Partie I : Champ scientifique, habitus scientifique et formation doctorale
V- 2. Les habitus disciplinaires
Deux publications permettent de disposer d’éléments factuels sur la notion d’habitus
disciplinaire. La première de 2004 intitulée « Variations autour du travail des
universitaires » a été réalisée par Becquet et Musselin
2. La seconde a été publiée en
2005 sous la signature de Sylvia Faure, Charles Soulié et Mathias Millet avec pour
titre « Enquête exploratoire sur le travail des enseignants chercheurs. Vers un
bouleversement de la table des valeurs académiques
3». Cette étude a pour objectif de
« cerner le mieux possible les manières de travailler et les conditions matérielles
effectives d’exercice du métier d’enseignant chercheur aujourd’hui, lesquelles
évoluent rapidement »
4.
Ces deux publications analysent les pratiques universitaires en matière
d’enseignement et de recherche. Elles sont toutefois centrées sur le métier
d’enseignant chercheur alors que notre objet central est le doctorant. Peut-on dès lors
s’inspirer de ces travaux pour fonder notre réflexion sur l’habitus disciplinaire ? Loin
de constituer un handicap, le fait de s’intéresser aux enseignants constitue pour notre
problématique une chance. En effet, conformément au développement général qui
précède sur la notion d’habitus, ce dernier est « formé », « structuré » par les
expériences individuelles, expériences au nombre desquelles figurent bien entendu les
interventions de la formation. Et, dans ce cadre, c’est parce que les expériences
individuelles des doctorants diffèrent selon le champ disciplinaire que l’habitus
disciplinaire du doctorant sera différent. C’est parce que les pratiques de recherche et
d’encadrement sont peut-être différentes selon les champs disciplinaires que les
pratiques de recherche mises en œuvre par les doctorants différeront selon le champ
1
Bourdieu, P. La distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, p 191.
2
Becquet V et Musselin C. Variations autour du travail des universitaires, Paris, Centre de Sociologie
des Organisations, 2004.
3
Sylvia Faure et Charles Soulié, avec Mathias Millet, Enquête exploratoire sur le travail des
enseignants chercheurs. Vers un bouleversement de la « table des valeurs académiques » ? Groupe de
recherche sur la socialisation, 2005.
4
disciplinaire d’appartenance. Il est donc particulièrement utile de disposer d’un
tableau des habitus des enseignants chercheurs pour identifier les variables
susceptibles de contribuer à la formation de l’habitus des doctorants.
Sylvia Faure, Charles Soulié et Mathias Millet notent qu’« il est clair que les modes de
production des enseignants chercheurs différent assez sensiblement d’une discipline à
l’autre. Et l’on peut raisonnablement penser que cela se répercute ensuite sur leurs
visions et pratiques de la recherche, comme de l’université, contribuant ainsi à fonder
socialement l’opposition entre disciplines les plus livresques, ou théoriques, et
disciplines plus empiriques, à visées plus directement pratiques… Ces oppositions
travaillent aussi, mais en interne, chacune des disciplines, ainsi sans doute que la
conscience « individuelle » des enseignants chercheurs, en fonction notamment de leur
position relative dans leur univers d’appartenance ».
A la fin du 19
èmesiècle, la division du travail scientifique est acquise et l’identité
professionnelle des universitaires se constitue « autour de principes propres aux
disciplines ». Les travaux réalisés par Musselin sur l’histoire de l’enseignement
supérieur montrent l’impact des disciplines dans la structuration des universités, des
facultés, des UFR, l’impact également des disciplines dans la gestion des carrières des
universitaires qui doivent faire la preuve de leur appartenance disciplinaire, de leur
appartenance au milieu. Les pratiques professionnelles des enseignants chercheurs
montrent qu’existe « un processus de socialisation (disciplinaire) (qui) structure le
travail de recherche. Les contraintes qui lui sont propres (variant selon les disciplines)
contribuent à orienter l’organisation quotidienne du métier et les choix de carrière qui,
en retour, vont plus ou moins renforcer la socialisation professionnelle par/dans la
recherche ».
Quels sont les facteurs différenciateurs les plus saillants entre les secteurs
disciplinaires ? Selon les études référencées plus haut ils sont au nombre de six.
- la dimension collective ou individuelle du travail de recherche : L’essentiel des
disciplinaire de l’enseignement supérieur et de la recherche
1: « Ainsi en sciences,
l’existence de véritables laboratoires de recherche, avec une division du travail très
poussée, des pratiques de recherches, comme de publications, plus collectives, une
présence sur site plus importante des enseignants, et enfin des budgets de recherche
nettement plus conséquents, sont des facteurs très structurants de l’activité
scientifique ».
- La dimension collective de l’activité d’enseignement : Ces différences ne sont pas
dues qu’aux conditions différentes de l’environnement de la recherche mais aussi à
l’enseignement qui exerce des contraintes spécifiques en sciences avec notamment des
expérimentations qui « demandent un travail plus collectif des équipes enseignantes,
qui va au-delà de la simple articulation entre cours/TD, ou de la gestion annuelle, ou
semestrielle, du « catalogue des cours ». Les deux recherches citées plus haut
montrent que les « sciences font plus intervenir des relations de dépendance avec les
collègues, ainsi qu’avec leurs étudiants « avancés » en matière de recherche (celle-ci
se faisant plus collectivement que dans les autres disciplines) ».
- Les pratiques de confrontation au « milieu » et les motivations des chercheurs : « Pour
la plupart des enseignants-chercheurs, l’ethos du métier repose sur le souci du travail «
bien fait ». La plus forte gratification est la reconnaissance de leur travail par les
étudiants, mais aussi et surtout par la communauté scientifique à travers les
publications, lesquelles conditionnent l’avancement dans la carrière ». La
confrontation au milieu lors de la soumission d’articles aux comités de lecture des
revues scientifiques, l’envoi de projets de communications en colloques,
l’organisation de séminaires sont autant d’activités du professionnel chercheur.
Existe-t-il des différences selon les champs disciplinaires ?
- La durée de thèse et le financement des études doctorales : Les réponses données par
les enseignants chercheurs aux deux enquêtes montrent que la durée de thèse est plus
brève en sciences fondamentales, et que dans ce secteur on bénéficie nettement plus
souvent d’une allocation, ou d’une bourse de recherche, tandis que les répondants en
lettres histoire ont plus fréquemment un poste d’ATER, et surtout ont nettement plus
1
Voir, Sylvia Faure et Charles Soulié, avec Mathias Millet, Enquête exploratoire sur le travail des
enseignants chercheurs. Vers un bouleversement de la « table des valeurs académiques » ? Groupe de
recherche sur la socialisation, 2005.
souvent « financé leur thèse eux-mêmes, notamment en travaillant dans
l’enseignement secondaire en tant qu’agrégé ou certifié (c’est le cas des langues
aussi). Tout se passe comme si l’enseignement secondaire constituait la « base arrière»
de ces disciplines, leur infrastructure économique. Base arrière, comme de repli
éventuel, qui fait à peu près complètement défaut chez les répondants de sciences
humaines et sociales modernes, qui se distinguent aussi par une précarité
professionnelle accrue, attendu qu’ils ont nettement plus souvent eu recours à un
emploi de type alimentaire (d’employés ou d’ouvriers), aux emplois de surveillant
dans le secondaire, à des contrats de recherche, à des vacations tant dans la recherche
que dans l’enseignement supérieur, ainsi qu’à des emplois « d’Autres enseignants »,
notamment en tant que formateurs. Manifestement, c’est en sciences humaines et
sociales que la dispersion est maximale dans les modes de financement des thèses, ce
qui atteste de leur faible degré de reconnaissance tant académique, sociale,
qu’économique ».
- Des différences de nature du travail : Sur le plan des activités développées, les
disciplines structurent également la distribution du temps de la recherche : « les
disciplines lettres, histoire et langues consacrent nettement plus de temps au travail de
rédaction, publication, ce qui tend alors peut être à rapprocher leur habitus, du métier
de celui des écrivains. Les préoccupations stylistiques, formelles, prennent une part
sans doute plus importante dans ces disciplines que dans les sciences sociales
modernes, ce qui n’est d’ailleurs pas sans produire des effets de distinction. Ainsi, il
est plus courant de louer « le style » des historiens, philosophes ou littéraires, que
celui des sociologues, psychologues ou géographes ». Enfin, on note qu’en lettres
histoire l’activité de recherche, comme de rédaction, se font de manière
essentiellement solitaire.
- Sur le plan des outils mobilisés il apparaît qu’« En sciences, comme en sciences
humaines et sociales, le travail de recherche dépend massivement de la production de
données et de la vérification d’hypothèses via la mise en œuvre de manipulations
(sciences) ou d’un travail d’enquête sur le « terrain »… Quant aux sciences, elles se
distinguent par l’importance du travail d’expérimentation, manipulation,
programmation informatique, lequel suppose alors de disposer du matériel nécessaire,
qui est souvent très coûteux ».
La structuration disciplinaire s’accompagne donc de « professionnalités » différentes,
de pratiques différentes qui vont structurer l’habitus « professionnel » des doctorants
selon :
- la dimension collective ou individuelle du travail de recherche,
- La dimension collective de l’activité d’enseignement,
- Les pratiques de confrontation au « milieu »,
- La durée de thèse et le financement des études doctorales,
- Des différences de nature du travail.
- Des différences dans la mobilisation des outils mobilisés.
Dans le document
Organisation et conditions de la formation des doctorants dans le cadre de l'université française
(Page 94-98)