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CHAPITRE 1 : RECENSION DES ÉCRITS

1.4 ITINÉRANCE ET POLICE

1.4.1 Gestion pénale des populations vulnérables

La gestion pénale des populations vulnérables s’inscrit dans le contexte d’une « culture du contrôle », ou société de risque, qui semble se construire depuis le début de siècle. Celle-ci vient exacerber le sentiment d’insécurité face à la criminalité de la population. C’est alors que la pauvreté visible devient synonyme de déviance dans l’imaginaire collectif (Bellot et Sylvestre, 2017; Garland, 2002; Salas, 2008).

Les sociétés occidentales ont vécu un changement de paradigme important dans leur gestion des problèmes sociaux au tournant des années 1980. Auparavant, un important système d’aide de l’État était mis en place, l’État-providence ou, en anglais, le Welfare State. Le changement s’opère au moment où la population perd confiance envers les investissements de l’État et où la doctrine économique se tourne vers le néolibéralisme. Ainsi, on considère que le marché économique peut s’autoréguler au même titre que les individus sont maîtres de leurs actions (Garland, 2002). La criminalité devient alors une préoccupation importante et, par le biais des médias, du système pénal et des politiques en général, le sentiment d’insécurité est renforcé (Salas, 2008). Ce contexte favorise la préoccupation pour la sécurisation des espaces publics et l’avènement de discours plus punitifs en matière pénale (Queloz, 2010; Salas, 2008). Les auteurs remarquent que ce changement de paradigme se ressent aussi dans la gestion des espaces urbains, particulièrement par rapport à l’itinérance et à la pauvreté visible (Colombo et Larouche, 2007; Larouche, 2008; Margier et al., 2014). Au Canada, ce mouvement coïncide avec le désengagement de l’État dans le logement social, lequel alimente la crise du logement actuelle (Hulchanski, 2009; Hulchanski et al., 2009).

La crise du logement a contribué à rendre les personnes sans abri plus visibles dans les espaces publics. Les administrations publiques ont eu tendance à adopter une approche basée sur la théorie de la vitre brisée de Wilson et Kelling (1982) pour répondre à cette pauvreté visible. Cette théorie stipule que l’incapacité d’un quartier à faire respecter les règles de bon voisinage contribue à la détérioration des espaces publics et ouvre la porte à une spirale vers la criminalité violente. Ces espaces inoccupés ou mal entretenus envoient le message que les lois ne s’y appliquent pas (Colombo et Larouche, 2007; Larouche, 2008). Les municipalités investissent alors les espaces publics et offrent plus de latitude aux services de police pour pénaliser les incivilités (Chesnay, Bellot et Sylvestre, 2014; Colombo et Larouche, 2007; Margier et al., 2014). Montréal ne s’inscrit pas entièrement dans la mouvance de la théorie de la vitre brisée, ou de la politique de « tolérance zéro ». Par contre, force est de constater que la ville revitalise de plus en plus les espaces publics afin de les occuper par des activités considérées comme légitimes par l’administration publique. Ces projets se développent afin d’améliorer la cohabitation, mais visent aussi la normalisation des comportements. La présence des personnes en situation d’itinérance est démonisée, et on cherche à les faire disparaître ou à atténuer leur visibilité (Margier et al., 2014; Walker, 2005). Des auteurs ont noté que ce genre d’effort de revitalisation s’associait souvent à une hausse de la répression policière des populations vulnérables. Ces actions ont pour but de rassurer le public, qui associe la dégradation des espaces publics à un terreau fertile pour la criminalité (Chesnay et al., 2014). Dans un contexte urbain où on applique la « tolérance zéro », l’insécurité déborde et utilise un spectre qui englobe beaucoup plus que la criminalité. Ce spectre de la peur incorpore les notions de risque, de désordre et d’incivilité aux enjeux qui l’animent. Cela mènerait à un durcissement pénal contre ce « eux » qui menacent le « nous » (Larouche, 2008).

Le durcissement pénal se traduit la plupart du temps par l’utilisation accrue des services policiers pour contrôler les espaces publics et les populations marginalisées. Armony, Hassaoui et Mulone (2019) font ressortir une problématique de profilage au sein du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Leurs analyses révèlent, entre autres choses, que malgré une stabilité dans le nombre d’actes criminels entre 2014 et 2017, le nombre total d’interpellations a augmenté de 143 %, et ce, dans l’ensemble des secteurs de la ville. Ces auteurs notent également que

davantage de personnes sont interpelées à répétition, ce problème touchant plus particulièrement les personnes perçues comme étant arabes, sud-asiatiques ou autochtones. Pour ces dernières, les interpellations auraient augmenté de presque 7 fois sur la période étudiée. Les analyses de cette étude ne permettent pas de faire ressortir si les interpellations touchent les populations vulnérables (par exemple, en situation d’itinérance) ; elles ne permettent pas non plus de saisir les motifs d’interpellations. Ils constatent en revanche que celles-ci peuvent avoir une de trois issues : 1) aucune sanction et aucun enregistrement ; 2) aucune sanction, mais enregistrement des renseignements de la personne ; 3) enregistrement dans le système de la personne comme contrevenant à un règlement municipal ou comme auteur présumé d’un crime. Les travaux récents sur la judiciarisation de l’itinérance font ressortir que l’issue qui semble de plus en plus fréquente est la troisième, avec un enregistrement d’une infraction au règlement municipal (Bellot et Sylvestre, 2016, 2017; Bergheul, Levesque et Pakzad, 2013; Chesnay et al., 2014). Ce rapport sur les données du SPVM appuie l’hypothèse selon laquelle le nombre de contacts entre la police et les populations marginalisées a augmenté dans les dernières années.

La police est un objet particulier à étudier (Brodeur, 1984; Monjardet, 1994). Elle détient une culture professionnelle particulière offrant un cadre de pratique précis pour les agents. Selon Brodeur (1984) la police est difficile à étudier, car « l’action policière est un objet qui oppose une résistance délibérée au projet de connaître » (Brodeur, 1984, p. 9) et dont les activités sont amplifiées, menant à des représentations erronées qui nécessitent un travail de démystification. Pour Monjardet (1994), qui s’inscrit dans la sociologie du travail, l’activité policière est en constant mouvement de par la présence d’un pouvoir discrétionnaire important en raison des contextes singuliers et imprévisibles de leurs pratiques.

Il faut, malgré tout, comprendre l’action policière comme étant une action d’exception par son double mandat d’assistance et de répression des illégalismes. De plus, avec le changement de paradigme du début des années 2000, la police devient un outil dans la culture du contrôle (Denat, 2002; Garland, 2002).

Dans le cadre de cette étude, les participants et participantes ont été en contact avec deux corps policiers au Québec, soit le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et la Sûreté du Québec (SQ). Les deux corps de police, dans la présentation de leurs mandats, mettent l’accent

sur leur rôle de protection des citoyens, le maintien de la paix, la prévention et la répression du crime, ainsi que le respect des lois et règlements. Les deux corps policiers adhèrent au modèle de la « police communautaire », mettant ainsi le citoyen au centre de leurs actions (SPVM, 2019; Sûreté du Québec, 2018).

Le modèle de police communautaire est une approche née des réflexions de Peel, qui cherchait à développer une police plus proche de la population et dont les actions visaient davantage la prévention que la coercition. Or, ce projet, qui s’est implanté un peu partout en Amérique du Nord, a délaissé son orientation de prévention pour adopter une politique de tolérance zéro (Brodeur, 2003).

Depuis plusieurs années, et récemment au Québec, on parle de plus en plus d’une activité policière dite de « profilage racial » envers les populations issues de l’immigration, les Premières Nations et les Inuit et de « profilage social » envers les populations marginalisées. Ces contacts sont souvent empreints de violence et consolident des représentations négatives des services policiers (Comack, 2012).