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1.1.1. Caractérisation et répartition stratigraphique

Au cours des cinquante dernières années, l’exploration par la communauté scientifique du domaine océanique profond, c’est-à-dire au-delà du talus continental, a permis de recenser des sédiments fins riches en composés organiques nommés black shales dans le

monde anglo-saxon. Le terme black shales désigne génériquement des roches sédimentaires de couleur sombre à granulométrie et litage fins dont les caractéristiques paléontologiques, minéralogiques, et géochimiques (e.g. absence de bioturbation et de faune benthique, présence de pyrite framboïde, enrichissements en Mo et U, rapports 98/95 Mo et 57Fe élevés)

suggèrent une formation en eaux de fond dysoxiques, anoxiques ou euxiniques favorables à la préservation de matière organique (MO) (Tyson, 1987 ; Wignall, 1994). La teneur en carbone organique totale (TOC, en % poids) dans les black shales peut varier de 0,4 à plus de 50 % (Tyson, 1995). Cependant, aucune définition générale ne s’accorde pour définir le seuil de TOC minimum au-dessus duquel il est possible de qualifier un black shale de « riche en MO ». La définition de la littérature utilisée dans ce manuscrit est celle qui qualifie les sédiments déposés dans des environnements marins profonds de « riches en MO » lorsqu’ils présentent des valeurs de TOC supérieures à 1 % (Summerhayes, 1981 ; Tissot et Welte, 1984 ; Tyson, 1995). Ce contenu peut se composer de quatre catégories de MO définies en fonction de la nature (bactérienne, algaire ou végétale) et de l’origine (lacustre, marine ou terrestre) des molécules préservées (Tissot et al., 1974). Généralement, lorsqu’un dépôt est qualifié de « type I » (ou sapropélique), il s’agit d’une roche constituée de matière organique bactérienne ou algaire produite en milieu lacustre (e.g. Lac Tanganyika ; Demaison et Moore, 1980) ou en environnement anoxique (e.g. milieu marin confiné de la Mer Noire, Demaison et Moore, 1980). Un niveau organique de « type II » (ou planctonique) se forme quant à lui dans les environnements marins et contient essentiellement de la matière organique issue de planctons, de micro-organismes ou d’algues. Généralement, ces dépôts de type II présentent une bonne extension régionale et sont souvent associés aux formations carbonatées ou aux marnes/argiles marines du plateau continental et du domaine marin profond (e.g. Formation Hanifa de la Péninsule Arabe, Droste, 1990). Les sédiments organiques de « type III » (ou humiques) contiennent majoritairement des débris de végétaux (e.g. plantes terrestres) ou d’autres composants organiques continentaux et sont fréquemment associés aux niveaux de charbons (e.g. les charbons carbonifères de la Mer du Nord, Leeder et al., 1990). Enfin, les dépôts de « type IV », moins caractéristiques et à plus faible caractère pétroligène (Durand, 1980 ; Tissot et Welte, 1984), correspondent à des roches souvent argileuses et constituées de

débris de végétaux extrêmement dégradés (e.g. brûlés (fusinite) ou décomposés (inertinite)). Pour caractériser les environnements de dépôt de la MO ou son origine, plusieurs outils sont utilisés incluant par exemple les analyses pyrolytiques Rock-Eval, les analyses optiques de palynofaciès, les mesures de 13C, les biomarqueurs et analyses macérales ou encore les concentrations en éléments majeurs et traces (Tyson, 1995 ; Baudin et al., 2007). Dans ce manuscrit, la MO « marine » désigne entre autre le contenu organique d’origine bactérienne, algaire, planctonique ou issue de micro-organismes qui présente des caractéristiques géochimiques proches des types I et II (Tissot et al., 1974). La MO « terrestre » quant à elle, désigne le contenu organique issu de végétaux (pollens, cuticules, feuilles et autres débris ainsi que la fusinite ou l’inertinite) ayant des caractéristiques proches de la matière organique de type III ou IV.

D’un point de vue stratigraphique, les black shales de milieux marins profonds ont été observés dans des formations sédimentaires couvrant l’ensemble du Phanérozoïque (Figure i.1., Emery et Myers, 1996). En effet, les premiers black shales (référencés dans la catégorie des « roches mères » par l’industrie pétrolière, c’est-à-dire pouvant générer des hydrocarbures) déposés en domaine marin profond sont datés du Dévonien supérieur. Le nombre de formations comprenant des sédiments riches en MO recensés depuis le Dévonien supérieur jusqu’au Trias demeure assez faible (entre 1 et 7, Figure i.1.). En comparaison, ce nombre augmente fortement entre le Jurassique supérieur et le Crétacé supérieur (23 et 24 formations respectivement, Figure i.1.). Pendant le Mésozoïque, les black shales du Crétacé sont ceux déposés dans des environnements marins les plus variables, allant du domaine peu profond au domaine marin profond (Figure i.1.). Cependant, la majorité des formations pétroligènes du Crétacé présente des gammes paléobathymétriques (c-à-d, des profondeurs d’eau) imprécises et incertaines d’où leur caractère « marin indéterminé » (Figure i.1., Emery et Myers, 1996). De manière générale, la connaissance de la paléobathymétrie est importante car, en fonction de la profondeur d’eau, les facteurs favorables à la formation de black shales peuvent varier (Tyson, 1995 ; Baudin et al., 2007). Il apparait donc nécessaire d’améliorer notre compréhension des conditions favorables à la formation de niveaux riches en MO. Cela implique de caractériser leur environnement de dépôt et la paléobathymétrie associée et de

déterminer les mécanismes et processus impliqués dans la formation, le transport et le dépôt de ces sédiments riches en MO.

Figure i.1. Répartition des sédiments riches en MO et à caractère pétroligène recensés durant les temps

géologiques (modifiée d’après Emery et Myers, 1996). PC : Précambrien, C : Cambrien, O : Ordovicien, S : Silurien, D : Dévonien, C : Carbonifère, P: Permien, Tr: Trias, J: Jurassique, K: Crétacé, T: Tertiaire.

1.1.2. Facteurs contrôlant la formation des black shales

Les hétérogénéités de composition et d’enrichissement organique sont dépendantes de plusieurs conditions, à la fois physiques, biologiques et chimiques qui peuvent être classées selon trois facteurs majeurs qui contrôlent la formation des black shales (Demaison et Moore,

1980 ; Ibach, 1982 ; Huc, 1988 ; Pedersen et Calvert, 1990 ; Hedges et Keil, 1995 ; Tyson, 1995 ; Tribovillard et al., 1996 ; Thamban et al., 1997 ; Kennedy et al., 2002 ; Bohacs et al., 2005 ; Katz, 2005 ; Berthonneau et al., 2016) :

(1) Une forte production organique est le premier facteur nécessaire à la formation d’un dépôt de type black shale. Cette production est souvent liée à une forte productivité primaire (e.g. algaire, bactérienne ou végétale) associée à un apport de nutriments conséquent dans les milieux terrestre, marin et lacustre. Dans le domaine océanique, cet apport peut être associé soit : 1) à la présence de cellules d’upwellings qui sont des remontées en surface d’eaux profondes chargées de nutriments issus des fonds marins ; 2) au ruissellement continental qui permet d’alimenter l’océan par l’apport de nutriments issus de l’érosion des continents ; 3) au volcanisme qui libère des particules inorganiques par voie aérienne ou sous-marine, fertilisant ensuite les eaux et favorisant la productivité primaire marine.

(2) la dilution de la matière organique au sein de la matrice sédimentaire inorganique va influencer la concentration en carbone organique du sédiment. La dilution est donc fortement dépendante du taux d’accumulation de sédiments (détritiques ou carbonatés) associé au contenu organique. Par exemple, dans les milieux de faible énergie où se forment les niveaux condensés notamment, un taux d’accumulation sédimentaire peu élevé (< 5 mg/cm²/an) va permettre de concentrer la matière organique dans le sédiment (Tyson, 1995). Cependant, lorsque ce taux est élevé (> 30 mg/cm²/an), la grande quantité de matériel inorganique va diluer la matière organique et appauvrir la roche en contenu organique (Tyson, 1995).

(3) la préservation de la matière organique est dépendante du potentiel de dégradation d’un environnement de dépôt. Cette dégradation est bien souvent liée à la présence d’organismes bioturbateurs qui consomment la matière organique et qui ont généralement besoin d’oxygène pour se développer et survivre. Outre les conditions physico-chimiques de l’eau (e.g. température, salinité), cette oxygénation est généralement associée soit à la formation d’une zone à oxygène minimum (ZOM) engendrée par une forte activité biologique de surface qui consomme l’oxygène (Demaison et Moore, 1980), soit à la

physiographie d’un bassin qui, lorsqu’il est confiné, permet la stratification des masses d’eau et la formation d’une couche dysoxique ou anoxique de fond (< 0,2 mL/L de dioxygène, Schlanger et Jenkyns, 1976 ; Summerhayes, 1987). En fonction de leur intensité et de leur pérennité dans le temps, ces environnements anoxiques, voire euxiniques si les conditions deviennent réductrices et riches en soufre, sont donc propices à une bonne préservation. En complément, d’autres facteurs peuvent également intervenir. Par exemple, certaines argiles comme la smectite sont parfois associées aux particules organiques et forment des complexes organo-argileux empêchant la dégradation du contenu organique lors de son transport, de son dépôt et de son enfouissement (Keil, 1995 ; Berthonneau et al., 2016). Dans un milieu oxique ou dysoxique de forte énergie (> 0,5 mL/L de dioxygène) comme un delta, un fort taux de sédimentation (entre 30 et 100 mg/cm²/an) va permettre la préservation de la matière organique dans la mesure où un enfouissement rapide de MO limite son temps de résidence en milieu oxydant (Tyson, 1995).

La connaissance de ces facteurs de contrôle est donc essentielle pour contraindre, et prédire les hétérogénéités organiques et sédimentaires associées aux dépôts de sédiments organiques. Pour les black shales de milieux océaniques profonds, cela implique notamment : 1) d’identifier les zones de forte productivité primaire potentiellement liées à la présence d’upwellings, d’activité volcanique ou d’estuaires/deltas favorisant l’apport de nutriments ; 2) de mieux connaitre le taux de sédimentation et les bassins versants associés pour mesurer l’impact du facteur de dilution, et enfin 3) de caractériser les conditions redox, les mouvements de masses d’eaux, et la géométrie de la marge et des bassins pour déterminer les conditions de confinement nécessaires à une bonne préservation.

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