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Histoire(s) du droit sur la colline

Dans le document Le tribunal face au terrain (Page 82-100)

1.   Au tribunal : Les textes, les chiffres et la pratique

3.2.   Comment penser « le droit » ?

3.2.1.   Histoire(s) du droit sur la colline

A première vue, les recherches renseignant sur le droit précolonial burundais semblent être nom-breuses. Dès le début de la présence européenne, l’étude du « droit » a en effet donné lieu à de multiples publications. Bien que fondés sur des enquêtes et observations parfois minutieuses, ces textes ne fournissent cependant que peu de renseignements sur les véritables spécificités du sys-tème juridique précolonial.

Les écrits coloniaux se consacrent essentiellement à l’énoncé des règles considérées comme étant « coutumières » ou « juridiques ». Ils ne s’interrogent que peu sur la manière dont se cons-truit le caractère obligatoire de ces règles. Or, les recherches plus récentes d’anthropologues du droit ont montré que ce « critère de juridicité » diffère considérablement d’une société à l’autre et que l’étude du droit doit prendre en compte ce paramètre. Ce n’est pas tant le contenu normatif qui détermine ce qu’est « le droit », mais la manière dont est pensée, de manière générale, la règle socialement reconnue comme étant obligatoire66.

Les prochaines pages tentent de reconstituer, dans cette perspective, comment « le juridique » était conçu au Burundi ancien et quels changements ont affecté cette conception.

L’habitus comme référent principal de l’ordre sociétal précolonial

Comme dans de nombreux autres pays d’Afrique, il n’y avait pas, au Burundi, de lois ou règle-ments écrits définissant la règle juridique. Ce que produisit la jurisprudence « coutumière » sous l’occupation coloniale était avant tout « l’enregistrement de verdicts successivement produits, à propos de transgressions particulières, à partir de principes de l’habitus »67. Dans les faits, le

66 Jusque dans les années 1980, un important débat scientifique entre anthropologues du droit a opposé les « norma-tivistes » et les « processualistes ». Alors que les premiers abordaient le phénomène juridique à partir des règles normatives et des comportements déviants, les seconds mettaient l’accent sur les processus de régulation des con-flits. COMAROFF et ROBERTS 1981 ont proposé de concilier ces deux approches. Selon leurs observations parmi la société tsawana, tout processus de régulation des conflits se réfère à un répertoire normatif qui, à son tour, évolue au cours du processus. La seule observation des normes ou l’analyse exclusive des modes de régulation se révèlent être toutes deux insuffisantes. Il convient de s’intéresser à l’ensemble des interactions sociales, inscrites dans un répertoire normatif spécifique, qui permettent de déterminer, dans une société, la règle tenue pour obligatoire.

67 BOURDIEU 1986, p. 40.

comportement conforme ne se définissait pas simplement à partir de règles générales, explicites et impersonnelles comme le suggère le « droit coutumier » enregistré et figé par écrit68. A défaut d’un catalogue de normes, le comportement conforme se définissait vraisemblablement en tout premier lieu par référence à des valeurs et à une « manière d’être ».

C’est le bushingantahe qui fournissait cette référence. Disposant d’une certaine aisance maté-rielle, éloquent et particulièrement fidèle aux valeurs socialement reconnues, le mushingantahe correspondait au modèle de référence de l’homme accompli et intègre. Avant d’être formelle-ment investi à l’âge adulte, dès son enfance, il était observé. Il devait se montrer capable de sé-duire son environnement en démontrant qu’il avait « avalé »69, intériorisé, les habitus correspon-dant à l’idéal d’ubushingantahe :

Investis, les bashingantahe avaient la prérogative de se prononcer sur la plupart des conflits dé-passant le cadre familial. Non en tant qu’ « institution », mais en tant qu’ « esprit »70, le bushin-gantahe sanctionnait ainsi la règle tenue pour obligatoire. Vraisemblablement, la qualité de ceux qui prononçaient le droit primait sur le contenu normatif – une différence fondamentale avec le droit d’inspiration européenne où c’est à l’inverse la norme qui détermine l’action du juge.

Les bashingantahe comme figure du droit devaient nécessairement jouir d’un degré d’approbation et de reconnaissance important. Même si la sélection d’un nouveau mushingan-tahe revenait principalement aux notables déjà investis, son acceptation définitive – en tant que référence sociale – était régulièrement unanime. Lors de l’investiture, la contestation d’un simple enfant suffisait ainsi pour interrompre la procédure. La valeur d’ubushingantahe – qui, selon Julien Nimubona, traduit « une croyance en la supériorité et la transcendance des valeurs so-ciales »71 – était par ailleurs présente à tous les niveaux de la vie sociale.

Au sein de la communauté lignagère, le conseil de famille, inama y’umuryango, fonctionnait sur un modèle similaire. Si l’âge et l’ordre généalogique étaient déterminants pour définir les hiérar-chies familiales et lignagères, l’expérience et les qualités personnelles semblent également avoir joué un rôle important72. Lors des enquêtes, il a été possible de constater qu’aujourd’hui encore, les membres du Conseil de Famille sont fréquemment désignés comme bashingantahe (bo mu muryango)73.

A l’échelle supra-collinaire, les affaires les plus importantes, les cas d’ensorcellement ou d’homicide étaient portés devant les dignitaires entourant les ivyariho (batware), les chefs ou le mwami74. Egalement appelés bashingantahe – ou banyarurimbi à la cour du mwami – le rôle précis de ces dignitaires vis-à-vis des autorités politiques est aujourd’hui difficile à déterminer.

Selon Emile Mworoha, leur fonction était d’ « aider »75 ; Albert Trouwborst les décrit comme

68 Au sujet des problèmes posés par la dénaturation des droits précoloniaux africains par leur codification écrite, voir : LE ROY 2004, pp. 111-116 ; VANDERLINDEN 1996, pp. 47-59.

69 Pour être investi, « le jeune mushingantahe ‘avalait’ la pierre des hommes respectables (akabuye k’abagabo) » ; GAHAMA 1999, p. 37.

70 Terme choisi par NTAHOMBAYE 1999, p. 25.

71 NIMUBONA 1998, p. 282.

72 RODEGEM 1966 ; HAKIZIMANA 1976 ; LAELY 1995, pp. 102-106.

73 La même observation a été faite, concernant des témoignages relatifs à l’époque précoloniale, par LAELY 1995, p. 162.

74 Voir, au sujet des compétences respectives dans ce système bien plus différencié qu’il ne peut être présenté ici : MWOROHA 1977, pp. 193-196 ; LAELY 1995, pp. 159-165 ; GAHAMA 1983, pp. 300-302.

75 MWOROHA 1977, p. 143 et p. 172.

des « assistants »76. Il semble cependant que leur pouvoir allait au-delà de simples conseillers ou assistants. Citant un témoignage d’époque, Emile Mworoha souligne ainsi « le rôle énorme que tenaient les vieux notables auprès du roi »77. Joseph Gahama, pour démontrer l’indépendance des banyarurimbi, rapporte « que de simples citoyens arrivaient à gagner un procès contre le roi »78. L’omniprésence du bushingantahe comme principe recteur du droit constitue une spécificité qui ne marque pas seulement une différence avec les conceptions juridiques européennes. La plupart des autres sociétés d’Afrique centrale ne connaissaient pas, non plus, de figures comparables aux bashingantahe. La référence principale y était la coutume, c’est-à-dire les « manières de faire », et non, comme au Burundi, l’habitus, une « manière d’être ». La figure du « Vieux », bien sou-vent assimilée à celle du mushingantahe, se révèle être trompeuse. Si, dans d’autres sociétés, le

« Vieux » jouit d’une grande notoriété et se prononce sur des conflits, ce ne sont généralement pas les mêmes attributs qui caractérisent sa fonction. Sa légitimité ne repose pas sur une sélec-tion au nom de valeurs transcendantes, mais sur une expérience de vie qui lui est reconnue de manière inconditionnelle, sur son âge, sur sa faculté d’entrer en contact avec les ancêtres consi-dérés comme les véritables dépositaires de la coutume79

L’originalité d’un modèle sociétal qui privilégie les « manières d’être » aux « manières de faire » mériterait une réflexion bien plus approfondie, en particulier en ce qui concerne la forme de la pression sociale destinée à assurer sa reproduction. Thomas Laely, en affirmant qu’au Burundi

« le contrôle social n’était pas produit par la contrainte mais par l’intériorisation de la norme »80, lance une piste de recherche intéressante allant dans ce sens. Tout en soulignant le degré impor-tant d’individualisation au sein de la société précoloniale, Laely relève l’intensité des rapports et des échanges entre habitants d’une même colline. Selon lui, dans l’environnement circonscrit de la colline auquel il était quasi impossible de se soustraire, le contrôle social s’effectuait surtout à travers des « sanctions diffuses », la crainte d’être marginalisé ou, simplement, de se rendre ridi-cule. Pour Laely, cela expliquerait des modes de comportement fortement « homogénéisés et stéréotypés » que l’individu finirait par intérioriser81.

L’importance de l’endoculturation et de l’autodiscipline que constate Thomas Laely caractéri-saient précisément les valeurs d’ubushingantahe au nom desquelles se prononçaient les bashin-gantahe saisis d’un conflit. Plusieurs indicateurs montrent ainsi que la régulation sociale sur les collines reposait en grande partie sur l’habitus82.

L’invention du « droit coutumier » comme rupture

La question de déterminer si le droit précolonial burundais se fondait principalement sur la loi, la coutume ou l’habitus peut sembler abusivement conceptuelle dans le cadre de cette étude.

Etienne Le Roy, dans ses écrits sur une théorie interculturelle du droit, souligne cependant à juste

76 TROUWBORST 1962, p. 145.

77 MWOROHA 1977, p. 173.

78 GAHAMA 1983, pp. 301s.

79 Voir, concernant l’Afrique de l’Ouest : KOHLHAGEN 1999.

80 LAELY 1995, p. 137 ; traduction de : „Die soziale Kontrolle kommt nicht über Zwang, sondern über Normenver-innerlichung zustande“.

81 Ibid.

82 C’est ce que souligne également Julien Nimubona en écrivant : « Si le jugement rendu [par un mushingantahe]

semblait en apparence procéder d’une liberté de conscience de la part du mushingantahe, il n’était en réalité que le reproducteur désigné et autorisé de l’imaginaire moral de la société, et de ce fait il était lié par l’habitus de sa com-munauté » (termes relevés en italique par l’auteur) ; NIMUBONA 1998, p. 286.

titre que ces éléments constitutifs de la juridicité déterminent de manière existentielle la manière de penser le droit83. Les normes générales et impersonnelles (privilégiées dans les sociétés euro-péennes), les modèles de conduite et de comportement (privilégiés dans de nombreuses sociétés africaines) et l’habitus correspondent à trois manières différentes de déterminer la règle tenue pour socialement sanctionnée comme étant obligatoire. Selon Le Roy, chaque société articule de manière différente les rapports entre ces principes d’organisation84. Or, pour comprendre les changements incités par l’occupation coloniale, il importe de porter une attention particulière à la manière dont cette intervention extérieure a provoqué un réagencement des ordonnancements sociaux.

Vraisemblablement, l’importance du bushingantahe pour l’organisation juridique a été considé-rablement sous-estimée par les colonisateurs allemands puis belges. Lorsqu’en 1916, Hans Meyer publie son ouvrage sur « Les Barundi », le chapitre consacré au droit s’intéresse essentiel-lement aux règles coutumières. Pour le reste, Meyer note : « comme chez tous les peuples primi-tifs, il est difficile de cerner les conceptions éthiques des Barundi concernant ce qui est juste ou non. (…) [Chez les Barundi] on n’entendra sûrement jamais dire que ‘la conscience’ dicte telle ou telle conduite. »85 A aucun moment, Meyer ne mentionne les bashingantahe. Selon ses obser-vations, « le mutwale, ou, dans des districts plus petits, le chef de village, est le magistrat qui rend justice dans tous les cas »86 – et cela « dans un pays sans villages » comme l’annote Jean Pierre Chrétien dans sa traduction87.

L’organisation des « juridictions indigènes », dont il sera encore question plus loin, consacre cette perception vraisemblablement erronée du droit burundais. La justice officiellement recon-nue est réduite à son aspect institutionnel et les bashingantahe sont progressivement écartés du pouvoir décisionnel. Au fur et à mesure, le pouvoir judiciaire se concentre entre les mains des chefs et du mwami.

L’ordonnance-loi n°2/5 du 6 avril 1917 fixant l’organisation territoriale et administrative des territoires occupés par la Belgique crée ainsi des « juridictions indigènes » où le bushingantahe n’est plus le principe mis en avant. Désormais, la référence principale est « la coutume » que s’empressent d’étudier administrateurs, missionaires et ethnologues. « La coutume » est com-prise comme un ensemble de règles prédéfinies sur fondement desquelles les autorités judiciaires prononcent leurs verdicts.

Dès lors que le droit est compris comme fonctionnant sur base de telles règles, il est supposé être modifiable. Dans le souci proclamé d’assurer une « justice égale pour tous, ouverte aux pauvres comme aux riches, présentant des garanties suffisantes d’équité »88, l’administration coloniale s’arroge ainsi le droit de contrôler les jugements rendus et de les réformer. Par ailleurs, l’administration se met activement à modifier les règles de « la coutume » qui lient désormais l’action des tribunaux et décide de l’abolition des pratiques considérées comme étant incompa-tibles avec l’idéal de « civilisation ». Il interdit, en particulier, la vendetta et les ordalies89, mais intervient également dans le domaine foncier ou des régimes successoraux. L’ordonnance

83 LE ROY 1999, pp. 189-203.

84 Ibidem ; voir également : LE ROY 1998.

85 MEYER 1984 (1ère édition 1916), p. 125.

86 Ibid, p. 126.

87 Ibidem, note 36.

88 Rapport d’administration de 1921, cité par GAHAMA 1983, p. 302.

89 GAHAMA 1983, p. 103.

slative n° 348/A.I.M.O. du 5 octobre 1943 sur les législations indigènes au Ruanda-Urundi con-sacre cette situation en soumettant l’action et la composition des tribunaux au contrôle du rési-dent de l’Urundi. Le « tribunal territorial », une juridiction de droit écrit renommée « tribunal du parquet en 1948 »90 et composée de colons, a par ailleurs le pouvoir d’annuler des décisions sur demande des parties, sans pourtant pouvoir rejuger l’affaire sur le fond.

L'interventionnisme du colonisateur en matière judiciaire n'est pas une particularité burundaise ou belge. La « repugnancy clause » dans les colonies britanniques ou le concept d’ « ordre pu-blic » dans les colonies françaises ont également motivé de nombreuses réadaptations ou sup-pressions parmi les règles coutumières appliquées par les tribunaux91. Mais il va de soi que pour changer les pratiques sociales, il ne suffit pas d’abolir formellement une présumée coutume dans des juridictions qui ont été partiellement dépourvues de leur mode de légitimation. Comme ail-leurs en Afrique, la création d’un « droit coutumier » version « juridictions indigènes » avait créé un décalage entre le droit proclamé et les pratiques des populations. En organisant, à partir de 1937, les juridictions burundaises selon le modèle congolais, l’administration ne fit qu’accentuer ce décalage92.

La généralisation formelle du droit colonial… après l’indépendance

Dès l’indépendance, la situation change. La loi du 26 juillet 1962 portant Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires (COCJ de 1962) met fin aux juridictions indigènes créées en 1917. Mais paradoxalement, cette mesure n’est pas accompagnée de la volonté de revitaliser le droit antécolonial. Tout au contraire, le COCJ de 1962 consacre le système colonial de droit écrit jusque là réservé, de fait, aux colons93.

Officiellement, à partir de 1962, le Burundi ne connaît donc plus qu’un unique système juri-dique, calqué sur le modèle belge et régi par des règles de procédure rédigées avant même l’arrivée des Belges au Burundi94. Depuis, la plupart des textes ont été modifiés ou réécrits, mais les fondements du droit étatique burundais continuent à privilégier les seules logiques de fonc-tionnement d’un droit d’héritage romain.

D’évidence, la décision prise en 1962 ne réduisit en rien le décalage déjà important entre ce que les juristes tenaient pour « le droit » d’un côté, les conceptions et pratiques populaires de l’autre.

En 1997, René Massinon note ainsi que « s’il est vrai que (…) le droit écrit s’est définitivement substitué au droit coutumier, celui-ci n’en conserve pas moins un rôle à peu près exclusif au ni-veau des règles de fond applicables au règlement des contestations civiles entre Burundais »95. Ce qu’exprime Massinon correspond aux constats faits précédemment au sujet, notamment, du droit foncier. Malgré l’armada d’articles constituant l’outil de travail des juristes, très peu de ces textes sont véritablement pertinents pour répondre aux demandes des justiciables. Les « règles de fond » que mentionne Massinon relèvent bien davantage de l’héritage coutumier96.

90 Par décrêt du 5 juillet 1948.

91 Voir, à ce sujet, KOHLHAGEN 2005.

92 GAHAMA 1983, pp. 303-304.

93 Le droit colonial, reposant fondamentalement sur la ségrégation raciale, ne prévoyait l’application du droit civil qu’à certaines catégories de personnes.

94 Le Code de Procédure Civile applicable en 1962 date du 14 mai 1886.

95 MASSINON 1997, p. 95.

96 Et non, comme l’affirme Massinon, d’un « droit coutumier » figé.

L’interminable quête d’autorités judiciaires

L’importance que conserve la coutume est aujourd’hui constatée à répétition dans les documents émanant d’organismes internationaux travaillant au Burundi97. Plus que sur les « règles de fond », ces documents insistent cependant en règle générale sur une supposée nécessité de « ré-habiliter » l’ « institution » des bashingantahe. Au lieu de mettre en évidence le caractère subor-donné du droit étatique dans les pratiques des justiciables, ce débat centre le problème autour de la question de l’administration de la justice.

Bon nombre de rapports proposent ainsi de favoriser l’intégration des bashingantahe dans le système judiciaire officiel. Certains préconisent même de leur professer des cours de droit au préalable. Les bashingantahe sont compris comme une instance d’arbitrage ou de médiation sus-ceptible de désengorger les tribunaux qui, de leur côté, procèderaient à une application plus stricte de la loi en cas d’échec de la conciliation.

En réalité, ce débat n’a rien de nouveau. Depuis le début de la période coloniale, les bashingan-tahe ont été pris dans un va-et-vient permanent entre un rejet politique motivé par la volonté d’imposer le système politico-juridique importé et des tentatives d’ « intégration » supposées donner au système étatique une plus grande assise sociale.

Tout en écartant les bashingantahe dans les juridictions indigènes, le pouvoir colonial s’est ainsi néanmoins arrogé le droit de contrôler les nouvelles investitures en soumettant celles-ci à l’autorisation des chefs98. Manifestement consciente du prestige dont jouissaient les bashingan-tahe, l’administration coloniale utilisa d’ailleurs ce titre pour en faire l’un de ses propres moyens de légitimation. C’est ainsi qu’après 1945, « on en arriva à investir systématiquement tout fonc-tionnaire comme mushingantahe »99. Un décret du 14 juillet 1952 alla jusqu’à créer « une nou-velle catégorie de bashingantahe »100 en instituant des conseils de sous-chefferie et de chefferie élus au suffrage universel.

L’historienne Christine Deslaurier montre comment le rapport ambigu du pouvoir central aux bashingantahe s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui101.

La période de la première République (1966-1976) a surtout été marquée par de nouvelles em-prises politiques. Craignant une trop grande autonomie des bashingantahe, le régime se mit à contrôler les nouvelles investitures en y associant des représentants. Selon de nombreux auteurs, cette mainmise provoqua une dénaturation progressive de la signification originelle du bushin-gantahe. Les bashingantahe nouvellement investis incorporaient de moins en moins un idéal de conduite ; ils étaient surtout « devenus des relais de 1’UPRONA et souvent même des indics de la Sûreté »102.

Sous le régime Bagaza (1976-1987), le contrôle s’accentua encore. Même si elle ne fut jamais proscrite par un texte législatif, l’investiture traditionnelle kwatirwa fut, de fait, interdite. La

97 Voir, par exemple : NTAHOMBAYE et MANIRAKIZA 1997 (pour l’UNESCO) ; NTAHOMBAYE et al. 2002 (pour RCN Justice & Démocratie) ; ICG 2003 (International Crisis Group) ; NTAHOMBAYE et DEXTER 2005 (pour Centre for Humanitarian Dialogue).

98 LAELY 1992, p. 84.

99 Ibid, p. 85.

100 Conseil Supérieur du Pays, session de juin 1956, pp. 38-40 ; cité par DESLAURIER 2003b, p. 406

101 DESLAURIER 2003a et 2003b.

102 REYNTJENS 1992, pp. 144-145 ; voir également les références chez : DESLAURIER 2003b, p. 407.

mination des bashingantahe relevait désormais de la compétence des administrateurs commu-naux103.

A partir de 1987, la politique vis-à-vis des bashingantahe changea de nouveau en leur arrogeant une place au sein du système judiciaire étatique. La loi n° 1/004 du 14 janvier 1987 portant ré-forme du Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaire reconnut aux « conseils des notables de la colline » le rôle d’institution auxiliaire de la justice. Tout en rappelant leur fonc-tion de conciliateurs, la loi leur permettait de donner un avis préalable sur toutes les affaires ci-viles avant qu’elles ne soient soumises aux tribunaux. Les bashingantahe pouvaient même émettre un avis sur l’octroi de dommages-intérêts résultant d’une infraction lorsque la compé-tence pénale relevait du Tribunal de Résidence. Bien que les juridictions ne fussent pas liées par ces avis, elles étaient, dans certains cas, tenues de prendre en compte les procès-verbaux établis par les notables.

Depuis la loi du 14 janvier 1987, de nombreuses propositions visant à renforcer encore davan-tage l’ « institution » avaient été avancées. René Massinon proposa même d’associer les bashin-gantahe à la procédure d’instruction devant les tribunaux104. Sur le plan politique, et plus

Depuis la loi du 14 janvier 1987, de nombreuses propositions visant à renforcer encore davan-tage l’ « institution » avaient été avancées. René Massinon proposa même d’associer les bashin-gantahe à la procédure d’instruction devant les tribunaux104. Sur le plan politique, et plus

Dans le document Le tribunal face au terrain (Page 82-100)

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