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GRADATION, ÉVOLUTION ET RÉINCARNATION 1

Dans le document suis-je le gardien de mon frère? (Page 58-61)

L

es prétendus conflits entre la religion et la science sont, pour la plupart, la conséquence d’une confusion hiérar­

chique et sémantique. Hiérarchique, car l’une traite du pourquoi des choses, l’autre du comment, l’une des êtres intangibles, l’autre des choses qui peuvent être mesurées soit directement soit indirectement. A première vue, la notion d ’une création achevée «au commencement» paraît en contradiction avec l’origine des espèces observées dans une succession temporelle. Mais én archê, in principio, agrê ne signifie pas seulement «au commencement» par rapport à une période de temps, mais aussi «en principe», c’est-à-dire dans une origine suprême antérieure, logiquement plutôt que temporellement, à toutes les causes secondes, et pas plus avant qu’après le commencement supposé de leur opération.

Ainsi, comme dit Dante: «Dieu ne se mouvait sur la surface des eaux ni avant ni après»; et Philon: «En ce temps-là, en vérité, toutes les choses eurent lieu simultanément... mais une succession fut nécessairement introduite dans le récit en rai­

son de la génération subséquente de l’une par l’autre»; et Boehme: «Ce fut un perpétuel commencement.»

Comme le dit Aristote : « Les êtres éternels ne sont pas dans le temps.» C’est pourquoi l’existence de Dieu est maintenant - le maintenant éternel qui sépare les durées passées des

Suis-jelegardiendemonfrère?

durées futures, mais qui n’est pas lui-même une durée, si brève soit-elle. C’est pourquoi, selon les paroles de Maître Eckhart: «Dieu créa le monde entier maintenant, en cet instant.» Mais, aussitôt que quelque temps s’est écoulé, aussi court soit-il, tout est changé; panta réi, «vous ne pouvez tremper vos pieds deux fois dans les mêmes eaux». Ainsi donc, comme pour Djalâl-al-Dln Rümï, «à chaque instant tu meurs et tu reviens; Mohammed a dit que le monde n ’est qu’un moment... À chaque moment le monde est renouvelé, la vie afflue sans cesse à nouveau, comme le torrent... Le commencement qui est pensée se termine en acte ; sache que c’est ainsi que se fit l’édification du monde dans l’éternité».

En tout cela, il n’y a rien à quoi le savant de la nature puis­

se trouver à redire ; il peut certes répondre qu'il ne s’intéres­

se qu’à l’opération des causes médiates et non à la cause première ou au pourquoi de la vie; mais ce n’est, tout au plus, qu’une définition du domaine qu’il s’est choisi. L’ego est le seul contenu du Soi qui puisse être connu objectivement et, pour cette raison, le seul qu’il consente à prendre en consi­

dération. Son unique affaire est le comportement.

L’observation empirique ne concerne que les choses qui changent; de celles-ci, et tous les philosophes en convien­

nent, on ne peut pas dire quelles sont, mais seulement qu’el- les deviennent ou évoluent. Le physiologiste, par exemple, explore le corps, et le psychologue l’âme ou l’individualité.

Celui-ci sait parfaitement bien que la permanence des indi­

vidus n ’est qu’un postulat, commode et même nécessaire pour des fins pratiques, mais intellectuellement insoutena­

ble; et, sur ce point, il est tout à fait d’accord avec le boud­

dhiste qui, inlassablement, déclare avec insistance que le corps et lame - composés et changeants, et, par conséquent, entièrement mortels - «ne sont pas mon Soi», ne sont pas la Réalité qui doit être connue si nous voulons «devenir ce que nous sommes». De même, saint Augustin indique que ceux qui ont vu que ces deux, corps et âme, sont imperma­

nents, ont cherché ce qui est immuable et ainsi ont trouvé

Gr a d a t i o n, é v o l u t i o ne tr é i n c a r n a t i o n

Dieu - l’Unique dont les Upanisads disent que «tu es Cela».

Aussi, la théologie, avec Tautologie, néglige tout ce qui est émotionnel pour ne prêter attention qu’à ce qui ne change pas - «Je vois de toutes parts changement et destruction, ô Toi qui ne changes pas.» Elle le trouve dans cet éternel main­

tenant qui toujours sépare le passé du futur et sans lequel ce couple de termes n ’aurait pas le moindre sens, de même que l’espace n’a de sens que par rapport au point qui différencie ici de là. Moment sans durée, point sans extension, tel est le Juste Milieu, la Voie inconcevablement étroite conduisant

hors du temps dans l’éternité, de la mort à l’immortalité.

Notre expérience de la «vie» est évolutionnaire: Q u ’est-ce qui évolue F L’évolution est réincarnation, la mort de l’un et la renaissance d’un autre dans une continuité momentanée : qui se réincarne? La métaphysique rejette la proposition animis­

te de Descartes, Cogito ergo sum, pour dire Cogito ergo EST-, et la question Quid est? est impropre, parce que son sujet n ’est pas une chose parmi d ’autres, mais la quiddité d’eux tous et de tout ce qu’ils ne sont pas. La réincarnation - telle quelle est couramment comprise comme signifiant le retour d’âmes individuelles en d’autres corps ici-bas, sur la Terre - n’est pas une doctrine indienne orthodoxe, mais seu­

lement une croyance populaire. Comme le Dr B. C. Law le fait remarquer, «il va sans dire que le penseur bouddhiste rejette la notion du passage d ’un ego d’un corps dans un autre». Nous sommes d’accord avec Sri Saiikarâcârya lors­

qu’il dit : « En vérité, il n’y a pas d’autre transmigrant que le Seigneur», - celui qui est à la fois lui-même d’une manière transcendante et le Soi immanent de tous les êtres, mais qui ne devient jamais lui-même personne ; à l’appui de ceci, on pourrait citer de nombreux textes des Vêdas et des Upanisads. Par conséquent, quand Krishna dit à Arjuna, et le Bouddha à ses Mendiants : « Long est le chemin que nous avons foulé, et nombreuses les naissances que vous et moi avons connues», ils ne font pas allusion à une pluralité d’es­

sences, mais à l’Homme Commun qui est en chaque homme,

Suis-jelegardiendem onfrère?

et qui, dans la plupart d’entre eux, s’est oublié lui-même, mais qui, dans celui qui s’est réveillé, a atteint le terme du chemin et, en ayant fini avec tout devenir, n’est plus une individuali­

té dans le temps, n ’est plus personne, celui que l’on peut désigner par un nom propre.

Le Seigneur est le seul transmigrant. Cela est toi - l’Hom­

me véritable en tout homme. Ainsi, comme dit Blake:

«L’homme scrute l’arbre, l’herbe, le poisson, la bête, rassem­

blant les portions éparses de son corps immortel...

Partout où l’herbe pousse, partout où bourgeonne une feuille, l’Homme Eternel est vu, est entendu, est senti,

Et tous ses chagrins, jusqu’à ce qu’il recouvre son ancienne félicité.»

Et, de même, Mânikka Vâçagar:

«J’ai été herbe, buisson, ver, arbre, maint animal, oiseau, ser­

pent, pierre, homme et démon...

Né dans toutes les espèces, Seigneur Très Haut, en ce jour j’ai obtenu la délivrance. »

Et Ovide également :

«L’esprit vagabonde, va tantôt ici, tantôt là, et occupe n’impor­

te quel cadre qui lui plaît. Des bêtes il passe dans des corps humains, et de nos corps dans les bêtes, mais jamais il ne périt.»

Taliesin :

«J’ai été dans maintes apparences avant que ne cesse l’en­

chantement, j’ai été le héros dans la tourmente, je suis vieux et je suis jeune.»

Djalâl-al-Dîn Rümî:

«D’abord il vint du règne de l’inorganique, de longues années il vécut dans letat végétal, il passa dans la condition animale, de là dans l’humanité ; d’où il dut faire encore une autre migration.»

UAitareya Âranyaka, de même :

«Celui qui connaît le Soi de plus en plus clairement est de plus en plus pleinement manifesté. En quelque plante, arbre ou

Gr a d a t i o n; é v o l u t i o ne tr é i n c a r n a t i o n

animal que ce soit, il connaît le Soi de plus en plus pleine­

ment manifesté. Car, dans les plantes et les arbres, on ne voit que la formation, mais dans les animaux, l’intelligence. En eux, le Soi devient de plus en plus évident. Dans l’homme, le Soi est encore de plus en plus évident ; car il est le mieux par­

tagé par la Providence, il dit ce qu’il a appris, il voit ce qu’il a appris, il connaît le lendemain, il sait ce qui est séculier et ce qui ne l’est pas, et par ce qui est mortel recherche l’immor­

tel. Mais, quant aux autres, les animaux, la faim et la soif sont le degré de leur discrimination.»

Ainsi, comme le dit Farîd-ud-Dln Attâr:

«Pèlerin, pèlerinage et Chemin n’étaient que Moi-même vers Moi-même.»

Telle est la doctrine traditionnelle, non pas de la «réincar­

nation» au sens populaire et animiste, mais de la transmigra­

tion et de l’évolution de la «Nature toujours productrice»;

elle ne contredit ni n’exclut en rien la réalité du processus d’évolution tel qu’il est envisagé par le naturaliste moderne.

Bien au contraire, c’est précisément la conclusion à laquelle, par exemple, Erwin Schrôdinger est arrivé par son enquête sur les facteurs de l’hérédité, dans son livre intitulé Q u ’est- ce que la v/e.?dont le chapitre final, sur le «Déterminisme et le libre arbitre», établit la «seule déduction possible»: que

« moi, dans l’acception la plus large du mot - c’est-à-dire tout esprit conscient qui ait jamais dit ou senti “je” - , je suis la personne, entre toutes, qui contrôle “le mouvement des ato­

mes” selon les Lois de la Nature... La Conscience est un sin­

gulier dont le pluriel est inconnu».

Schrôdinger n’ignore pas que telle est la position énoncée dans les Upanisads et, de la façon la plus concise, dans la for­

mule : «Et Cela tu l’es... nul autre que Celui qui seul voit, entend, pense ou agit.»

J ’ai cité cet auteur non pas parce que la vérité des doctri­

nes traditionnelles puisse être prouvée par des méthodes de laboratoire, mais parce que sa position illustre si bien ce point essentiel, à savoir: qu’il n’y a pas de conflit inévitable entre

Suis-jelegardiendem onfrère?

la science et la religion, mais seulement la possibilité d’une confusion entre leurs domaines respectifs et que, pour l’hom­

me total, en qui l’intégration de l’Ego avec le Soi a été réali­

sée, il n’y a pas entre le domaine de la science et celui de la religion de barrière infranchissable. Le même homme peut être à la fois un savant de la nature et un métaphysicien ; dans ce cas, il n ’est nullement nécessaire de trahir l’objectivité scientifique, d’une part, et les principes, d’autre part1 2.

1. Ce texte est extrait de Main Currents in M odem Thought, été 1946, et de Black friars, novembre 1946. Dans Blackfriars, Bernard Kelly a fait précéder l’article de l'introduc­

tion suivante:

«L’essai du Dr Coomaraswamy que l’on va lire est offert aux lecteurs de Black friurs en raison de l’intérêt considérable qu’il attache à une manière nouvelle d’aborder le problè­

me bien connu des relations entre la science et la religion.

«Pour saisir au mieux la quintessence métaphysique de l’essai, il convient peut-être de s’arrêter au paragraphe brillant sur le Cogito de Descartes. Ici, le caractère saisissant de la pensée est dû au contraste qui existe entre les différentes manières dont l’Orient et l’O c­

cident envisagent le concept de l’être. Si l’Occident, en particulier dans cette caricature de lui-même que l’on nomme philosophie moderne, a eu tendance à imaginer la réalité en termes de solides visibles, donnant ainsi au concept de l’être une apparence d’extériorité et de rigidité qui ne lui est pas propre en totalité, la perspective orientale a, d’une maniè­

re générale, davantage évoqué l’idée de l’être en tant qu acte, personnel ou impersonnel selon le point de vue.

«Pour saint Thomas également, l’être est un “acte” dont, en fin de compte, même la substance parmi les catégories est une puissance et, dans cette mesure, relative. Il n’est point d’autre doctrine connue de l’Occident à partir de laquelle un contact fécond puisse être opéré avec la tradition que le Dr Coomaraswamy représente.

«Grâce à une compréhension approfondie des principes de la métaphysique de saint Thomas, et à présent que les auteurs orientaux sont davantage à même de nous expli­

quer leur propre pensée, il est sans doute possible d avancer dans la compréhension de la tradition orientale et de dépasser les principes exposés dans le De unitate intel/ecrus contra Averrhoistas. Dans tous les cas, il est certain que l’unité, ou plutôt la non-dualité, de conscience dont parle le Dr Coomaraswamy n’a rien à voir avec les conceptions évo­

lutionnistes et sentimentales du modernisme théologique.»

Bernard Kelly. 2. Le bref essai qui précède résume un point de vue exposé dans mon article «On the O ne and Only Transmigrant» (supplément n° 3 du Journal o f the American Oriental Society, 1944) et que je développerai plus longuement, à l’aide de la documentation adé­

quate, dans un ouvrage sur la réincarnation qui doit être achevé avant peu. Le point de vue dont il s’agit est que les textes traditionnels indiens, islamiques et grecs qui semblent affirmer une réincarnation des êtres individuels sont des expressions d’un animisme populaire et pragmatique - «animiste», dans le sens où ils admettent la réalité d’un Ego posé en postulat - et devraient être entendus métaphysiquement comme ne se rappor­

tant qu’à l’universalité de l’Esprit immanent, du Daimon ou Homme-dans-cet-homme Eternel, qui se rend compte de sa propre omniprésence ex tempore lorsqu’il «recouvre son ancienne félicité».

Chapitre VIII

L’ILLUSION DE LA DÉMOCRATIE,

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