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a) La Plasticité gravitationnelle

Parmi les quatre forces fondamentales qui régissent l’Univers, la gravitation est la plus faible, mais celle sans quoi la matière (et donc la vie) serait impossible. Cette force universelle et mystérieuse, capable d’unir et de séparer, réside dans l’intimité de chaque être. C’est une loi, qui s’applique dans toutes les parties du cosmos, palpable dans les plus grandes et les plus infimes choses, liée à toute la structuration géométrique du monde54. C’est elle qui a permis la formation des atomes, et c’est grâce à elle que les planètes orbitent autour de leurs étoiles, qui orbitent autour du noyau de leurs galaxies respectives. La pesanteur est la cause des trous noirs, car elle est capable de provoquer le collapse de la matière, ce qui pourrait être à l’origine d’autres univers. Elle affecte l’espace et le temps – compris aujourd’hui comme une seule et même notion.

Mais si elle est communément appelée force, la gravitation est en réalité une

déformation. C’est Albert Einstein, enfermé dans son bureau de l’Office des brevets, qui a

en premier annoncé que, plus qu’une force, la gravitation serait la déformation que la matière applique à la courbe de l’espace-temps.

Et si la gravitation n’est autre chose que les déformations de la masse, elle doit être capable de la sculpter. En effet, chaque corps est adapté aux conditions auxquelles il est soumis. Dans le cas de notre planète, nos formes, nos dimensions et nos proportions sont forgées pour vivre sous une force gravitationnelle de 1 g. Comme l'explique Carl Sagan55, les êtres vivants de cette planète, ainsi que les bâtiments que nous avons construits, sont désignés pour supporter cette puissance de force. Si la gravité était moins importante, les formes pourraient être plus légères, plus allongées et filiformes, car elles ne risqueraient pas de tomber ou de se faire écraser par leur propre poids. À l’inverse, si la gravité était plus intense, les plantes, les animaux et l’architecture devraient être plus courts, trapus et solides afin de ne pas s’effondrer sur eux-mêmes.

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Mario Novello, « A Interação Gravitacional », dans Revista Carbono [en ligne], 2013.

C’est donc grâce aux effets de cette « force » que notre monde a son apparence. Si la force elle-même est invisible, ses effets sont en revanche très perceptibles dans chacun des objets qui nous entourent. Encore une fois, c’est un phénomène lié au visuel. Les arts visuels sont, dans toute logique, profondément dépendants de ces circonstances.

L’attraction gravitationnelle peut être un ennemi ou un allié de l’artiste, selon la façon de concevoir sa pratique. La sculpture est l’un des domaines plastiques où cette dichotomie a toujours été présente. Premier adversaire, la force peut devenir une grande amie si la technique est maîtrisée, car rien n’est plus impressionnant que de constater l’emprise humaine sur les lois naturelles.

Fischli and Weiss, Rock on the top of another rock, Serpentine Gallery, 2013

Dans l’œuvre Rock on the top of another rock, le duo suisse Fischli and Weiss a fait appel à des éléments de la nature pour indiquer, de manière très subtile, la virtuosité de l’intellect humain. Dans une sorte d’inversion naturelle, la force gravitationnelle,

normalement invisible, est ici palpable. L’intellect humain, qui normalement est visible dans tous les produits manufacturés/industrialisés, est presque imperceptible. Il n’est suggéré que par le fait qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, située dans un contexte qui l’encadre. Si la forme est entièrement résultante de phénomènes naturels (gravitation, formations rocheuses), elle n’est rendue possible que grâce à la capacité de l’esprit humain de les rationnaliser et les organiser.

L’américain Chris Burden joue lui aussi volontairement avec la force gravitationnelle. Dans certains de ses travaux, la force n’est plus une contrainte, mais un outil de travail : c’est grâce à elle que les œuvres peuvent prendre leur forme.

Porsche with Meteorit, 2103, est une sculpture constituée d’une poutre

télescopique, où une voiture Porsche 914 de 1974 sert de contrepoids à une météorite d'environ 165kg. Les deux objets sont mis en comparaison et soulèvent, d’abord, la question de la valeur. Que vaut l’une des voitures le plus chères à coté d’un morceau de roche extra-terrestre ? Qui a plus de valeur : l’objet de luxe manufacturé par l’homme ou un bout d'un monde étranger ? Aussi, une météorite est constituée principalement de fer et de nickel, des métaux qui sont aussi présents dans la structure de la voiture. L’artiste suggère que, au bout des comptes, une météorite pouvait bel et bien être à la base de la Porsche56. Également, bien que rare et d’une valeur extrême, ce bout venu du ciel n’est autre chose que de la matière première. À l’inverse, aussi luxueuse soit-elle, une voiture n’est plus grande chose à coté de ce survivant d’un monde inconnu.

Mais ces mêmes questions pourraient émerger si les objets étaient posés par terre. Pourquoi sont-ils suspendus ? D’abord, ce qui caractérise une météorite est le fait qu’elle est tombée du ciel. Ce n’est pas un objet d’origine terrestre ; le déplacement qu’il a subi n’est pas du bas vers le haut. Au contraire, il vient d’un extérieur lointain, attiré par cette attraction gravitationnelle de laquelle nul ne peut s’affranchir. La nature de la météorite, selon notre point de vue, est aussi l’air. Si elle ne l’avait pas traversé, ce serait juste une roche comme tant d’autres sur notre planète. La voiture quant à elle est un objet essentiellement terrestre. Elle ne peut pas accomplir sa fonction de voiture si elle ne touche pas le sol. Le mouvement de cette machine ne se produit que s’il y a friction des pneus avec le bitume. Soulevée, elle n’est plus une voiture. Comme la météorite, une fois

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Andrew Russet. « Weapons of Choice : Chris Burden talks Porsches, Cannons, Sailboats and Meteorits », dans Gallerist [en ligne], 2013.

l’atmosphère terrestre traversée, n’est plus l’objet qu’elle était lors de son départ. Pour que la comparaison entre les deux objets soit effective, ils devraient être d’une certaine façon

dénaturalisés. En les détachant du sol, l’artiste produit une étrangeté équivalente sur les

deux éléments. La gravitation devient ici cause et conséquence de l’œuvre.

Chris Burden, Porsche with Meteorite, 2013.

b) L’Inexorabilité de la chute

Conçue par le même artiste, Beam Drop est une sculpture résultante d’une performance57. Des poutres de fer, lancées du haut d’une grue sur une « piscine » de béton mou. Le résultat est un amas de poutres enfoncées dans le sol, comme des branches qui pointent vers différentes directions. L'emplacement de chaque poutre avait été déterminé au préalable par Burden, de manière théorique. La position et l’inclination dans laquelle elles allaient finir, c’est à dire les résultats empiriques du geste réel, eux, ne pouvaient pas être prévus. L'œuvre a acquis son aspect et sa vie propre grâce à l'ensemble des forces et de l'environnement qui l'ont gouvernée. L’ordre et le désordre présentent encore leur spectacle.

Ce travail convoque les dires de Gaston Bachelard à propos de la chute, et en particulier ce qu'il nomme la chute vivante. Le mouvement poétique de chute, pour le philosophe, doit apporter « le changement même de la substance qui tombe et qui, en

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tombant, dans l’instant même de sa chute, devient plus pesante, plus lourde, plus fautive. » Or c’est justement ce que témoigne l’œuvre de Burden. Les poutres, qui sont déjà lourdes par nature, deviennent encore plus lourdes, encore plus fautives des formes résultantes sur la marre de béton. Cependant, contrairement au gouffre de Thomas de Quincey58, ici ce n’est pas l’image qui est déduite du mouvement, mais le mouvement qui est déduit de l’image. Les formes visibles à nos yeux laissent comprendre l’action de la force qui les a attirées. Elles engendrent, comme veut le philosophe, les images sur un mouvement imaginaire fondamental.

La force qui a induit la forme est notre nature, notre identité, mais aussi notre faiblesse. Ce qui est gênant avec les images de la chute c’est qu’elles remettent à son opposé : l’ascension, cette hauteur verticale à laquelle nous aimerions pouvoir accéder. L’objet échoué témoigne ainsi de notre défaite, il est le portrait de notre défaillance verticale. C’est la frustration de l’oiseau qui essaie de s’envoler et tombe dans l’herbe. Le bout de la chute est le point final de la parabole, dont le sommet était ce que Carl Sagan a appelé the last perfect day, le dernier jour où la vie allait vers le haut. Immédiatement après ce dernier jour de perfection, c’est le début du déclin inexorable. L’objet échoué est donc tout ce que nous ne voulons pas, car il représente tout ce que nous sommes. Beam

Drop est le portrait de notre destin.

Chris Burden, Beam Drop, installation à l’Institut Inhotim, Minas Gerais, Brésil, 2009.

L’Hollandais Bas Jan Ader (1942-1975) a lui aussi compris l’inexorabilité de la chute. Disparu à l’âge de 33 ans lors d’une traversée de l’Atlantique dans ce qui était le plus petit voilier au monde à l’époque59, cet artiste a fait de la gravitation son univers plastique. Dans ces vidéos datant des années 70, il se met en scène dans les situations les plus improbables, en quête de chute. Assis sur une chaise, sur le toit de sa maison, il se laisse glisser et tomber sur un buisson. Sur son vélo, qu’il balade au bord d’un canal à Amsterdam, il roule direct vers l’eau. Le soir, dans son garage, éclairé par deux ampoules posées par terre, il lève un morceau de béton sur son épaule, pour le laisser tomber sur chacune des sources de lumière, une à une, pour finir dans le noir.

Bas Jan Ader, capture d’écran de la vidéo Fall II, 1970

Mais c’est son travail Broken Fall (Organic), qui me semble le plus significatif de sa démarche. Dans cette brève vidéo de 1min 44seg, l’artiste se penche sur une branche d’arbre, au bord d’un canal. Il tient autant qu’il peut à sa branche, jusqu’à ce que ses mains lâchent et qu’il tombe dans l’eau.

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Ce voyage, jamais abouti, il le considérait comme une œuvre d’art en 3 actes, intitulée In The Search of the Miraculous. Le premier acte serait les préparatifs du voyage, quelques jours avant le départ, à Los Angeles. Le deuxième, le voyage en lui-même, qui pourrait durer 6 ou 9 mois selon s’il décidait d’ouvrir les voiles ou pas. Et le troisième acte, les quelques jours après l’arrivée au village de pêcheurs Falmouth, aux Cornouailles. Trois semaines après son départ, cependant, le

Bas Jan Ader, capture d’écran de la vidéo Broken Fall (Organic), 1971

Pourquoi se soumettre à ses situations, connaissant auparavant le résultat final ? Est-ce une sorte de torture qu’il s’impose, ou c’est juste l’inutilité du geste artistique dans une envie de mettre la vérité à l’épreuve ?

Si on a l’impression de connaître certaines choses, et sommes persuadés de leur vérité, la plupart du temps ce sont des connaissances théoriques. Rares sont ceux qui prennent le temps de prouver l’évidence. Logique, cela semble inutile. Le geste artistique se place ainsi en tant qu’inutilité empirique pour attester (ou contredire) les vérités du monde. Le geste sysiphien, familier et dont le résultat est toujours le même, est pour certains artistes une condition de laquelle il ne peut pas s’affranchir, comme si chaque répétition était une nouvelle possibilité de contredire les précédentes. Chaque nouveau geste est un nouvel espoir. Les chutes de Bas Jan Ader ne sont autre chose qu’un défi à la nature, comme si à chaque fois qu’il va vers le sol, il avait l’espoir de la battre.

Vaincre la nature c’est aussi ce que cherchait Yves Klein avec son Saut dans le

vide. Cette simple photographie est un véritable manifeste artistique, car l’œuvre n’était

saut, cristallisée sur la surface du papier symbolise la révolte de l’artiste face à la nature. « Je vous défie et je vous ai eu ! Me voici à flotter dans l’air ! », il aurait pu dire.

Si le saut dans l’inconnu peut être interprété comme un rite, de passage ou de transformation, il est avant tout un affrontement aux lois naturelles les plus inéluctables. L’image de l’homme dans l’air quand il saute défie la gravitation et arrête le temps. Le saut de Klein, figé dans l’éternité de l’image, est ainsi le geste artistique par excellence : celui du rebelle, qui affronte la nature et qui agite un document comme s’il était le trophée de sa victoire. Si elle était permanente ou éphémère, il s’en moque. Nous aussi, au fond nous savons que c'est un leurre, mais qu'importe ?

c) Images de la déformation

[…] qu'est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : le léger est positif, le lourd est négatif. Avait-il ou non raison ? C'est la question. Une seule chose est certaine. La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions.

Milan Kundera60

Comment la gravitation agit-elle sur nos corps ? Mes pieds touchent par terre, mais le rapport corps-sol est-il vraiment le seul à rendre compte de ce phénomène cosmique ? Peut-on s’affranchir de la ligne horizontale pour représenter ses effets ?

O Peso e a Leveza (La Pesanteur et la Légèreté) est un diptyque vidéo réalisé en

réponse à un appel à contribution pour la Revista Carbono, revue en ligne ayant pour thématique dans son numéro 5 la Gravitation61. Cet appel m’a semblé intéressant car il s’agissait d’un sujet en résonnance avec ma pratique. Mais aussi il englobait une complexité matérielle et conceptuelle : comment articuler science, art et langage, dans un espace à multiples dimensions – la planéité du texte, la profondeur de l’image et la temporalité permise par le support numérique ?

Le choix de la vidéo s’est vite imposé. Sur le support numérique de l’Internet, nous ne sommes plus soumis à la simple reproduction ou à la capture d’écran : les œuvres en mouvement peuvent être partagées en leur intégralité. Mais aussi, je me suis vite aperçue que ce n’était pas simple d’aborder un sujet apparemment aussi ordinaire en évitant les poncifs qui brutalisent nos forces imaginaires62. La gravitation, la plupart d’entre nous l’associe à des images très claires : la chute, le pied contre le sol, la pomme, le saut dans le vide.

60 Milan Kundera, Op. cit., p. 16. 61

URL de l’article (en Portugais) : http://www.revistacarbono.com/artigos/05o-peso-e-a-leveza- debora-bertol/

Mais si, plus qu’une force, elle est une déformation, la forme est son domaine. Comment alors la représenter linguistiquement et visuellement ?

Ces questions se sont croisées dans une œuvre en forme diptyque, qui a comme objet la main gauche de l’artiste. Dans l’un des écrans, la main pointe vers le haut ; dans l’autre, vers le bas. Les vidéos montrent les différentes réactions corporelles produites par la force gravitationnelle de notre planète, selon la position de la main. Bien que le corps applique lui aussi une attraction réciproque à celle de la Terre, le vainqueur de ce duel est toujours l’objet le plus grand. Ainsi, la circulation du sang, phénomène qui devrait se passer de manière équilibrée et fluide, est en permanence affectée par nos mouvements, en particulier si nous sommes debout, entièrement soumis à notre propre poids, ou inversés.

O Peso e a Leveza, dytique vidéo, 7’ chaque, 2013 (captures d’écran à 0:30, 3:30 et 7 min)

Carl Sagan nous apprend que le ciel est fait de vie63. Cette affirmation peut paraître à première vue étrange. Or, le ciel n’est-il pas froid et vide ? La vie n’est-elle pas limitée à la surface de la planète ? Mais si l’auteur pense particulièrement à l’atmosphère terrestre, composée majoritairement d’éléments d’origine biologique, l’idée prend tout son sens quand nous nous éloignons de la surface et pensons au fait que tout, toute notre vie, est déterminé par les mêmes règles valables partout dans l’Univers. Le ciel est fait de vie car la vie est faite de ciel. Profondément encré dans ce système complexe, sans même en

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« Vous êtes faits de cent mille milliards de cellules. Nous sommes, chacun de nous, une multitude. […] Ainsi, 99 pourcent de l’atmosphère terrestre est d’origine biologique. Le ciel est fait

prendre conscience, l’homme est soumis aux mêmes lois et constitué des mêmes composants que la plus distante des étoiles. De ce fait, il nous est permis d’affirmer que notre corps est le premier témoin d’une grande partie des phénomènes qui se passent partout ailleurs.

Aussi, dans le passage du livre L’Insoutenable légèreté de l’être cité en ouverture de cet article, Milan Kundera évoque le philosophe Parménide, pour qui l’Univers serait divisé en couples de contraires. L’auteur affirme par ailleurs que la pesanteur ne peut pas être conçue sans prendre en considération son opposé : la légèreté. En effet, dans la mécanique classique, toute force appliquée à un corps est répliquée par une force opposée. Soit elles sont de même intensité et s’annulent, soit l’une des deux est plus forte et une déformation se produit. Kundera nous rappelle, donc, que l’homme est soumis à ces deux forces symboliques, pesanteur et légèreté, qui peuvent avoir des conséquences positives ou négatives pour la vie, selon le choix de chacun. De certain, il ne reste que la tension et le doute.

La vidéo témoigne ainsi d’un conflit entre la force d’attraction terrestre et le processus biologique d’irrigation sanguine. Dans les deux situations le sang circule, mais la main pointée vers le haut pâlit, refroidit et s’amoindrit, alors que la main qui pointe le sol se réchauffe, rougit et gonfle.

La main est ici transformée en support d’expérimentation, mais elle est aussi objet esthétique : une forme, qui souffre une déformation. L’étude de mains, qui appartient à la formation des dessinateurs, peintres et sculpteurs, acquiert une nouvelle dimension, grâce à l’image en mouvement. Bien qu’elle soit presque immobile, son apparence, ses couleurs et son volume se transforment avec le temps. Les effets déformateurs de la force gravitationnelle se donnent à voir. Le geste, quant à lui, peut être élément de langage ou symbole, compris de différentes façons selon le regard et la culture de chaque spectateur. La construction en diptyque met en avant ces dichotomies.

Quel que soit l’angle d’interprétation, la constatation semble être toujours la même : nous sommes inlassablement soumis à une certaine tension, à un état paradoxal où la stabilité idéale et prétendue semble s’échapper à chaque instant. Éternellement dans le doute entre la légèreté et la pesanteur, notre seule certitude est celle de notre état métamorphique.

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