est

une beauté froide tandis qu’Agrippa en fait un portrait très élogieux :

« whose beauty claims / No worse a husband than the best of men ; / Whose virtue and whose general

graces speak / That which none else can utter »

[elle dont la beauté ne réclame / Pas moins que le meilleur des hommes pour mari ; Dont la vertu et les attraits de tous ordres expriment / Ce que nulle autre ne peut dire.]

William SHAKESPEARE, « The Tragedy of Antony and Cleopatra », op. cit., II. 2 v. 133-136.

Voir l’annexe sur Shakespeare, infra p. 392-407.

vertu, dès la pièce de Jodelle, où elle intègre le rang des femmes illustres :

Ma femme Octavienne honneur des autres Dames Et mes mollets enfans je vins chasser arriere1

Mairet surenchérit jusqu’à la divinisation des qualités de cette épouse :

Vraiment cette Princesse est le parfait exemple De toutes les vertus les plus dignes d’un temple.2

L’éloge en actes d’Octavie atteint son apogée quand elle déclare, dans la tragédie de La Chapelle, qu’elle va s’employer à sauver en même temps son mari indigne et sa rivale triomphante, prouvant ainsi sa dignité d’épouse romaine :

Vous parlez en Amante, et moy j’agis en Femme. Je vous quitte, et je vais malgré vous, malgré luy, Madame, vous sauver l’un et l’autre aujourd’huy.3

C’est un véritable combat du vice et de la vertu que cette rivalité entre les deux femmes : Octavie, qui incarne la vertu, a été délaissée pour la vicieuse Cléopâtre, indigne des honneurs qui lui sont offerts. L’issue révoltante de ce conflit qui n’est pas sans faire penser à une psychomachie nécessite, d’un point de vue moral, réparation. Une deuxième bataille commence alors et vient rendre moins fort ce contraste : quand il est question de sentiments, les deux femmes se dévoilent et semblent tout aussi inquiètes l’une que l’autre.

Rivalité amoureuse et affrontement

En digne femme aimante, conformément à la bienséance, Octavie, malgré la bonté qu’on lui accorde traditionnellement, est jalouse de Cléopâtre ; mais cette rivalité n’engendre que des inquiétudes et des amertumes, sans jamais susciter d’élans condamnables. Remarquons cependant que seul Mairet développe cet aspect de la personnalité d’Octavie, totalement ignoré par La Chapelle.

La femme délaissée met d’abord en avant ses atouts physiques, qui avaient su

1Étienne JODELLE, Cléopâtre captive, op. cit., v. 106-107.

2Jean MAIRET, « Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre », op. cit., v. 1711-1712. 3Jean de LA CHAPELLE, Cléopâtre tragédie, op. cit., v. 502-504.

séduire Antoine :

J’étais pourvue encor de ces mêmes appas, Que vos yeux autrefois ne méprisèrent pas.1

Quelques vers plus tard, elle souligne sa vertu puisqu’en dépit de la douleur insoutenable provoquée par cette trahison, elle demeure révérencieuse à l’égard de Cléopâtre :

J’obéis sans murmure, et ma douleur extrême Eut encor du respect pour ma rivale même2

Malgré tout, sa détresse engendre un unique élan d’indignation :

Ô Dieux ! si votre Reine, une fois en sa vie, Eprouvait les malheurs dont la mienne est suivie, Je ne sais si son cœur, que vous croyez si haut, Ne succomberait point dès le premier assaut, Ou s’il pourrait souffrir pour une amour nouvelle, Les injustes mépris que j’ai soufferts pour elle ; Elle qui s’enfuit du combat d’Actium,

Ose-t-elle parler de son affection ?3

La colère d’Octavie éclate contre la reine égyptienne, coupable de s’être enfuie pendant la bataille navale de -31 et soupçonnée d’un amour opportuniste, qui ne résisterait guère à la trahison, à l’infortune. Cette tirade confère plus de profondeur au personnage de l’épouse parfaite, capable d’excès et dont le caractère est plus vraisemblable.

De son côté, Cléopâtre aussi ressent de la jalousie et quitte son image de femme froide et calculatrice : à son tour, elle est en proie à la faiblesse, à l’inquiétude et au doute. Ainsi, dans la pièce de Garnier :

ayant l’ame saisie, A mon tresgrand malheur d’ardente jalousie : Par-ce que je craignois que mon Antoine absent Reprint son Octavie, et m’allast delaissant.4

La reine doute de sa force de séduction et craint d’être abandonnée, ce qui accrédite la thèse d’une Cléopâtre sincèrement éprise d’Antoine. La Chapelle reprend

1Jean MAIRET, « Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre », op. cit., v. 503-504. 2Ibid., v. 525-526.

3Ibid., v. 585-592.

4Robert GARNIER, Théâtre complet, tome IV « Marc Antoine », op. cit., v. 463-466.

d’ailleurs cette idée et invente même un faux coup de théâtre quand Iras déclare :

On dit qu’en faveur d’Octavie, Il vous quitte, Madame, et ces Lieux pour jamais, Les Romains à ce prix consentent à la Paix.1

Pour dynamiser l’action tragique – la praxis – les dramaturges du « Grand Siècle » font connaître à leurs personnages divers sursauts d’espoir ou des menaces de retournement. Ici, l’annonce est fausse, Antoine ne quitte pas la reine pour rejoindre son épouse, mais cette information laisse Cléopâtre stupéfaite. En outre, ce revirement précède et justifie la scène inventée par La Chapelle, celle de la confrontation directe entre les deux femmes. Ainsi le dramaturge met-il en valeur son originalité : l’affrontement verbal des deux rivales est amplifié par cette nouvelle qui renforce la colère de Cléopâtre :

Vient-elle triomphante en superbe Romaine, Fière de sa victoire, insulter une Reyne ?2

À la scène suivante, Octavie paraît et les deux femmes se livrent à une bataille verbale dans laquelle la rhétorique est fortement mise à contribution. En voici quelques extraits :

OCTAVIE

Madame, ce n’est point une fureur jalouse, Qui d’Antoine à vos yeux fait paraître l’Epouse. Vous ne m’entendrez point d’injurieux discours, De reproches sanglants accabler vos amours. […]

Ce faste, cet éclat, qui suivait sa tendresse,

Ces honneurs plus qu’humaines que vous rendait la Grèce, Cet Encens, ces Autels, ces noms ambitieux,

Ces Ornements pareils à ceux qu’on donne aux Dieux, Ces Pompes, ces Festins, ces superbes Voyages, Où toujours en triomphe on portait vos Images, Les indignes plaisirs, l’orgueil de votre Cour, Font que tous les Romains détestent votre amour. […]

Obligez-le à quitter les murs d’Alexandrie, Eloignez-le de vous, rendez-le à sa Patrie. De ce grand changement, les Romains étonnés, Effaceront les noms qu’ils vous ont destinés, […]

CLEOPATRE

Dans ce discours, madame, où tant d’adresse éclate,

1Jean de LA CHAPELLE, Cléopâtre tragédie, op. cit., v. 394-396. 2Ibid., v. 405-406.

Vous deviez mieux cacher l’intérêt qui vous flatte. Je vois quelle bonté de tout ce que j’ai fait Vous oblige à tracer un odieux portrait.

Dans ces rares honneurs que m’a rendus la Grèce, Malgré tous vos détours, je vois ce qui vous blesse, On a plus fait pour moi que l’on ne fit pour vous. Mais sans porter si loin votre dépit jaloux, Allez à tous les Grecs apprendre qu’une Reine, Fille de tant de Rois, est moins qu’une Romaine. Antoine, dites-vous, assiégé dans ces lieux, A pour ses Ennemis les Hommes et les Dieux ? Hé bien, puisqu’en effet à cette vertu pure,