résister collectivement et politiquement dans un but de reconnaissance. La rencontre du
mépris affecte négativement le rapport à soi des personnes concernées. Nous assistons alors à
la dissolution de la confiance en soi en tant que personne digne dřaffection, à la perte du
respect de soi comme membre dřune communauté dřégaux en droits et à la perte de lřestime
de soi comme sujet contribuant par ses pratiques à la vie commune. De telles privations
nřoffriront pas « le degré de reconnaissance nécessaire pour venir à bout des différents
problèmes d’identité » (Honneth, 2007a, op. cit., p. 196). Il faut y voir pour Honneth lřindice
dřun développement pathologique de la société qui, lorsquřelle ne souffre pas du mal quřil
nomme « pathologie sociale », doit assurer une place, une reconnaissance à chaque individu.
En même temps, cet état pathologique conduisant au mépris social crée une dynamique pour
Honneth (ibid., p. 180Ŕ202), celle dřune relation de solidarité qui institue les luttes
collectives. A la différence de Hobbes qui considérait ce type de conflit comme une menace
pour lřordre social, il sřagit pour Honneth au contraire dřun médium de lřintégration sociale.
Une intégration perçue comme le fruit dřune lutte entre les sujets sociaux, pour la
reconnaissance de leur identité, pour que tous les individus et tous les groupes acquièrent une
chance égale de prendre part à lřorganisation de la vie commune. Concrètement, ces luttes
pour la reconnaissance, même si elles ne sřinscrivent plus dans des conflits de classe, se
développent au sein de nombreux Ŗpetitsŗ conflits depuis Mai 68, considéré comme le dernier
11 Ce double mouvement fait ainsi écho aux propos dřun ancien haut dirigeant syndical, Edmond Maire (Secrétaire Général de la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) de 1971 à 1988), qui disait que les grands mouvements sociaux, y compris ceux que lřhistoire a retenu comme le Front Populaire de 1936, nřont jamais eu une consonance collective. Cřest bien lřaddition dřintérêts individuels qui ont construit le mouvement. Peu importe, disait-il, pourvu que ces mouvements permettent une plus grande reconnaissance des travailleurs. Une reconnaissance construite et acquise à la fois individuellement et collectivement.
grand conflit de classe (Dubar, op. cit., p. 119). Ces conflits sont fréquemment professionnels,
mobilisant des catégories entières qui revendiquent indifféremment des créations de postes,
une revalorisation des salaires, des statuts, une amélioration des conditions de travail… Ce
sont des revendications que nous pourrions qualifier de reconnaissance dřidentités collectives.
Dřautres luttes se développent et ont pour point de départ la lutte pour leur reconnaissance,
cřest le cas des minorités ethniques, religieuses ou encore sexuelles. Elles revendiquent non
plus seulement des droits, mais le respect et la dignité. Ces luttes conduisent à un militantisme
dřun genre nouveau selon J. Ion (2006, p. 43) aboutissant « tout à la fois à positiver une
situation douloureuse, mais aussi à s’affranchir de cet affichage pour se revendiquer comme
personne au même titre que n’importe qui ».
Les émeutes urbaines de novembre 2005 peuvent être également analysées sous lřangle de la
reconnaissance. En effet, comme le montre L. Mucchielli (2006, p. 20), la colère des jeunes
des quartiers « est avant tout une révolte contre une situation d’humiliation ». Les jeunes
issus des quartiers dřhabitat social sřexprimant, à travers des actes violents, pour être reconnus
au même titre que les autres jeunes de leur génération, c'est-à-dire en qualité de citoyen
français à part entière. Les images télévisées présentant des jeunes brandissant la carte
dřidentité de la nationalité française ne signifient pas autre chose. Ces jeunes souhaitent ainsi
montrer leur affiliation à une communauté nationale dont lřenjeu est lřaccès à un emploi, une
formation, un logement… et sortir du processus de stigmatisation dans lequel ils se trouvent
très souvent. Ils rendent visibles par la violence, lřinvisibilité sociale dont ils souffrent en
matière dřaccès aux droits communs. Ils se situent dans un déni de reconnaissance à
lřintérieur des institutions. En fait, si nous reprenons la conception dřinvisibilité dřHonneth,
nous pouvons dire que certains jeunes exclus, nřexistent pas pour les institutions parce quřils
nřagissent pas en elles et quřils ne répondent à aucune fonction socialement identifiable.
Autant de conflits qui font dire à Dubar, reprenant les propos de D. Lapeyronnie (op. cit., p.
119), quřils sont souvent « portés par des revendications de reconnaissance et de dignité et,
finalement, d’identité ». Le souci de reconnaissance, quřil soit individuel ou collectif, est bien
lié à la construction identitaire. Tout métier, soucieux de son processus de reconnaissance,
devra donc passer par les différentes étapes de cette construction.
Conclusion
« Le déni de reconnaissance produit des lésions de l’identité paralysantes ou destructurantes,
fait confirmé par les études psychosociales sur l’exclusion et la grande précarité », nous dit le
philosophe E. Renault (2006, p. 37), démontrant ainsi lřimportance de la notion de
reconnaissance pour chaque individu dans sa construction identitaire. En effet, lřemploi du
mot lésion est particulièrement fort, mais il vient souligner la force que revêt le manque de
reconnaissance pour un individu au sens où il peut « flotter entre différents rôles sociaux sans
parvenir à les unifier en un récit cohérent, de sorte qu’il ne parvient pas à donner un sens
satisfaisant à son existence » (Renault, 2004, p. 193). Cřest par exemple, la situation
rencontrée par les salariés du capitalisme flexible étudiés par R. Sennet (cité par Renault,
ibid., p. 193) lequel « menace les traits de caractère qui lient les êtres humains les uns aux
autres et donnent à chacun un sentiment de son moi durable ». Toutefois, bien que
lřindividualisme soit un moment nécessaire pour la conquête dřune véritable condition
humaine, pour De Singly (2005, op. cit.), et quřil y ait une nécessité de (se) reconnaître
chacun dans sa singularité, lřindividualisation ne peut exister sans lien, sans relation avec les
autres : elle ne peut être un absolu. La notion dřinterdépendance entre le Ŗjeŗ de lřexpérience
individuelle et le Ŗnousŗ de la collectivité permet dřenvisager de concert la liberté individuelle
et le caractère intrinsèquement constitutif de la structure des rapports sociaux vis-à-vis de la
personnalité individuelle. N. Elias dans La société des individus (1991) utilise plusieurs
images pour illustrer et approfondir la dépendance de lřindividu et de la société
12: 1/ le filet
est composé dřune multitude de fils, sa forme générale ne sřexplique que par la relation entre
eux, de même que chacun des fils ne doit sa forme quřà celle de lřensemble de ce filet ; 2/ la
conversation, dont chaque élément naît de lřinteraction entre les deux interlocuteurs ; 3/ le jeu
dans lequel chaque action ne sřexplique ou ne prend sens que par lřaction de lřadversaire ou
du partenaire. Nous ne pouvons ainsi comprendre lřindividu, son comportement, ses
12
Même si cette illustration nřest plus complètement adaptée pour F. Ascher (2005, p. 46-49) pour caractériser les liens qui structurent les relations sociales entre les individus. Dans la continuité des conceptions de Simmel, il nous montre, à lřinstar de Lahire (op. cit.), que lřindividu participe à une variété de milieux sociaux caractérisée par la multipolarité. Ainsi, lřidée de liens du filet nřest plus opérant pour définir la nature de relations plurielles. Or, nous pensons que lřimage du filet nřest pas aussi obsolète, car si nous nous référons à la conception de Lahire, celui-ci décrit bien une matrice (les habitus) guidant lřindividu dans les mondes pluriels quřil côtoie. Ainsi, le filet peut-il correspondre à la base des liens construits par lřindividu auquel sřagrègent de nouveaux fils correspondant à la pluralité des mondes rencontrés dans son existence. Nous voyons que les idées dřinterdépendance et dřinteraction ne disparaissent pas du champ de lřanalyse du rapport entre Ŗmoiŗ et les Ŗautresŗ.