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Le mal gnostique : un mal non imputable

2.3.1 Il n’y a pas de liberté dans le mal

Le mal gnostique est un mal non imputable. C’est l’affirmation fondamentale à laquelle mène tout ce qui précède. Que le mal gnostique soit non imputable, plusieurs considérations l’attestent. Tout d’abord au sujet de la liberté : il n’y a pas de liberté dans le mal, car la gnose professe un déterminisme radical. Le déterminisme gnostique et la nécessité qu’il implique sont inconditionnels. Le fait que tout dans le monde soit déterminé et donc nécessaire indique qu’en réalité, il n’y a pas de faute. En conséquence, on ne peut parler de responsabilité. Voici ce que dit à ce propos un passage important d’un récit hermétique.

« S’il a été fixé absolument par le destin qu’un tel ou un tel sera sacrilège ou adultère, va-t- on châtier celui qui n’a commis l’acte que sous la contrainte de la fatalité ? Tout est l’œuvre de la fatalité, mon enfant, et sans elle, rien ne peut arriver de ce qui regarde les choses du corps, rien ni en bien ni en mal ».

Dans la même perspective, Plotin écrit : « Si j’ai raison, il faut conclure que nous ne sommes pas le principe de nos maux et que le mal ne vient pas de nous-mêmes, mais que les maux existent avant nous ; le mal possède l’homme et il le possède malgré lui »1. Pour les gnostiques, l’homme n’est pas libre dans le mal ; comme tel, il n’est donc pas responsable. Le mal possède l’homme à tel point que, quand Platon parle de la responsabilité humaine, il ne s’agit que d’une responsabilité étrangement atténuée. D’une part celui qui choisit le mal ne le fait pas volontairement, il voit sous l’apparence d’un bien le mal qu’il fait ; d’autre part si Platon ne nie pas la liberté, s’il croit au libre-arbitre, il importe de savoir comment il se représente ce libre choix. Nous revenons ici à ce qu’il a écrit dans la République. Il indique que les âmes, avant d’entrer dans la vie, choisissent elles-mêmes leur destinée. Mais elles ne font ce choix qu’en rapport à leur connaissance ou ignorance, leurs expériences ou inexpériences passées. Le choix est le plus souvent prédéterminé par la vie antérieure de l’âme, découlant dans la plupart des cas des habitudes de vie de leur existence antérieure2. Plus précisément, la question du choix de la vie est abordée dans le cadre de la métaphysique de la rétribution. Les âmes qui choisissent méritent le choix qu’elles font : celles qui ont choisi le bien l’ont fait en référence à leur vertu passée dans une vie

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Plotin, Ennéades. I, 8, 5.

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antérieure, ceux qui ont choisi le bien subissent des épreuves ou punitions que leur ont imposées les dieux. Choisir le mal revient donc pour l’âme à persister en lui, à le répéter. Le Livre X de La République n’affirme pas autre chose que le caractère de destin qui s’attache au mauvais choix. Le choix actuel est projeté dans un choix qui a déjà eu lieu, autrefois, ailleurs. En définitive le bien remonte toujours au bien, de sorte qu’il n’y a pas de passage entre le bien et le mal. Le salut ne s’explique pas dans l’instant présent, mais il est toujours antérieur, dans une sorte de profondeur surnaturelle1. La notion platonicienne du libre- arbitre semble donc confuse, car « la doctrine qui rapporte le mal à une substance, à un principe et qui semble lui donner une réalité palpable, est celle-là même qui l’excuse et l’atténue en affirmant qu’il n’est qu’ignorance »2. On peut dire, conclut Pétrement, que la liberté selon Platon n’engage pas la responsabilité de l’homme3.

Il en va de même de la conception gnostique. La gnose manichéenne professe un déterminisme dont l’absolue radicalité nie toute liberté, et ceci en un double sens : par rapport au non-gnostique, mais aussi par rapport au gnostique. Que le non-gnostique, qui appartient dès l’origine au Royaume des Ténèbres soit damné pour toujours, car privé de toute liberté, il n’y a aucune peine pour les gnostiques à l’admettre, car il n’a pas en lui l’étincelle divine du gnostique. Quant au gnostique, bien qu’il ait en lui l’étincelle divine, il n’est pas pour autant libre, car le salut est acquis en raison de l’étincelle divine enfouie en son âme. La connaissance qui donne ce salut ne peut être comprise et acceptée que par des âmes destinées à la comprendre, c’est-à-dire ceux qui avaient déjà en eux, parfois en l’ignorant, une étincelle divine. En parlant de l’étincelle ou de germe divin, les gnostiques semblent dire qu’il y a chez certains hommes, avant la foi, quelque chose qui est déjà sauvé. Certains hommes sont appelés tandis que d’autres ne le sont pas. Telle est, nous l’avons vu, la conception des valentiniens. L’homme libéré a été prédestiné à l’être ; il s’ensuit que « pour être libre, il faut non seulement une certaine grâce, mais aussi une certaine prédestination, que les gnostiques appellent parfois une "certaine nature" »4. Ceci implique que le gnostique n’est pas libre ; du moins il est libre, mais d’une liberté qui est grâce, une liberté acquise et non méritée. Il est incapable de dominer la part inférieure de sa nature dont il ne peut pas se libérer tout seul. Certes la liberté pour lui est le salut même, mais un salut qui ne peut qu’être reçu et non pas mérité par lui-même. Or si le gnostique est libre d’une

1

Cf. Simone Pétrement, Essai sur le dualisme, op. cit., p. 93.

2

Simone Pétrement, Essai sur le dualisme, op. cit., p. 79.

3

Ibid., p. 93.

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liberté acquise et non méritée, c’est qu’en définitive, il n’est pas libre. Si la question de la liberté, « la plus brûlante de toutes les questions religieuses », comme dit Carl Schmitt, est au fond du gnosticisme, elle s’oppose à la conception traditionnelle où le libre-arbitre appartient naturellement à l’homme, comme le disait Epictète : « Il n’y a pas de voleur du libre arbitre ». Selon la conception traditionnelle, l’homme n’a pas besoin de sauveur, il peut se sauver lui-même. Ceci est contraire à la vision gnostique qui affirme que l’homme est libre, mais en décrivant cette liberté de telle sorte qu’elle paraît la nier. Pour les gnostiques en définitive, il ne suffit pas de se sentir libre pour l’être ou de se vouloir libre pour l’être. Le gnosticisme se fonde sur l’idée que l’homme est soumis à des puissances qui le tiennent prisonnier dans son âme même. C’est ce que lui ont reproché les Pères comme Clément d’Alexandrie, Origène, Augustin et les autres hérésiologues. Si, pour le gnostique, l’homme n’est pas libre naturellement, s’il ne peut se diriger vers le bien, ni moins encore le connaître spontanément, à moins d’être éclairé par une Révélation surnaturelle, si en d’autres mots, le gnostique montre que le salut vient d’en haut, que la libération est grâce, c’est qu’il ne fait place ni à la liberté, ni à la responsabilité qu’elle implique. La volonté humaine pour le gnostique, résume Pétrement, semble doublement impuissante : « Non seulement elle n’est pas naturellement libre – la liberté ne peut être que libération –, mais elle semble n’avoir pas toujours l’aptitude à être libérée ». Si la volonté humaine est impuissante, elle ne peut être imputable. Cette imputabilité se trouve renforcée par le caractère extérieur du mal.

2.3.2 Caractère extérieur du mal

Pour le gnostique, le mal vient du dehors. Il est extérieur à l’homme. En réponse à Augustin qui trouvait en la cupidité la racine de tous les maux, le gnostique Fortunat soutient que le mal est répandu dans l’univers1. « Il est une réalité quasi physique qui investit l’homme du dehors »2. Le mal est "dehors", il est "corps", il est "substance", il est "monde" et l’âme est tombée dedans. Le mal étant dans le monde, le mal étant le monde, c’est du dehors, de l’extérieur qu’il atteint l’homme qui ne peut alors que le subir puisqu’il ne vient pas de lui. Il s’agit d’une extériorité qui « fournit le schème d’une substance qui infecte par contagion ». L’affirmation de l’extériorité du mal implique que le mal ne procède pas de la liberté humaine vers le monde, mais des puissances du monde vers l’homme. Avec le caractère extérieur du mal, la question de la liberté et de la responsabilité ne se posent pas.

1

Augustin, Contra Fortunatum, 21.

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La responsabilité du mal ne peut incomber à l’homme, puisque le mal lui est extérieur. Le gnostique n’a pas à lutter contre un péché qui serait en lui, dont il serait responsable, mais d’un mal extérieur qu’on ne saurait lui imputer. C’est pourquoi il peut être souillé du dehors à la manière de l’or tombé dans la boue, il n’en serait pas pécheur pour autant. Il a certes, en tombant dans cette boue qu’est le monde, perdu la conscience de sa vraie nature, mais cette nature demeure et il lui suffira d’en retrouver la conscience, grâce à l’illumination que procure la gnose. À ce mal extérieur à l’homme, correspond un salut tout autant extérieur. Le salut vient à l’homme d’ailleurs, de là-bas, sans attache dans la responsabilité, ni dans la personnalité de l’homme. L’homme ne peut être délivré du mal que grâce à une force extérieure, à une connaissance révélée. Ce caractère extérieur et du mal et du salut confirme qu’en réalité, la gnose ne fait de place ni à la liberté, ni à la responsabilité. Quand bien même Bayle affirme que dans la gnose, la liberté n’est pas nécessairement niée, il entend la "liberté " au sens de "libération", c’est-à-dire comme un passage à une connaissance plus haute, tandis que l’emprisonnement dans l’ignorance est la cause du mal1.

2.3.3 Le mal est ignorance

L’ignorance est un trait fondamental du mal gnostique. Platon identifiait déjà le mal à l’ignorance, de sorte que le mal disparaîtrait avec la connaissance vraie. Dans le Gorgias, le méchant est défini comme un ignorant incapable de concevoir le bien. Dans le Timée, on peut lire : « Nul n’est vicieux volontairement »2. Tout homme est en effet ennemi du vice et le vice lui vient malgré lui. Pour Platon, il n’y a pas de volonté mauvaise, l’homme ne peut vouloir que le bien ; celui qui fait le mal est aveuglé ou contraint par quelque chose de plus fort que lui. Le mal conscient et volontaire n’existe pas, car la matière ne sait pas ce qu’elle fait. Celui qui fait le mal n’est pas libre, n’agit pas volontairement, quoiqu’il pense le faire. Il se trompe et celui qui se trompe ne fait pas réellement ce qu’il veut. Saint Jean écrit : « Quiconque pèche est un esclave » (Jean 8, 34). Quand Platon dit que la faute est involontaire, il entend qu’on ne sait pas qu’elle est une faute, qu’on la fait en croyant faire le bien. Pour lui, le mal ou la souffrance ne sont que le résultat de notre ignorance ou de notre erreur de jugement. Comme lui, des auteurs hermétiques professent que « le bien est volontaire et le mal involontaire » et que « les dieux choisissent ce qui est bon, les hommes

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Cf. Simone Pétrement, Essai sur le dualisme, op. cit., p. 5.

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ce qui est mauvais, le croyant bon »1. Il n’insinue nullement qu’on ne soit pas actif en faisant le mal : il s’agit bien d’une activité qui vient des désirs et non de la raison. Dire que la faute est involontaire, c’est signifier simplement qu’un homme éclairé n’agirait pas ainsi. Voulant faire le bien, il fait le mal sans le savoir, sans avoir conscience qu’il fait le mal, de sorte qu’il ne fait pas ce qu’il veut2. Saint Paul dira plus tard qu’il ne fait pas le bien qu’il veut, mais le mal qu’il hait. Ainsi, la gnose s’inspire une fois de plus de Platon. Philon identifie également le mal à l’ignorance. Pour Platon aussi bien que pour Philon, le mal vient du pouvoir des passions sur la raison. La raison délivrée accomplirait nécessairement le bien. L’ignorance vient donc du fait que les passions emprisonnent la raison et la font travailler pour elle. Voici comment il faut comprendre l’affirmation gnostique du mal comme ignorance : le monde est mauvais parce qu’il est ignorant, le mal vient simplement de l’ignorance du bien. En ce sens, on comprend qu’il puisse être vrai qu’à la fois, le monde n’est pas mauvais, mais seulement ignorant du bien et parce qu’il est ignorant du bien, il est mauvais.3 On retrouve dans l’enseignement du Christ, l’idée platonicienne et gnostique du mal comme ignorance. Sur la croix, Jésus prie Dieu son Père pour ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34) ou bien « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés ». (Luc 9, 55) ou encore « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles » (Mathieu 15, 14). L’ignorant ne peut renoncer au mal, puisqu’il pense faire le bien. Il est entièrement plongé dans les ténèbres et il lui est difficile de s’en sortir, sinon par un éveil divin. Une barrière le sépare de la vérité dont il ne peut s’approcher lui-même. Tout ceci traduit le caractère tragique du mal gnostique.

Disons pour conclure que la gnose ne comporte aucune éthique parce que le mal dans le monde relève de la fatalité et non de la liberté des personnes. Pour les gnostiques, le corps charnel est asservi dans ses actes et ses passions à la souveraineté des planètes ; ils estiment que l’homme est pourvu d’une grâce qui seule, est capable de le délivrer de ses actes. Aussi n’ont-ils pas de notions de moralité individuelle très strictes. Toute responsabilité est diluée et la faute se réduit à l’ignorance et à l’erreur de jugement. Le mal que je commets ne relève pas d’une faiblesse de ma volonté, mais d’une défaillance de ma connaissance. Or, identifier le mal à l’ignorance pourrait signifier que si les ignorants se sont engagés dans la voie des Ténèbres, c’est parce qu’ils n’en connaissent pas d’autre, de sorte que si on leur montre le bon chemin, ils délaisseraient aussitôt le mauvais pour emprunter le bon. Voilà l’argument

1

Cité par Simone Pétrement, Essai sur le dualisme, op. cit., p. 253.

2

Cf. Simone Pétrement, Essai sur le dualisme, op. cit., p. 226.

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qui permet à Augustin de s’insurger contre la conception gnostique du mal comme ignorance. Pour lui, l’ignorance ne saurait être un mal. Elle n’est pas cause nécessaire de péché. L’homme reçoit par la grâce les moyens de vaincre l’ignorance. Augustin lie plutôt l’ignorance à la négligence. Il distingue une ignorance par nature et une ignorance voulue. « Ce n’est pas ce que l’âme ignore par nature qui lui est imputé, mais de n’avoir pas cherché à connaître »1. Le fait pour l’enfant de ne pouvoir ni savoir ni pouvoir parler relève d’une ignorance de nature. Une telle ignorance ne saurait être coupable, car l’enfant n’a pas négligé d’acquérir l’art du langage ni ne l’a perdu par sa faute. Par contre celui qui, par perversité, négligerait d’apprendre à parler ou retomberait en son ignorance, serait tenu pour coupable, si du moins les fautes de l’éloquence étaient considérées pour criminelles. L’ignorance n’est donc pas le mal ; le mal c’est la négligence volontaire de s’instruire du devoir ou la rechute consentie à l’ignorance, dès lors qu’on a été en possession de la vraie connaissance2.

3 Paradoxe de la nécessité gnostique