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C. Irruption des morts dans l'espace des vivants

III. EVOLUTION DE LA FIGURE TRAGIQUE DU HEROS

1. L'héroïne et son double

Les personnages féminins de Rwanda 94 et d'Incendies mènent l'action. Jacques Delcuvelle- rie a tenu à ce que le spectacle comporte le témoignage d'une femme celui de Yolande Mukaga- sana a été retenu après plusieurs entrevues. Le déroulement de la pièce se poursuit avec la journa- liste, Madame Bee Bee Bee qui part à la cherche de la vérité après la promesse faite aux specta- teurs . Elle est aidée de Jacob, un ébéniste. Madame Bee Bee Bee est à la fois un repère et un guide que le spectateur suit tout au long de la pièce. Incendies donne également aux femmes les rôles titres.

Dans notre questionnement sur le genre tragique nous n'avons pu nous empêcher de les met- tre en lien avec les personnages féminins de la tragédie grecque. Bien que Nawal et Sawda pas- sent plusieurs années côte à côte pour combattre les miliciens, Nawal décide d'agir seule pour tuer leur chef. Elle refuse que Sawda l'accompagne dans cet acte, elle choisit d'en assumer seule les conséquences. Electre et Antigone essuient le refus de leurs soeurs respectives qui ne veulent pas les aider à accomplir leur dessein. En effet, il est impossible pour Chrysotémis de venger la mort de son père Agamemnon au côté de sa soeur Electre en tuant sa mère Clytemnestre, tout comme il n'est pas envisageable pour Ismène de ne pas obéir aux ordres de Créon qui a interdit une sépul- ture à Polynice leur frère. Les héroïnes grecques choisissent d'aller au bout de ce qu'elles estiment être leur devoir mais elles auraient aimé être accompagnées dans ce choix. Madame Bee Bee Bee quant à elle va chercher un compagnon de voyage dans sa quête de la vérité « Je vous invite à re- cueillir avec moi la vérité »dit-elle à Jacob, l'ébéniste juif rescapé de la seconde guerre mondiale. Alors que les femmes de la tragédie grecque puisent leur héroïsme dans l'acceptation de leur soli- tude, les femmes d'Incendies et de Rwanda 94 sont aidées par un autre personnage.

Ce double ne fait pas partie du cercle familial, les auteurs ont mis en scène la rencontre en- tre le héros et son double. Il n'y a pas de rapport de subordination entre eux. Alors que Nawal et Sawda se confondent, la « femme qui chante » est tantôt l'une, tantôt l'autre, le rapport entre Bee Bee Bee et Jacob est distancié. Dès leur première rencontre le dialogue est brechtien, les person- nages s'adressent au public qui devient un protagoniste de la pièce. Quand ils parlent aux specta- teurs de leur partenaire, c'est à la troisième personne du singulier qu'ils le font :

« JACOB.-(au public)

Bee Bee Bee s'est alors tournée vers moi. Monsieur, ayez confiance, a-t-elle dit.

BEE BEE BEE.- (au public)

Regardez-moi.

N'allez pas tout de suite au pire. Je veux être avec eux.

De leur côté. […]

Laissez-moi, monsieur, vous montrez ceci. »150

La distanciation brechtienne à l'œuvre ici, confirme l'idée que l'association entre Jacob et Bee Bee Bee est toute entière tournée vers le spectateur à qui on donne une place à côté des personnages dans le cheminement de la vérité.

Mais le rapport entre eux ne fonctionne pas uniquement sur le mode brechtien, dans le cha- pitre intitulé « Si c'est un Homme »151, le mode d'énonciation est celui du dialogue entre deux

personnages qui s'adressent l'un à l'autre. Le rapport entre Bee Bee Bee et Jacob est donc à la fois distant et proche, distant pour laisser une place au spectateur et proche pour partager une expé- rience.

Cependant l'amitié ne brise pas la solitude des héroïnes. Nawal se retrouve seule en prison face à son bourreau et Bee Bee Bee est seule face Monsieur UER, responsable des programmes de la chaîne télévisuelle et le journaliste Dos Santos qui s'opposent à la diffusion de son émission. Bee Bee Bee quitte la scène après ce refus, elle aura occupé toutes les scènes exceptées celles de la première partie et de la dernière. Elle n'est jamais dans l'expression exarcerbée de ses senti- ments, son rôle est didactique, elle est une sorte de « Sainte Jeanne des Abattoirs »152, c'est par la

réflexion qu'elle combat et son histoire personnelle n'est jamais un enjeu.

150 . Rwanda 94, op.cit., p82. 151 . Op. cit., p107.

Dans Incendies, on peut observer sur scène une volonté du metteur en scène dans la direc- tion d'acteurs de pousser à l'extrême l'expression de la douleur des femmes par un texte qui est parfois crié, l'effet produit est d'installer l'interprétation dans un registre pathétique. Lors de son accouchement, Nawal (scène 8) hurle très longtemps, pendant la scène du bus (19), les deux fem- mes hurlent très fort leur texte. Dans ces moments particulièrement tendus, le directeur d'acteurs a fait de ces cris un choix esthétique. Les femmes expriment de façon excessive leur douleur, c'est ainsi que les a dirigées Wajdi Mouawad.

Simon, jumeau de Jeanne est aussi un héros d'Incendies. Il est au second plan, parce qu'il résiste longtemps à respecter les dernières volontés de sa mère, c'est Jeanne qui est moteur dans la quête. Mais aidé, lui aussi par un double, il apporte une pièce maîtresse au puzzle familial.

Hermille Lebel est ce double qui est bien plus que le notaire de Nawal, il est aussi son ami. Il fait le constat de son attachement à la femme qui chante, le jour de son enterrement où il s'éver- tue à faire respecter les volontés du testament:

« Parce que cette femme qui est au fond du trou, la face contre terre, que toute ma vie j'ai appelée Madame Nawal, est mon amie. Je ne sais pas si ça a du sens pour vous, mais moi, je ne savais pas que ça en avait autant pour moi. »153

Le notaire Hermine Lebel se propose d'aider Simon à retrouver son frère après la lecture du ca- hier rouge. Ils partent ensemble pour le Liban sur les traces de Nihad Harmanni, son frère. Simon découragé par la difficulté de retrouver un inconnu avec peu d'indices est prêt à abandonner sa quête. Il veut ouvrir l'enveloppe sans la remettre à son frère. Hermille Lebel lui interdit un tel acte et le pousse à poursuivre :

Hermile Lebel et Simon au milieu du désert.

SIMON.- Il n'y a rien par là !

HERMILE LEBEL.- Mais le milicien nous a dit d'aller par là ! SIMON.- Il aurait bien pu nous envoyer chier aussi.

HERMILE LEBEL.- Pourquoi il aurait fait ça?

SIMON. Pourquoi pas?

HERMILE LEBEL.- Il était bien correct! Il nous a dit d'aller trouver un dénom- mer Chamseddine, le chef spirituel de toute la résistance de la région du sud. Il nous a dit d'aller par là, on va par là.

SIMON. -Et si on vous dit de vous tirer une balle dans la tête…

HERMILE LEBEL.- Je ne vois pas pourquoi on me demanderait de faire une chose pareille!

SIMON.- Bon. Qu'est-ce qu'on fait, là?

HERMILE LEBEL.- Qu'est-ce que vous voulez faire?

SIMON.- On ouvre l'enveloppe que je suis supposé remettre à mon frère! On arrête de jouer à la cachette!

HERMILE LEBEL.- Y en est pas question! SIMON.- Qu'est-ce qui m'empêche?!

HERMILE LEBEL.- Écoute-moi bien, mon petit garçon, parce que je ne le répé- terai pas d'ici jusqu'à Mathusalem! Cette enveloppe ne t'appartient pas! Elle ap- partient à ton frère. »154

Hermille Lebel parvient grâce à son franc-parler à détendre les situations nouées, les expressions qu'il emploie viennent du français québécois et provoquent souvent le rire. De part sa fonction, il est amené à s'occuper de régler des litiges ou à faire respecter les dernières volontés de ses clients. C'est une tâche qui n'est pas toujours facile qu'Hermille Lebel remplit avec humour et sérieux. Le notaire représente une autorité législative mais aussi paternelle. Il accompagne Simon pour l'aider à aller jusqu'au bout de sa recherche. Ils s'affrontent comme peuvent le faire deux membres de la même famille, mais Simon respecte le notaire et finit par écouter ses conseils.

Les héroïnes d'Incendies et de Rwanda 94 sont transformées par l'apprentissage d'un sa- voir : l'écriture pour Nawal et l'histoire rwandaise pour Bee Bee Bee. Dans quelle mesure le sa- voir aide -t-il la quête ? Est-il un rempart contre l'aveuglement du héros?

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