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Dans la société de consommation, la denrée que l’homme consomme le plus, c’est l’optimisme. Depuis le temps que la planète était bourrée de tout ce qu’il fallait pour la détruire – et avec elle, au besoin, les planètes les plus proches –, on avait fini par dormir tranquille. Chose bizarre, l’excès même des armes terrifiantes et le nombre grandissant des nations qui les détenaient apparaissaient comme un facteur rassurant. De ce qu’aucune, depuis 1945, n’avait encore utilisée, on augurait qu’on n’oserait et qu’il ne se passerait rien. On avait même trouvé un nom et l’apparence d’une haute stratégie à cette fausse sécurité où nous vivions. On l’appelait « l’équilibre de la terreur ».

Il faut bien dire aussi : rien, absolument rien, dans les semaines qui précédèrent le jour J, ne l’avait laissé prévoir. Il y avait bien des guerres, des famines et des massacres. Et çà et là, des atrocités. Les unes flagrantes – chez les sous-développés, les autres, plus cachées – chez les nations chrétiennes. Mais rien, en somme, que nous n’ayons déjà observé dans les trente années passées. Tout cela se situait d’ailleurs à une distance commode, chez les peuples lointains. On était ému, certes, on s’indignait, on signait des motions, il arrivait même qu’on donnât un peu d’argent. Mais en même temps, tout au fond de soi, après toutes ces souffrances vécues par procuration, on se rassurait. La mort, c’était toujours pour les autres178.

Les nouvelles interprétations des années 1990 concernant les relations internationales au cours de la guerre froide – évoquées dans l’introduction – entraînent un véritable renouvellement conceptuel : aujourd’hui, on parle davantage de « guerre froide culturelle » ou de « guerre idéologique » pour mieux saisir la réalité de l’affrontement. « L’équilibre nucléaire » impose la prudence et rend moins plausible une confrontation armée entre les deux superpuissances179, désormais conscientes de la vulnérabilité de la planète face au danger atomique. Ainsi, la guerre froide acquiert une dimension idéologique dans laquelle le

178 MERLE, Robert, Malevil, Paris, Gallimard, 2012, pp. 73-74.

179 Après la Seconde Guerre mondiale, le monde entre dans un nouveau système de puissances. Ce

bouleversement de la scène internationale entraîne également un renouvellement conceptuel. Dès lors, les États- Unis et l’Union soviétique se désignent plus régulièrement sous le terme de « superpuissance », ce qui révèle un changement structurel de l’ordre mondial, marqué par la consolidation des deux grands vainqueurs de la guerre – Washington et Moscou – et par leur capacité accrue d’hégémonie. Les « superpuissances » sont désormais capables de mettre en état de dépendance d’autres nations pour ainsi former un « camp » qu’elles contrôlent et dont elles sont le modèle. ALLAIN, Jean-Claude et FRANK, Robert, « La hiérarchie des puissances », in FRANK, Robert, Pour l’histoire des relations internationales, op. cit., pp. 172-174.

rapport de forces traditionnellement centré sur la supériorité militaire se modifie en faveur du politique. Moscou et Washington doivent, par conséquent, réévaluer leurs priorités internationales en fonction des singularités du conflit. Nous sommes face à un antagonisme atypique nourri par le choc constant entre visions du monde et « modes de vie » incompatibles180 . Dans ce cadre, les États-Unis et l’URSS cherchent à stimuler le rayonnement des doctrines préconisées. Pour s’assurer la diffusion efficace de leur modèle, les superpuissances élaborent des programmes qui font de la culture une « arme » privilégiée d’influence politique.

Dans la mesure où les pays du Tiers-monde s’intègrent dans la logique de guerre froide, les diplomaties culturelles visent de plus en plus de nations. Suite à la conférence de Bandung en avril 1955, les territoires d’Asie et d’Afrique entrent avec fermeté dans le conflit global et deviennent un enjeu clé de la politique étrangère des puissances. Côté soviétique, les campagnes de propagande culturelle s’érigent en pilier essentiel de la « coexistence pacifique », une doctrine ardemment encouragée par l’administration Khrouchtchev. En ce qui concerne l’Amérique latine, après la Révolution cubaine le continent s’insère de plain- pied dans la guerre froide du Kremlin. De fait, avec l’entrée des « barbus » à La Havane en janvier 1959, le Nouveau Monde connaît une intense « bataille pour les idées ». Ainsi, les pays latino-américains deviennent témoins et acteurs d’une rivalité dans laquelle la présence croissante de l’URSS parvient à affaiblir la place historiquement dominante du « voisin du Nord ».

1.1.-Une guerre pour les idées

Malgré l’extrême hostilité internationale, la guerre froide ne provoque pas de confrontation armée directe entre les deux grandes puissances. La crise globale acquiert une dimension principalement idéologique incitant Moscou et Washington à propager une image séduisante du modèle représenté plutôt qu’à chercher à obtenir des récompenses matérielles ou territoriales. Nous nous retrouvons face à une guerre pour les idées à travers laquelle les deux camps prétendent légitimer leurs convictions devant les yeux du monde. Nigel Gould-Davies

180 LEFFLER, Melvyn, For the Soul of Mankind: the United States, the Soviet Union, and the Cold War, New

souligne l’importance des stratégies non militaires destinées à « conquérir les esprits »181.

Pour Odd Arne Westad, ce sont justement ces enjeux qui stimulent des plans d’intervention sophistiqués, engendrant des tensions accrues dans les territoires étrangers182. Contraints par

« l’équilibre nucléaire », qui fait de la lutte militaire une menace bien réelle pour l’avenir de l’humanité183, les superpuissances conçoivent des campagnes de persuasion à l’échelle

mondiale appelées à remplacer des politiques d’agression directe. C’est ainsi qu’une véritable « guerre psychologique », destinée à « gagner les cœurs et les esprits »184 des populations, se met en place. Comme nous l’observerons à présent, le caractère prioritaire des mécanismes de transmission d’une image séduisante se consolide dans la mesure où la conscience du danger atomique se répand.

1.1.1.-Le caractère dissuasif de « l’équilibre nucléaire » : du déclenchement de la guerre froide à « l’ère de la détente »

Le 29 août 1949 marque une date charnière dans l’histoire du monde contemporain : c’est à ce moment-là que les Soviétiques réussissent à tester efficacement leur première bombe atomique. Le succès de l’opération ne satisfait cependant pas entièrement les responsables du Kremlin car, contrairement aux attentes, les Américains la détectent avec une extrême rapidité et, de surcroît, ils ne tardent pas à rendre publique leur découverte185. À moins d’un mois de

l’explosion nucléaire, le 23 septembre 1949, le président Harry Truman s’adresse à ses concitoyens et il leur signale que cet événement a été largement anticipé :

181 GOULD-DAVIES, Nigel, “The Logic of Soviet Cultural Diplomacy”, op. cit., pp. 193-194. 182 WESTAD, Odd Arne, La guerre froide globale, op. cit., pp. 15-18.

183 John Lewis Gaddis insiste de façon systématique sur l’impact décisif de « l’équilibre nucléaire » dans la

configuration de la guerre froide. Voir notamment la conclusion de son ouvrage-bilan, GADDIS, John Lewis,

The Cold War: A New History, New York, Penguin Books, 2007.

184 Cette expression, très régulièrement invoquée pour rendre compte des particularités de la guerre froide, a été

popularisée par le président Dwight Eisenhower pour faire référence aux stratégies des décideurs étatsuniens. Pour plus de détails sur la rhétorique d’Eisenhower, voir l’ouvrage de l’historien OSGOOD, Kenneth, Total Cold

War. Eisenhower’s Secret Propaganda Battle at Home and Abroad, Lawrence, University Press of Kansas,

2006.

185 ROMER, Jean-Christophe, « L’URSS après 1945 : l’obsession atomique », in DELMAS, Jean et KESSLER,

Jean (éds.), Renseignement et propagande pendant la guerre froide, 1947-1953, Bruxelles, Complexe, 1999, pp. 58-59.

« Nous avons la preuve qu’au cours des dernières semaines, une explosion atomique s’est produite en URSS. […]

Voici près de quatre ans, j’ai souligné que l’opinion scientifique semble être pratiquement unanime quant au fait que les connaissances théoriques sur lesquelles est basée la découverte sont déjà largement répandues. […] Et, dans la déclaration des trois nations faite par le président des États-Unis et des premiers ministres du Royaume-Uni et du Canada, en date du 15 novembre 1945, il a été souligné qu’aucune nation ne peut, en fait, avoir le monopole des armes atomiques »186.

La guerre froide se déclenche donc au début de « l’ère nucléaire », dans un contexte où l’état de développement des armements implique un « tout ou rien », c’est-à-dire une situation dans laquelle l’escalade des tensions militaires est susceptible de produire une « guerre totale ». C’est précisément cela qui amène l’historien Claude Delmas à formuler un commentaire éclairant à propos de la confrontation Est-Ouest : « Limitation des moyens au service d’enjeux illimités, telle est la caractéristique fondamentale de la guerre froide »187. De

fait, malgré l’utilisation d’une rhétorique alarmiste de la part de certaines autorités, la singularité du conflit réside dans le fait que l’équilibre des forces rend très difficile l’éclatement d’une Troisième Guerre mondiale188. Certes, il y a une période allant de 1947 –

année de l’exposé officiel de la « Doctrine Truman »189 – à avril 1951 – date qui marque un

tournant des affrontements de la Guerre de Corée190 – au cours de laquelle la peur s’empare véritablement d’un certain nombre de dirigeants. Mais dès que la parité nucléaire devient une donnée incontestable, les stratèges des superpuissances prennent définitivement conscience de la nécessité d’abandonner la possibilité armée. Pour le Kremlin, la décision d’exclure

186 TRUMAN, Harry, « Déclaration sur la bombe atomique russe », in DELMAS, Claude, Armements nucléaires

et guerre froide, Paris, Flammarion, 1971, p. 122.

187 Ibid., p. 22.

188 HOBSBAWM, Eric, L’Âge des extrêmes. Le Court Vingtième Siècle, 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 2000,

p. 305.

189 La « Doctrine Truman » est une politique du gouvernement américain annoncée pour la première fois par

Harry Truman au cours d’une allocution en mars 1947 devant le Congrès de son pays. Elle vise à prévenir sur le caractère menaçant de l’expansion communiste, tout en justifiant l’ingérence extérieure de Washington ainsi que la possibilité de s’opposer aux interventions soviétiques. Dans ses mémoires, l’ancien président décrit la méfiance des autorités américaines envers la politique jugée interventionniste de l’Union soviétique : « la nouvelle menace qui se dressait devant nous paraissait tout aussi grave que l’avait été celle de l’Allemagne nazie et de ses amis ». Cette situation justifie une attitude de confrontation : « L’inaction, une politique de repli, des concepts genre ‘forteresse américaine’, ne pourrait avoir qu’un seul résultat : faire cadeau à la Russie de vastes régions du globe qui se refusaient encore à elle ». Le 5 avril 1947, Truman insiste sur ses idées à l’occasion du dîner annuel de la Journée Jefferson : « Il faut que nous agissions à temps – avant même que le temps soit venu – pour étouffer les premières lueurs de toute conflagration qui risquerait d’embraser l’univers entier ». TRUMAN, Harry, Mémoires, Paris, Plon, 1956, vol. 2 : « Années d’épreuves et d’espérance. L’Alliance atlantique, 1946- 1950 », pp. 118-119 et 126.

190 C’est à ce moment-là que le président Truman décide de limoger le général Douglas McArthur, le

commandant des forces américaines qui poussait à l’extrême ses stratégies offensives. HOBSBAWM, Eric,

l’utilisation d’armes pour le développement du conflit est sans doute une démarche gênante d’un point de vue théorique : elle remet en cause l’idée léniniste selon laquelle la guerre constitue un moyen de faire progresser la révolution socialiste191.

La logique dissuasive du nucléaire se renforce lors de la première explosion d’une « bombe H » (aussi connue sous l’appellation de bombe thermonucléaire ou bombe à fusion) américaine, le 1er novembre 1952, suivie huit mois plus tard d’une opération soviétique équivalente. Cette bombe, considérée comme près de 200 fois plus puissante que celle d’Hiroshima192, impose définitivement la modération par la reconnaissance généralisée de

l’irrationalité du recours à la force. À la crainte grandissante envers le pouvoir destructeur des armements désormais disponibles, s’ajoute un facteur non négligeable : celui de l’incertitude des superpuissances vis-à-vis du progrès technique de la contrepartie. L’incapacité de prévoir le comportement de l’ennemi contribue à consolider l’équilibre forcé qui s’installe sur la scène internationale. D’ailleurs, les stratèges des deux camps idéologiques jugent souvent de façon inexacte les intentions de l’autre193.

Immédiatement après la mort de Staline en mars 1953, ses successeurs adoptent une approche prudente concernant les dangers de « l’ère nucléaire ». Lavrenti Beria et Gueorgui Malenkov, qui perçoivent les risques du discours agressif stalinien, s’engagent graduellement dans une politique de diminution des tensions globales194. Suivant l’analyse de Vladislav

Zubok et Constantine Pleshakov, pour Nikita Khrouchtchev, à la tête du Parti communiste de l’URSS à partir de septembre 1953, le problème nucléaire devient l’élément essentiel qui façonne sa vision du monde. Même pendant ses moments d’euphorie extrême – comme quand il annonce le lancement de la première fusée intercontinentale en août 1957 –, il garde à l’esprit les limites inhérentes imposées par la bipolarité nucléaire195.

Le succès du Spoutnik introduit un nouveau facteur. Cette opération annonce en effet des moyens rénovés de transport d’armes nucléaires, désormais susceptibles d’atteindre le territoire étatsunien. Mais les Américains ne tardent pas à réagir et, quelques mois après, ils fabriquent leurs propres satellites. Les « deux grands » sont donc capables à la fin de la décennie 1950 de détruire l’adversaire. C’est cette logique de vulnérabilité mutuelle que l’on

191 SOUTOU, Georges-Henri, La guerre de cinquante ans. Les relations Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard,

2001, pp. 324-325.

192 DELMAS, Claude, Armements nucléaires et guerre froide, op. cit., p. 142.

193 HOFFMAN, David, The Dead Hand: The Untold Story of the Cold War Arms Race and its Dangerous

Legacy, New York, Anchor Books, 2010, p. 17.

194 ZUBOK, Vladislav et PLESHAKOV, Constantine, Inside the Kremlin’s Cold War: From Stalin to

Khrushchev, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996, pp. 138-173.

qualifie communément « d’équilibre de la terreur »196. En outre, comme l’indique le

journaliste David Hoffman, la nature dissuasive de la « course aux armements » n’est pas déterminée uniquement par le développement des connaissances atomiques mais aussi par l’évolution croissante d’armes chimiques et biologiques197.

Certes, la crise des missiles à la fin 1962 marque un retour vigoureux des craintes d’affrontements et engendre les pires cauchemars. Mais suite à la signature du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires en août 1963, l’atmosphère de soulagement revient sur la scène et un nouveau climat s’instaure. Souvent connue sous le nom de « détente », cette phase d’assouplissement se caractérise par la recherche incessante d’une stabilité internationale. Dès lors, dans la hiérarchie des priorités de chaque superpuissance, l’amélioration systématique des rapports Est-Ouest prend le pas sur le développement militaire. Les effets de la crise cubaine incitent les dirigeants soviétiques à éviter des engagements risqués dans les territoires du Tiers-monde198. Selon Jeremi Suri, à ce stade c’est la « stabilité, et non pas le progrès, qui est devenue le mot d’ordre de la diplomatie des années 1960 »199.

Les décideurs tournent leur attention vers d’autres méthodes d’influence, dont les échanges culturels, poussant à une réorientation des stratégies de la guerre froide. Le caractère dissuasif du nucléaire est souligné à maintes reprises par des historiens internationalistes dès la fin des années 1970. La tendance à minimiser le risque d’une confrontation militaire globale trouve son plus grand défenseur en la personne de John Lewis Gaddis : il énonce dès les années 1980 la thèse selon laquelle la guerre froide pourrait être qualifiée de Long Peace : une « ère de stabilité comparable à celle présidée par Metternich et Bismarck au cours du XIXe siècle »200. C’est donc dans ce contexte d’équilibre fragile, conditionné par les avancées technologiques des puissances, que les autorités soviétiques définissent une doctrine qui deviendra la pierre angulaire de leur diplomatie : la « coexistence pacifique ».

196 MENDRAS, Marie, « Le Tiers-monde dans la doctrine soviétique des relations internationales », in Relations

Internationales, n°45, 1986, p. 91.

197 HOFFMAN, David, The Dead Hand, op. cit.

198 SURI, Jeremi, Power and Protest: Global Revolution and the Rise of Detente, Cambridge (Mass.), Harvard

University Press, 2003, pp. 42-43.

199 Ibid., p. 43.

1.1.2.-La « coexistence pacifique » et l’émergence du Tiers-monde dans la politique extérieure du Kremlin

Ébranlée par les effets désastreux de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS d’après 1945 est à la recherche de stabilité interne. Avant d’établir une politique d’intervention destinée à diffuser les principes du socialisme, Staline cherche surtout à retrouver un équilibre dans un pays accablé par les effets tragiques de la guerre. L’affrontement a occasionné de nombreuses destructions matérielles (70 000 villages, 32 000 usines et 1 700 villes ont été détruits ; 64 000 kilomètres de voies ferrées deviennent inutilisables), l’économie soviétique est incapable de se redresser dans l’immédiat et les autorités ont tendance à se méfier d’une partie importante des habitants. L’impressionnant taux de mortalité des soldats soviétiques provoque un dramatique déséquilibre au sein de la population : le nombre de femmes dépasse de 20 millions celui des hommes201. Par ailleurs, les décideurs du Kremlin n’ont aucun intérêt à entrer en conflit avec les États-Unis. Bien au contraire, le redressement du pays dépend de l’aide internationale et la puissance américaine est la seule capable d’offrir l’assistance nécessaire202.

Ainsi, l’URSS de Staline demeure une puissance régionale, sans véritables ambitions d’expansionnisme mondial. Le funeste bilan d’après-guerre, qui contraste fortement avec le développement de l’économie américaine, fait de Moscou un État faible, incapable de concevoir de grands objectifs internationaux. Les priorités de la politique extérieure se limitent pour le moment à la préservation de l’hégémonie en Europe de l’Est, où la prépondérance des partis communistes permet d’envisager une évolution favorable des forces de gauche. D’un autre côté, la politique de confrontation stimulée par George Kennan et établie formellement par le gouvernement d’Harry Truman (1945-1953), force Staline à modérer ses perspectives stratégiques. La « Doctrine Truman », on l’a vu, vise à arrêter l’expansion du communisme, ce qui justifie l’ingérence extérieure de Washington. L’essentiel de l’ère stalinienne est la volonté d’organiser une zone d’influence et d’harmoniser le bloc est-européen203. Selon Marie-Pierre Rey, à sa mort en mars 1953, Staline lègue à ses

201 JUDT, Tony, Après-guerre, op. cit., pp. 32-34.

202 HOBSBAWM, Eric, L’Âge des extrêmes, op. cit., pp. 311-312.

203 CARRÈRE D’ENCAUSSE, Hélène, « L’Union soviétique et l’Europe depuis 1945 », in Opinion publique et

successeurs une nation qui se pense surtout comme une puissance euro-asiatique d’hégémonie restreinte204.

Mais malgré les années d’isolement, l’établissement de la « coexistence pacifique » comme pilier de la diplomatie de l’URSS n’est pas une nouveauté imposée par l’administration Khrouchtchev mais plutôt l’aboutissement d’une évolution plus large qui remonte à 1952. Mikhaïl Lipkin a montré récemment que la Conférence économique internationale de Moscou, qui se déroule en avril 1952, constitue une première tentative d’innovation de la politique étrangère. Bien que finalement le principe de la « coexistence pacifique » n’ait pas réussi à s’imposer, il est invoqué au cours des réunions préparatoires à cette rencontre205. En décembre de cette même année, Staline affirme devant un journaliste américain que la

« …coexistence pacifique du capitalisme et du communisme est pleinement possible s’il existe un désir mutuel de coopérer, si l’on est prêt à remplir les engagements contractés, si l’on observe le principe de l’égalité et de la non-immixtion dans les affaires intérieures des autres États »206.

En effet, dans le contexte de détérioration de la situation internationale lors de la Guerre de Corée (1950-1953), Staline manifeste certains signes de relâchement. Cependant, cette apparente accalmie est plutôt une stratégie rhétorique et n’implique pas forcément de changements majeurs. Il demeure convaincu que l’Occident pourrait l’attaquer tôt ou tard et se prépare donc à une éventuelle confrontation207. Ce sont ses successeurs qui entameront un processus d’assouplissement en politique internationale, contribuant à instaurer consciemment un nouveau climat de détente208. Nikita Khrouchtchev, devenu Premier secrétaire du PCUS en septembre 1953, cherche à démontrer que la période d’isolement et de chauvinisme menée par Staline a été abandonnée et remplacée par une volonté de rapprochement avec l’Ouest. Le ministre belge des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak – qui compte parmi les dirigeants