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Guérir : idées communes sur la réhabilitation en art

Chapitre 3. Les usages

3.2 Guérir : idées communes sur la réhabilitation en art

À l’opposé de la sensibilisation, tendance inscrite dans un cadre qui semble plus institutionnalisé et dont la dimension esthétique est fortement revendiquée, il existe une pratique dirigée vers de multiples lieux extérieurs. À première vue, les œuvres de Francine Larivée, de Noel Harding et d’Agnes Denes s’inscrivent dans cette catégorie qui concerne une transformation concrète de l’environnement et des lieux par la réhabilitation ou la guérison. Cette pratique est souvent considérée comme pouvant le mieux répondre aux enjeux environnementaux. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène.

En 1992, Jody Pinto met en place, à Phoenix en Arizona, le projet Papago Park

Project afin de restituer, sur les lieux désertifiés, une petite partie de la population de plantes

indigènes existant avant les nombreuses destructions causées par l’Homme à travers les années. Prenant la forme d’un arbre, la structure horizontale en pierre récupère les eaux de pluie afin d’irriguer les sols (fig. 21) (Schwendenwien 2011 : 43). Ce type d’activité extérieure, dirigé vers la restauration et la guérison d’un petit milieu est l’une des formes les plus reconnues que revêt l’art écologique. C’est aussi l’usage considéré comme étant le plus efficient pour répondre à l’urgence de la crise environnementale. En effet, selon Moira Bateman Beeman, auteure d’un article dans la revue étudiante Restoration and Reclamation

Review (1996) du Department of Horticultural Science de l’université du Minnesota, pour

prouver la réussite de son projet, Pinto n’hésite pas à diffuser différentes images, prises d’une année à l’autre, permettant de constater l’augmentation du nombre de plantes ayant poussé. Beeman poursuit encore plus loin la constatation du succès de l’œuvre en comptant le nombre de plantes présentes dans les premières photos et celles apparaissant dans les plus récentes (Beeman 1996 : 3).

À l’automne 2013, le professeur Robert Louis Chianese écrit dans American Scientist un article sur la réhabilitation en art, parlant de Tree Mountain d’Agnes Denes, dans lequel il dit: « In previous issues I analyzed major works of Earth art that I found more aesthetic than ecologic. Now, I wrap up this series of columns by looking at examples of Earth art that are deliberately green—that actually help restore the Earth. Agnes Denes has been creating these

kinds of works for decades » (Chianese 2013). Jody Pinto partage une vision similaire : « working in this manner is a way of having an effect on the environment in which I live. It has to do with the idea of artist as citizen […] » (Pinto citée par Schwendenwien : 44). Les deux opposent une pratique utile, donnant un résultat concret et efficace, à une autre plus esthétique. Comment expliquer le caractère effectif associé par Pinto et Chianese à la restauration en art? Il existe deux facteurs : celui de la proximité avec les sciences, et celui de la nature de l’action.

La réhabilitation d’un milieu par un geste artistique tire en grande partie sa méthode des sciences et des technologies. Par exemple, la phytorestauration (la réhabilitation par les plantes) qui caractérise Revival Field de Mel Chin, est un processus que le scientifique L. Chaney étudiait déjà dans le cadre de ses recherches. Cette proximité du processus de restauration avec la méthodologie scientifique, c’est-à-dire ses procédures, ses méthodes et ses outils, contribue à valider l’approche restauratrice. Ramade dit d’ailleurs que « l’art écologique est à la recherche d’ « efficience », d’où son affiliation à la science […] » (Ramade 2007 : 36) ; affiliation aux méthodes, mais aussi aux experts qui viennent valider la qualité du travail effectué, et son succès. Sur le site officiel de Dawes Crossing (Harding [s.d.]), toutes les compagnies impliquées, allant de celle qui a installé le WIFI gratuit à celle qui a construit la structure en bois, en passant pas la compagnie qui a fixé les lumières, sont énumérées. Cette transparence de Harding par rapport à ses partenaires sert vraisemblablement à prouver le sérieux du projet, mais contrairement à beaucoup d’artistes, il fait appel à des experts issus du milieu industriel privé plutôt que des chercheurs provenant du milieu universitaire.

Le second facteur apparemment lié à l’efficience des œuvres est celui de l’action directe : les œuvres qui guérissent sont généralement situées à l’extérieur, « directement » dans la nature. Ce geste concerne la première « victime » des agissements de l’Homme : la Terre, les propos alarmistes médiatisés et les images qui circulent massivement ne cessent de le rappeler. Pour la philosophe française Joëlle Zask (2008 : 44), l’implication directe est

perçue comme le premier effort fournit pour atteindre un réel développement durable32. En 1927, dans Le public et ses problèmes, John Dewey évoque les facteurs contribuant à la nécessité de l’action directe. La réflexion poursuivie par Dewey explicite le rapport entre l’action directe et l’efficacité. Pour le philosophe américain, l’action directe est l’ensemble des activités conjointes réalisées dans le but de régler des problèmes d’ordre public (Dewey 2010a : 248-249). Elle concerne surtout la communauté et l’implication citoyenne. Celle-ci résulte de l’échec de l’État à assurer les revendications de la société (Dewey 2010a : 102). Cependant, l’action n’est pas instituée systématiquement contre, ou comme alternative à l’État. Elle correspond à une activité démocratique qui doit se maintenir, que le pouvoir en place réponde ou non aux exigences de la société (Dewey 2010a : 243). L’action directe est une mesure qui existe grâce à la participation et l’implication citoyenne, pour la communauté. Le modèle de l’artiste-citoyen qui cède de ses responsabilités à la communauté afin de lui permettre d’agir directement sur son environnement offre justement la possibilité à la communauté d’agir pour elle-même.