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LE HASARD EN SOCIOLOGIE

A. Introduction à la notion de hasard en sociologie

La relative jeunesse de la discipline sociologique explique peut-être ses difficultés à constituer le hasard comme objet sociologique. D‟autres domaines de la connaissance plus anciens (théologie, philosophie, mathématique) se sont déjà approprié le concept et ont posé les termes des débats qu‟il peut susciter. Or, par souci de reconnaissance scientifique, les sociologues vont se conformer à cette vision préétablies de l‟aléa. Il en va ainsi de la théorie des jeux dans l‟évaluation des stratégies actionnelles par exemple. Mais au-delà des cadres de référence (limitatifs) imposés a posteriori, le hasard pose un problème de méthode à la sociologie, parfaitement résumé par Vilfredo Pareto : « Souvent les faits sur lesquels la

sociologie doit se fonder n’ont pas une très grande probabilité, et en particulier ne sont pas précis ; par conséquent, même en usant d’une logique rigoureuse, la théorie qu’on obtient d’un seul fait est peu probable ; elle l’est encore moins quand, à la logique rigoureuse, on substitue des inductions où les sentiments, le sens commun, les maximes usuelles, etc., jouent un rôle. Pour y remédier, il faut tout d’abord exclure autant que possible ces inductions, puis considérer non pas un, mais autant de faits qu’on peut, d’ailleurs toujours avec discernement, comme nous l’avons dit déjà. »401

La méthode de l‟induction majoritairement exclue de la discipline, la sociologie se heurte effectivement à un paradoxe. D‟une part, elle doit « faire ses preuves » pour s‟imposer dans le domaine scientifique et donc se plier aux motifs de crédibilité imposés par la communauté des savants déjà en place. Or, « selon un aphorisme très ancien, "la science est ennemie du

hasard", conception qui semble survivre à toutes les réfutations rationnelles »402. D‟autre

part, l‟objet d‟étude des sociologues repose sur des phénomènes mouvants, dus à des personnes agissantes, ce qui implique nécessairement une prise en compte de la dimension émotionnelle et sensible des faits observés. La complexité de la réalité sociale d‟individus en

401 Vilfredo Pareto (1919), Traité de sociologie générale, op. cit., p. 303.

402 François Lurçat (2002), « Le chaos et l‟Occident », in Bernard d‟Espagnat (sous la dir. de), Implications

philosophiques de la science contemporaine. Tome 1 : Le chaos, le temps, le principe anthropique, Paris, PUF, p. 5.

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interactions permanentes dépassant généralement les cadres d‟« une logique rigoureuse », les méthodes et les outils habituels ne peuvent suffire aux chercheurs et, parfois, l‟induction s‟avère nécessaire pour la compréhension. Le hasard, débordant des cadres d‟analyse classiques, met en évidence les limites idéologiques et méthodologiques auxquelles la sociologie se trouve confrontée et devient un objet dérangeant. Peu nombreux sont ceux reconnaissant son existence et apportant des clés à son étude, considérant qu‟il permet de

« rendre compte d’une multitude de phénomènes »403.

Dans ce chapitre, nous verrons comment les diverses approches de la sociologie rejettent ou éludent le hasard et évitent son étude tout en fournissant des clés de compréhension. De cette façon, on s‟aperçoit que différentes images servent à appréhender la notion, comme s‟il s‟agissait de taire un tabou et de l‟aborder par des biais détournés. Néanmoins, les observateurs identifient chaque fois des aspects concomitants de sa richesse, autant conceptuelle que réelle. On remarque l‟ambivalence, s‟avérant cruciale dans la compréhension des phénomènes aléatoires, entre volonté de détruire ou d‟intégrer la notion à la connaissance, entre caractères sapiens et demens d‟êtres humains foncièrement antagonistes, entre attraction et répulsion pour l‟angoisse anthropologique suscitée. C‟est alors pour mettre en lumière les éléments fondamentaux identifiés par les différents courants de pensée que nous présenterons quatre grandes figures du hasard, comme quatre caractères essentiels à sa compréhension. Ces figures se sont finalement dessinées au fil des investigations d‟abord confrontées à la pauvreté des analyses concernant le hasard lui-même. Notre volonté n‟étant pas de pointer les lacunes mais plutôt d‟en constituer une grille de lecture propice à développer le sujet, il nous a semblé que ces quatre critères permettaient de dresser les contours d‟une analyse sérieuse du hasard comme objet sociologique.

L‟image du désordre sera traitée en premier, par respect chronologique et parce qu‟elle demeure la plus explorée, ayant posé les sous-bassements de son étude et demeurant d‟une fécondité intarissable. A fortiori, le désordre a pour fonction de « conceptualiser » le hasard, en lui offrant un cadre d‟analyse fécond. Précisément, la relation de complémentarité ordre/désordre, par le biais de l‟entropie et de la complexité, amène à définir les vertus méthodologiques de l‟effet Cournot, souligne l‟angoisse anthropologique d‟un hasard croupier funeste de la vie humaine et finalement illustre son énergie créatrice au sein de la relation formelle.

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Le hasard défini comme moteur d‟action mène à une deuxième image, la sérendipité, concept protéiforme qui « humanise », pourrait-on dire, le hasard en le rapprochant de l‟homme social. Par le rapport positivé que le chercheur entretient à une serendipity indispensable à toute théorisation du monde social (Merton), on comprend l‟utilité de son utilisation dans des formes diverses, artistiques ou scientifiques et, en particulier professionnelles. Le hasard appliqué au monde du travail, alors qu‟il est d‟ordinaire réservé aux activités de jeu dans la vie courante, interroge sur la rationalité de ses utilisations.

De ses manifestations aux comportements qu‟il insuffle, le hasard s‟observe, maintenant, sous l‟angle de l‟irrationnel et des techniques de destruction mises en place de façon théorique pour l‟annihiler. Mais en assénant sa nécessité représentative de l‟antagonisme humain, cette troisième figure de l‟irrationnel suit un mouvement crescendo vers un aspect encore plus sensible du hasard, sa sacralité.

La dernière image du sacré permettra donc d‟apprécier la puissance d‟action du hasard dans ses fondements anthropologiques, comme substance, mana, hiérophanies et kratophanies plus ou moins quotidiennes. Ce cadre donne logiquement à voir des comportements ambivalents, actifs ou passifs, dirigés en tout cas par un jeu d‟attraction/répulsion pour un tremendum

majestas tout à fait irrationnel mais tellement créateur. L‟énergie dégagée par l‟effroi de la

transcendance inconnue et aléatoire s‟avère effectivement motrice et s‟incarne dans l‟exemple des superstitions. Ce dernier permet de présenter la pertinence de l‟anthropologie sociale pour étudier le hasard et l‟on verra, dans une partie méthodologique combien la sociologie de l‟imaginaire éclaire l‟étude du hasard, tandis que l‟approche constructiviste lui ferme toutes possibilités, encore plus, finalement, que l‟individualisme.

Tout au long de la réflexion, les courants sociologiques se verront interrogés pour leurs réticences et ouvertures à l‟étude du hasard, à travers les obstacles ou, au contraire, les clés d‟interprétation qu‟ils apportent. On constatera surtout la récurrence de l‟opposition et du rejet par le déterminisme donnant à voir son ardente résistance à une reconnaissance de l‟objet hasard. Historiquement influent, ce courant idéologique est logiquement le plus fervent adversaire du hasard. Cependant, si l‟on voit rapidement que l‟étude nécessite une approche moins positiviste, ses cloisonnements idéologiques et méthodologiques sont aussi les moins fermés à des approches complémentaires. La méthode boudonienne de l‟individualisme méthodologique en offre un bon exemple. Spécifiquement, pour nous, les effets Cournot et pervers révèlent à la fois les lacunes du déterminisme et la possibilité de l‟inclure aux

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modèles de compréhension de la structure des phénomènes sociaux. Par comparaison avec une approche telle que celle du constructivisme, les déterministes peuvent offrir une plus grande marge de liberté, comme cela s‟avèrera finalement à travers l‟exemple des superstitions.

Cependant, la volonté générale d‟atrophier le hasard fera apparaître des méthodes de son appréhension agissant comme sortes de « substituts » à une simple description et à des analyses déductives. La volonté de réduire les effets de l‟aléa (à défaut de résorber totalement) est clairement affichée quand il s‟agit de définir ses frontières, en l‟enfermant dans des cadres limitatifs, le plus souvent à vocation préventive. C‟est, bien sûr, le cas des probabilités Ŕ physiques et statistiques Ŕ comme des théories du choix rationnel.

Quand l‟image du désordre « conceptualise » le hasard, celle de la sérendipité l‟« humanise » en l‟associant aux activités sociales des individus, et tandis que l‟irrationnel tente de détruire l‟aléa, la sérendipité en révèle la nécessité. Enfin, l‟expression du sacré entérine ce caractère indispensable du hasard et témoigne de ses fondements anthropologiques. De ces figures conceptuelles ressortent cinq caractères fondamentaux du hasard présentés ici pour l‟essentiel dans un tableau fournissant la trame de la réflexion à suivre, de façon très générale, pour se voir compléter en conclusion :

Tableau 4 : Quatre figures conceptuelles du hasard

Figure conceptuelle Désordre Sérendipité Irrationnel Sacré

Rapport au hasard Conceptualise Humanise Annihile Révèle

Outil d’éviction Déterminisme

Méthodologie déductive Déterminisme Statistiques Rationalité Déterminisme Objectivité Positivisme Méthodologie déductive Constructivisme Caractère « fondamental » du hasard mis en perspective

Indépendant

Structurel Novateur Instantané Kratophanique

Références sociologiques Morin Boudon Merton Boudon Bachelard Morin Éliade Otto

Dans l‟ensemble, les deux notions de désordre et d‟irrationnel ont été les plus exploitées par les sciences sociales. Plus anciennes et aptes à détruire le hasard que la sérendipité et plus conformes à la logique positiviste que le sacré, ces dernières répondaient effectivement davantage au projet scientifique classique. Ce faisant, en les privilégiant, la sociologie les a

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également rendu fécondes, leur révision contemporaine tendant à leur réhabilitation et faisant apparaître des caractéristiques déterminantes du hasard.

B. Le désordre pour conceptualiser le hasard en sociologie

La première « image » retenue et le plus largement explorée par les sociologues pour aborder le hasard est celle du désordre, et les études sur cette thématique apparaissent sensiblement au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Probablement, ces penseurs ont été influencés par les travaux menés en physique à propos du second principe de la thermodynamique et de l‟entropie sur lequel il repose404

. À cette époque, les systèmes étudiés depuis le début du XIXe siècle (Sadi Carnot énonçait pour la première fois la deuxième loi de thermodynamique en 1824), commencent à quitter le domaine restreint des machines pour élargir le cadre général d‟application405. Grâce à ces évolutions scientifiques, l‟« ordre, Mot-Maître de la science

classique »406 se voit remis en cause dans son absolutisme et surtout dans son antagonisme avec le désordre. Mais la reconnaissance est lente car, si Héraclite reconnaissait déjà que « le

plus bel arrangement est un tas d’ordures disposées au hasard », pendant longtemps, au

contraire, les « lois de la physique […] ignorent la dispersion, l’usure et la dégradation.

L’Univers auto-suffisant s’auto-entretient à perpétuité. L’ordre souverain des Lois de la Nature est absolu et immuable. Le désordre en est exclu, de toujours, à jamais. Seule l’infirmité de notre entendement nous interdit de concevoir dans sa plénitude l’universel, impeccable, inaltérable, irrévocable déterminisme »407. S‟il est objet de réflexion, le hasard évoqué par Héraclite n‟est pas encore un sujet d‟études.

En général, la sociologie et l‟anthropologie considèrent plutôt, à l‟instar d‟Edgar Morin, que

« la conception moderne du désordre est beaucoup plus riche que l’idée du hasard, encore qu’elle la comporte toujours »408

. Les notions de désorganisation, chaos, incertitude et entropie409 sont plutôt privilégiées par le fondateur de La Méthode qui n‟aborde directement

404

Le concept d‟entropie a été introduit par Rudolf Clausius en 1850. Cf. Bernard Diu (1991), « Hasard et physique statistique », op. cit., p. 158.

405 Cf. Claude Saint-Blanquet (2004), « Le second principe de la Thermodynamique. Entropie », cours de L2 à

l‟Université de Nantes [En ligne : http://www.sciences.univ-nantes.fr/sites/claude_saintblanquet/synophys/42tro pi/42tropi.htm].

406

Edgar Morin (1977), La Méthode, Tome 1 : La Nature de la nature, Paris, Seuil, p. 33.

407 Ibid., p. 34.

408 En effet, Morin définit ensuite rapidement le désordre comme « un macro-concept comportant toujours de

l’aléa ». Voir Edgar Morin (1990), Science avec conscience, op. cit., p. 185.

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le hasard que plus tard410. Ce faisant, le désordre permettant de l‟approcher, deux approches complémentaires sont développées. En se plaçant dans le cadre de la « complexité

vivante »411, la première part du constat de la complémentarité ordre/désordre (B.1) pour finalement révéler les vertus méthodologiques du hasard comme outil de compréhension du social (B.2). La seconde, plus anthropologique, met l‟accent sur l‟angoisse morbide suscitée par le désordre (B.3) et, ce faisant, achève de démontrer la puissance du hasard comme moteur d‟actions sociales (B.4).

B.1. Complémentarité ordre/désordre : l’entropie et la complexité contre le

déterminisme

Le projet sociologique vise à établir la complémentarité de l‟ordre et du désordre, dans ses caractères nécessaire, irréfutable et inaliénable. En effet, s‟il paraît aujourd‟hui établi, ce lien n‟était pourtant pas évident pour un mode pensée binaire, habitué à séparer et opposer. La mythologie grecque nous rappelle cette dissociation hiérarchique, entre un chaos, sorte de prémonde terrifiant, monstrueux, et un cosmos rasséréné, univers en ordre organisé selon des règles. Or, héritière de cette conception dualiste opposant « Ubris, la démesure forcenée, à Dike, la loi et l’équilibre »412, la science classique a logiquement conservé l‟image d‟un ordre positif et d‟un désordre négatif. S‟ensuivit l‟utopie d‟un « univers éternellement et

substantiellement ordonné » faisant finalement oublier que le chaos est en fait une idée « d’indistinction, de confusion entre puissance destructrice et puissance créatrice, entre ordre et désordre, entre désintégration et organisation, entre Ubris et Dike »413.

B.1.1. Perceptions connotées et hiérarchisées du désordre : la réconciliation avec l’ordre par la pensée circulaire

Le courant déterministe en sociologie qualifie d‟anomique, une situation d‟affaiblissement des règles sociales qui guident les conduites et aspirations des individus, provoquant mécaniquement une augmentation de leur insatisfaction414. L‟idée largement reprise encore aujourd‟hui, stipule que la satisfaction d‟un individu est liée à l‟existence de cadres stables lui permettant d‟organiser son comportement et ses désirs en fonction d‟un système d‟attente

410 Le Tome I de La Méthode (La Nature de la nature) traite effectivement des concepts de désordre,

désorganisation, chaos, incertitude et entropie afin d‟expliquer la complexité du réel. Ce n‟est que dans le deuxième tome (La Vie de la vie) que le hasard est directement traité comme faisant partie du désordre.

411 Edgar Morin (1980), La Méthode, Tome 2 : La Vie de la vie, op. cit., p. 366. 412 Edgar Morin (1977), La Méthode, Tome 1, op. cit.,p. 57.

413 Ibid. 414

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défini. William Thomas et Florian Znaniecki parlent par exemple de démoralisation

(« demoralization »)415, concernant les paysans polonais immigrant en Europe et en Amérique. Or, cet effet de la transplantation serait dû à une « désorganisation sociale » également caractéristique des périodes de changements rapides et des phases de transition où les règles deviennent confuses et contradictoires416. Perceptible ici, le lien unissant désordre et désorganisation explique leur connotation négative mutuelle et surtout leur résolue opposition à l‟ordre si bien que, même encensé, le désordre se voit hiérarchisé. Le raisonnement philosophique résumé par Michel Serres est, à ce propos, évocateur : « Oui, le désordre

précède l’ordre, et seul est réel le premier ; oui le nuage, c’est-à-dire les grands nombres, précède la détermination et seuls les premiers sont réels. »417 Du côté de la sociologie, l‟analyse apparaît plus nuancée parce qu‟elle cherche à éviter les hiérarchisations horizontales (antérieur/postérieur) ou verticales (supérieur/inférieur).

C‟est à ce titre que la construction sociale du temps doit être revue car son schéma linéaire, borné par deux extrémités ultimes de début (naissance, levée du jour) et de fin (mort, tombée de la nuit), ne permet pas de concevoir la création d‟un système où tous les éléments sont reliés entre eux, fonctionnant en boucle. Si, pourtant, Gaston Bachelard attire l‟attention dès 1931 sur la fertilité d‟une vision roupnélienne (ponctiforme) de la temporalité418

, seule la mécanique quantique semble admise à en user, aujourd‟hui encore. Morin souligne ce rapport entre une vision bergsonienne du temps comme durée et la vision classique de l‟ordonnancement du monde, véritable « Univers horloge »419. Ainsi, à l‟image des aiguilles

fixées au centre du cadran, le problème tourne en rond ; la conception temporelle linéaire et continue exclue le désordre parce que celui-ci la déstabilise, prenant alors les traits de l‟accident. Une peur généralisée de l‟accident s‟installe et rend impossible la construction d‟un nouveau schéma temporel qui permettrait de réhabiliter le désordre socialement. C‟est pourquoi finalement, seule la mécanique quantique peut faire valoir le caractère purement instantané du temps. Isolée du monde réel, donc de la vie sociale, elle peut affirmer et vivre

415 William Thomas et Florian Znaniecki (1919), The Polish Peasant in Europe and America, vol. II, New York,

Alfred Knopf.

416 Raymond Boudon (2008), « Anomie », op. cit.

417 Michel Serres (1974), « Les sciences », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (sous la dir. de), Faire de l’histoire,

Paris, Gallimard, p. 598.

418 Gaston Bachelard (1992a), L’Intuition de l’instant, op. cit.

419 « Cet Univers horloge marque le temps et le traverse de façon inaltérable. Sa texture, partout la même, est

une substance incréée (la matière) et une entité indestructible (l’énergie). » Voir Edgar Morin (1977), La Méthode, Tome 1, op. cit., p. 33.

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selon des lois différentes420. Pour la sociologie, la difficulté de penser le désordre dans toute sa complexité tient à ce qu‟elle doit briser cette barrière entre deux univers microscopique (quantique) et macroscopique (social) : « Pourquoi alors ne pas accepter, comme

métaphysiquement plus prudent, d’égaler le temps à l’accident, ce qui revient à égaler le temps à son phénomène ? Le temps ne se remarque que par les instants ; la durée […] n’est sentie que par les instants. »421

L‟idée morinienne d‟une logique de pensée circulaire répond à cette volonté de réunir ordre et désordre par la relation fondamentale qui les unit et repose sur leurs incessantes interactions.

« Ce qui est seul réel, c’est la conjonction de l’ordre et du désordre »422, parce que seule cette action conjuguée des deux forces antagonistes permet la formation d‟une organisation active :

« Le désordre est partout en action. Il permet (fluctuations), nourrit (rencontres) la constitution et le développement des phénomènes organisés. Il co-organise et désorganise, alternativement et en même temps. »423Surtout, le désordre crée des interactions par ses mouvements permanents de turbulence (contrairement à une position statique), tout comme un individu fait des rencontres en se déplaçant et non en restant enfermé chez lui. De ces échanges naît une relation, et sa mise en ordre permet l‟émergence d‟un système organisé. Cependant, créer ces interactions ne suffit pas, il faut ensuite les entretenir ; on le voit dans la vie sociale, une organisation, quelle qu‟elle soit, nécessite en permanence des échanges (communicationnels, économiques ou laborieux) pour perdurer.

Désordre, ordre, interactions (ou rencontres) et organisation s‟autoalimentent en permanence, formant une « boucle tétralogique » représentative de ce fonctionnement dynamique d‟autocréation permanente : « La boucle tétralogique signifie que les interactions sont

inconcevables sans désordre, c’est-à-dire sans inégalités, turbulences, agitations, etc., qui provoquent les rencontres. Elle signifie qu’ordre et organisation sont inconcevables sans interactions. Nul corps, nul objet ne peut être conçu en dehors des interactions qui l’ont constitué, et des interactions auxquelles il participe nécessairement. »424

420 À propos des lois probabilistes régissant les systèmes quantiques, Jean-Marc Lévy-Leblond explique que « la

probabilité apparaît ici comme nécessité par l’articulation indispensable entre le niveau quantique propre et le niveau macroscopique, différent, celui de la plupart des questions qui nous intéressent ». Cf. Jean-Marc Lévy- Leblond (1991), « Hasard et mécanique quantique », op. cit., p. 193.

421 Gaston Bachelard (1992a), L’Intuition de l’instant, op. cit., p. 33. 422 Edgar Morin (1977), La Méthode, Tome 1,op. cit., p. 75.

423 Ibid. 424

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B.1.2. Non-réciprocité ordre/désordre : l’indépendance du hasard

Toutefois, en regardant de plus près le principe d‟entropie dont s‟inspire la conception morinienne, la relation de nécessité entre ordre et désordre n‟apparaît pas totalement réciproque. Erwin Schrödinger a distingué deux sens à l‟entropie : l‟un positif tendant vers toujours plus de désordre, désorganisation, dégénérescence, et l‟autre négatif, réorganisateur, régénérateur, allant vers toujours plus d‟ordre425

. Or, cette seconde polarité, appelée

« néguentropie »426, vit seulement par réaction à son inverse. L‟entropie incarnant la présence permanente du désordre et sa célérité, la néguentropie est la polarité inverse de décroissance,

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