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1. Un mot

Si nous nous en tenons à l’invention du mot, l’hypertexte daterait de 1965 où il est apparu pour la première fois dans un article de Theodor Holm Nelson écrit pour Dream Machines. Le projet qui anime Ted Nelson depuis lors est la construction de Xanadu83, une bibliothèque universelle dans laquelle

n’importe qui pourrait publier et consulter les documents de chacun en payant une somme modique qui rétribuerait l’auteur Mais surtout, puisque c’est l’hypertexte notre sujet, tous les ouvrages seraient connectés entre eux par un système dont les prétentions vont bien au delà du Web actuel : gestion des versions, pas de liens brisés, gestion des droits, etc... Cela fait bientôt quarante ans que le projet est actif sans qu’une réelle réalisation permette d’en prouver la faisabilité, mises à part la maquette d’un système hypertexte (CosmicBook) dans lequel les liens entre documents sont visibles sur l’écran sous la forme d’un trait épais qui va d’une fenêtre à l’autre. C’est ce qui fait dire à certains que Xanadu est le plus long projet de vaporware de l’histoire de l’informatique (Wolf, 1995) et alimente une certaine controverse autour du personnage de Nelson, qu’il mentionne et pour laquelle il s’explique sur son site84.

2. Un concept

Mais ce concept n’est pas nouveau, nous pouvons le trouver évoqué de manière plus ou moins explicite dans plusieurs travaux ou ouvrages. La

83. Bien que se défendant d’avoir voulu créer un système tel que le Web, Nelson n’a pas pu faire l’impasse d’un site pour expliquer ses travaux et essayer de proposer une maquette adaptable au modèle du Web, celui-ci se trouve à l’adresse : http ://xanadu.com/

84. Lire pour cela sa page « What they say »http://ted.hyperland.com/whatsay/

ce qu’ils disent à propos de Xanadu. Il explique entre autres que la controverse a démarré avec cet article de Wired.

4.1. Introduction à l’hypertexte

paternité du concept est très unanimement attribuée à Vanavar Bush, qui a décrit dans un article prophétique « As we may think » paru dans le numéro 176 de la revue Atlantic Monthly en juillet 1945 (Bush, 1945) un appareillage électromécanique « Memex » (Memory Extender), présenté comme

«sorte de « bibliothèque personnelle mécanisée », dans laquelle

une personne stocke tous ses livres, ses documents et ses informations. Cedispositif fonctionne par des mécanismes d’associations plutôt que des formes d’indexation artificielles, numériques, alphabétiques ou hiérar- chiques, de manière à être consulté à la fois rapidement et souplement. Conçu pour un utilisateur unique, il constitue une sorte d’agrandisse- ment intime de sa propre mémoire. Pour Bush, ce mécanisme de liaison par associations est, bien qu’il n’en soit pas une copie conforme, analogue au fonctionnement de la pensée humaine et son objectif est de soutenir et d’améliorer les processus de pensée des humains, ceci en étendant leur mémoire. (Bruillard, 1997, page 201) »

Cet appareillage n’a jamais été construit, il devait améliorer les perfor- mances cognitives du chercheur qui l’utilise en calquant son fonctionnement sur celui d’un cerveau. Pour la première fois quelqu’un imaginait qu’il serait possible de construire une machine qui travaillerait par associations d’idées plutôt que par simple indexation.

C’est ce même souci d’améliorer les performances intellectuelles qui a sous-tendu les travaux de Douglas Engelbart au sein de l’ARC (Augmentation

Research Center) pour mettre au point son système NLS (oN Line System), qui mettait à disposition des chercheurs des possibilités de travail collaboratif. C’est notamment à lui que nous devons la souris comme système de poin- tage sur l’écran et le fenêtrage qui permet d’afficher plusieurs documents simultanément sur un même écran. Ce système, fonctionnel en 1968, peut-

Chapitre 4. Réflexions sur l’hypertexte

être considéré comme la première implémentation d’un système hypertexte électronique.

Un autre aspect du système hypertextuel est sa capacité à gérer de grandes quantités d’informations, tout en les gardant cohérentes. Paul Otlet avec son

Traité de documentation (1934) nous a apporté la première approche systéma- tique de ce que nous appelons aujourd’hui les Sciences de l’Information. Avec Henri La Fontaine il est le co-fondateur de « l’Office International de Bibliographie » et du Mundaneum « l’Internet de papier » qu’il a commencé à imaginer dès 1918 (Otlet, 1989). Pour Guy Teasdale, historien d’Internet, Otlet

«en est arrivé à construire un immense instrument de recherche

hypertexte manuel et multimédia. Otlet consignait sur des fiches de grandeur standardisée des informations concernant des ouvrages ; ces informations peuvent être assimilées aux nœuds de l’hypertexte. Les liens étaient assurés par la Classification Décimale Universelle (Teasdale, 1995) »

Le Mundaneum est un projet visant à réunir dans un même lieu toutes les connaissances du monde. Centre de documentation à caractère universel, il se voulait un lieu de rencontre de tous les hommes de bonne volonté et de toutes les disciplines du savoir humain. Le site http://www.mundaneum. be/ apporte des informations sur ce projet qui n’a malheureusement pas

su trouver les ressources nécessaires à son fonctionnement, ni même à sa réelle survie. Obligé de déménager plusieurs fois, les archives patiemment rassemblées par Paul Otlet et son équipe ont en grande partie disparu : perdues, détruites ou mises au pilon. Une partie des archives qui ont survécu sont depuis 1998 abritées au cœur de la ville de Mons, au 76 de la rue de Nimy.

4.1. Introduction à l’hypertexte

Sous son appellation éponyme, le Mundaneum est aujourd’hui un centre d’archives de la Communauté française. Au-delà de la conservation des collec- tions et de l’édition de publications, le Mundaneum organise régulièrement des événements (expositions, conférences, colloques...) et des formations.

3. Les ancêtres

Si nous continuons à chercher des systèmes hypertextuels non électro- niques il faut bien entendu citer aussi l’Encyclopédie de Diderot et d’Alem- bert, ou des ouvrages moins connus comme le Tractatus Logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (Vienne 1889 - Cambridge 1951), qui parut pour la première fois en 1921 dans la revue Annalen der Naturphilosophie. Ce texte n’a jamais cessé de susciter l’intérêt des philosophes, logiciens et littéraires, il se compose de cinq cent vingt trois propositions, toutes numérotées suivant un système dont Wittgenstein, lui-même donne la clef dans une note prélimi- naire :

«Les nombres décimaux assignés aux propositions individuelles

indiquent le poids logique des propositions, l’importance qu’elles ont dans mon exposé. Les propositions n1, n2, n3, etc. sont des commentaires à la proposition n, les propositions n.m1, n.m2, etc. des commentaires à la proposition n.m et ainsi de suite. (Wittgenstein, 1961) »

La numérotation des propositions peut constituer le point de départ de nombreux parcours de lecture, chaque lecteur étant invité à lire sa propre version du Traité. La rubrique 69 du Cahier Brun l’y invite :

«Une personne lit lorsqu’elle tire directement sa propre version du

modèle qu’elle est en train de copier. (Wittgenstein, 1961) »

Il serait difficile de dresser une liste exhaustive de ce type d’ouvrage, notre propos étant principalement de montrer que le concept d’hypertexte

Chapitre 4. Réflexions sur l’hypertexte

est depuis très longtemps sous-jacent dans l’écriture, c’est l’ordinateur et sa capacité à manipuler le texte pour nous qui a démultiplié la puissance du concept. Pour terminer sur ce rapide tour d’horizon de l’hypertexte et de sa genèse, il faut mentionner tout simplement la bibliothèque. C’est un endroit où les ouvrages ont été classés par associations d’idées, avec des index et des fiches bibliographiques pour pointer directement sur ceux-ci. Elle pourrait donc être interprétée comme un ancêtre du concept d’hypertexte.

B. Définition

L’hypertexte pourrait se définir simplement comme un texte dont la lecture n’est pas prédéfinie de la première à la dernière page mais peut se faire par fragments de texte, ces fragments étant lus dans un ordre qui est entièrement sous le contrôle du lecteur. Dans ce cas, un dictionnaire ou une encyclopédie pourraient être considérés comme des hypertextes. En fait pour être plus précis nous pouvons reprendre la définition que nous donne (Bruillard, 1997), qui est elle-même reprise de (Shneiderman et Kearsley, 1989 ; Nielsen, 1990 ; Berk et Devlin, 1991) :

«Un système hypertextuel se présente comme un dispositif infor-

matisé permettant l’interconnexion de documents de divers types, ceci non sur la base d’un modèle hiérarchique ou relationnel, mais par des mécanismes associatifs sous contrôle de l’utilisateur.(Bruillard, 1997, page 198) »

Cette définition fait ainsi référence à la navigation, c’est-à-dire au déplacement du lecteur à travers les nœuds d’un réseau de liens. Mais généralement, le système hypertextuel n’est pas véritablement compris ainsi (Lebrave, 1994) ; (Lebrave, 1997) ; (Baron et Bruillard, 2002). La définition qui en est faite tradi-

4.1. Introduction à l’hypertexte

tionnellement tourne autour du texte numérique et du procédé informatique pour y accéder.

«Un hypertexte est un ensemble de données textuelles numérisées

sur un support électronique, et qui peuvent se lire de différentes ma- nières. Les données sont réparties en éléments ou nœuds d’information - équivalents à des paragraphes. Mais ces éléments, au lieu d’être attachés les uns aux autres, comme les wagons d’un train, sont marqués par des liens sémantiques qui permettent de passer de l’un à l’autre lorsque l’utilisateur les active. Les liens sont physiquement « ancrés » à des zones, par exemple à un mot ou une phrase. (Laufer et Scavetta, 1992, page 3) »

En revanche, quand on demande à des utilisateurs au moins occasionnels si ce n’est réguliers d’Internet et du Web, d’expliquer cette notion, ils en donnent rarement une définition cohérente. Le plus souvent, ils font comme les enfants, ils se placent mentalement dans une situation habituelle mais fictive et disent ce qu’ils font. En gros, « je clique et j’accède à un nouveau document » (Bruillard, 2002). Cette définition est si imprécise qu’elle donne une vision complètement erronée de ce qu’est un hypertexte. En effet si nous la rapprochons de l’utilisation quotidienne que nous avons de nos ordinateurs personnels, il est impossible de faire la différence entre une navigation hy- pertextuelle et l’utilisation banale d’un ordinateur au moyen d’une interface graphique. Par exemple, « je clique et j’ouvre mon courrier électronique », « je clique sur le sujet d’un courrier et je peux le lire ». Cette définition basée sur le « clic » de déclenchement du parcours se résume à une action dans une vision locale : des pages sont reliées entre elles et on se « déplace » de l’une à l’autre en cliquant sur des mots ou expressions mises en exergue ou des zones de l’écran « réactives ». La vision dominante n’est pas tant celle

Chapitre 4. Réflexions sur l’hypertexte

d’un dispositif que d’une action locale (ponctuelle). Cela n’existe que dans l’ici et maintenant de la consultation, ce qui est soit l’explication soit la raison de la désorientation, parce qu’il n’y a pas création d’un parcours réfléchi mais simplement ouverture de « portes ». Ce phénomène a certainement de multiples causes, mais il est renforcé par la manière dont se présentent les systèmes d’exploitation des ordinateurs actuels et la généralisation de l’accès à des ressources et des programmes par simple clic sur des icônes. Pour un utilisateur, le fait de cliquer l’emporte sur les raisons qui l’ont amené à cliquer telle icône, tel mot ou telle notion.

«La fonction hypertextuelle, très généralement, a comme tâche de

contextualiser un signe textuel lato sensu à l’intérieur d’un champ de signes textuels qui, ensemble, constituent un système sémiotique [...]. Autrement dit, un signe sémiotique n’acquiert son sens qu’en fonction du champ de signes qui se positionne par rapport à lui ou encore par rapport auquel se positionne le signe textuel en question. C’est cela, en fait, l’intérêt, l’importance de l’hypertexte non pas au sens technologique, mais au sens sémiotique ou conceptuel. Au sens technologique, l’hyper- textualité se résume en la possibilité de créer des liens [...] entre différentes ressources textuelles [...] et cela, selon un certain point de vue, un besoin, un objectif, une idée, etc. (Stockinger, 2001, page 70) »

L’unicité de l’interface permet aux usagers de facilement savoir manipuler le dispositif dans ce qu’il a de plus simple : l’activation de lien, en revanche cela va lui masquer l’opportunité qui s’offre de créer des parcours à travers un corpus pour avancer dans une réflexion en même temps qu’il avance dans la lecture.

«On en reste au niveau perceptif immédiat sans pouvoir développer

4.1. Introduction à l’hypertexte l’écran) pour refaire les actions faites, sans pouvoir se construire de représentation globale cohérente (Normand et Bruillard, 2001). Dans ce contexte, on peut rechercher des informations, on est loin d’avoir l’idée que l’hypertexte puisse aider à en développer de nouvelles. C’est une technologie d’accès, pas de structuration. (Bruillard, 2002) »

Nelson n’est pas du tout satisfait de la façon dont le Web s’est approprié la notion d’hypertexte, en la déshabillant pour lui permettre une implémentation technique malgré de nombreuses contraintes. C’est cette simplification qui a rendu possible la création du Web, sans contraintes fortes, sans vérifications, choses que les chercheurs du Web essaient maintenant de réparer à grand renforts de normalisation, par exemple en introduisant XML pour séparer données et présentation. Ces préoccupations de normalisation sont devenues majeures parce que le rythme auquel le Web se développe nous fait perdre son contrôle. Autre exemple, il y a quelques années le portail de recherche et d’information Yahoo ! faisait son apparition et sa renommée était basée sur le fait qu’il proposait un catalogue de liens triés par catégories. Les Webmasters proposaient leur site à Yahoo ! dans une catégorie particulière, la cohérence de ce souhait était vérifiée et ensuite les internautes pouvaient consulter ce catalogue et accéder par exemple à la liste des sites proposant de la littérature française du XIXe siècle. Aujourd’hui, ce type de recherche se fait plutôt à

travers un moteur de recherche du type Google, en lui fournissant des mots- clefs qui vont lui permettre de générer une liste de sites correspondants à ces mots-clefs. Il n’est plus question d’essayer de consulter un catalogue préparé à l’avance. Trop de site qui évoluent trop vite rendent ce type de liste impossible à gérer correctement, d’autre part l’arborescence du catalogue est devenue si complexe qu’il est devenu très complexe de naviguer à l’intérieur. C’est là que les propositions du Web Sémantique vont permettre de continuer à avancer.

Chapitre 4. Réflexions sur l’hypertexte

Nous allons les présenter dans la section 2., page 101 du chapitre 5 suivant. Rappelons simplement ici qu’il s’agit entre autre de construire des ontologies qui vont permettre de mettre d’accord au niveau mondial sur des formes de description de ressources (Grandbastien, 31 janvier et 1er février 2002). L’enjeu est de taille, parce qu’il doit permettre de faire des recherches plus pertinentes et qu’il va permettre à des agents logiciels de faire ces recherches pour nous, mais cela tend à laisser de côté la question plus complexe des définitions de parcours d’interprétation humains, l’un des aspects régulièrement oubliés de l’hypertexte (Baron et Bruillard, 2002).

Pour un projet tel queCoLiSciences, l’indexation n’est pas une fin en soi. Il est

bien entendu important de pouvoir rechercher des paragraphes particuliers, mais c’est loin de suffire pour reconstituer la « pensée » d’un auteur comme cela est notre objectif. Si on s’accorde sur l’idée que l’hypertexte ne peut se limiter à faciliter l’accès à des ressources, il faut essayer d’identifier ce qui permet d’aller plus loin. Il faut penser en termes d’aide à la compréhension et à l’analyse autant qu’en termes d’aide à la navigation et multiplier les objectivations, les représentations (Ganascia, 2001). Pour cela, deux éléments sont à prendre en compte :

Faciliter toutes les possibilités de visualisation globale du corpus Sur ce pre-

mier point, donner des formes d’appréhension globale d’un corpus apparaît essentiel car cela permet d’y projeter des éclairages et de retrouver la perception qu’un lecteur a face à un ouvrage papier. Il le pèse, il le feuillette. Quand il le lit, il perçoit à travers l’épaisseur des pages lues et de celles non lues à quel moment il se situe dans son voyage à travers le texte. Pour cela il pourrait suffire d’ajouter des repères visuels tels que les ascenseurs qui habillent traditionnellement les côtés des fenêtres des interfaces graphiques de nos ordinateurs, mais rendre

4.1. Introduction à l’hypertexte

uniquement cette perception est réducteur. Puisque les textes numérisés ouvrent l’accès du contenu à son contenant, la visualisation doit en bénéficier. Il s’agit : (i) d’aider à visualiser tous les paragraphes ayant une caractéristique donnée (traitant d’une notion, explicitant une relation, etc.), le spatial donnant à la fois le quantitatif et la localisation, avec une facilité d’accès au contenu ; (ii) de procurer des modes d’interrogation multiples : quelles sont les relations les plus nombreuses, les plus rares, etc.

Aider à garder, représenter et organiser les parcours Il s’agit d’essayer de tra-

duire le dynamique (temporel) par du spatial. Sur ce second point, représenter un chemin sous la forme d’un objet manipulable est une piste essentielle à creuser. Conserver l’historique d’une consultation est une première étape, il faut également pouvoir organiser cet historique, y insérer des notes, etc. Il faut aussi pouvoir comparer deux parcours, les projeter sur la visualisation du corpus, les qualifier vis-à-vis des notions présentes et des relations retenues, etc. L’idée est de développer une forme d’« exercisation » proprement hypertextuelle. Alors que dans le cursus scolaire, on passe beaucoup de temps à acquérir des formes de présentation écrite très spécifiques comme la dissertation ou le commentaire composé, il y a certainement d’autres formes nouvelles à développer.

L’informatisation introduit la possibilité de mettre en place d’autres moyens, plus graphiques (telles les cartes de concepts), dans des types d’hypertextualisation. Dans CoLiSciences, cela a abouti à la réalisation d’un

dispositif particulier que nous avons baptisé lectochromie et que nous verrons dans la section 7.4, page 151 du chapitre 7.

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