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PARTIE 1. L’événement, outil de la reconnaissance institutionnelle des acteurs de CST institutionnelle des acteurs de CST

1.1. Penser l’institutionnalisation de la CST

1.2.1. Généalogie et notions contemporaines du réseau

1.2.1.1. Le réseau et l’imaginaire de la technique

Le terme de réseau renvoie à plusieurs significations, selon qu’il est abordé d’un point de vue sociologique, technologique, économique ou encore métaphorique.

42 Cette idéologie réticulaire renvoie à la « rétiologie » dont Pierre Musso traite dans de nombreuses contributions (parmi les principales, 1999, 2003a et 2003b)

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Avant de nous positionner selon ce découpage thématique proposé par Lucien Sfez dans le

Dictionnaire critique de la communication (Sfez, 2013), commençons par comprendre

historiquement les glissements de sens. A cet égard, inspirons-nous de Pierre Musso et de sa généalogie des représentations liées au réseau (Musso, 1999, 2003a).

Trois grands moments jalonnent le parcours historique et symbolique du réseau, un parcours avant tout lié à l’imaginaire de la technique.

Le réseau est d’abord une affaire de tissage. Du latin retis, « filet », le mot désigne un « ensemble de fils de matière textile entrecroisés ou noués de façon régulière ; ouvrage formé d’un tel ensemble et destiné à divers usages. » (Académie française)43. Cette première entrée renvoie aux origines antiques du terme. A l’époque romaine, le rétiaire est un gladiateur simplement équipé d’un filet, d’un trident et d’un poignard ; sa vulnérabilité fait aussi sa force.

Capturer les animaux, orner les coiffes médiévales, etc : le tissu fait réseau, il est chargé symboliquement car il laisse passer, fait respirer, permet l’échange en même temps qu’il sélectionne, enserre, couvre. Par analogie, le réseau désigne ainsi un ensemble d’éléments reliés entre eux. Comme l’Histoire semble bien écrite, Galien, le médecin des empereurs… et des gladiateurs, ouvre la voie au cerveau-réseau. La médecine et plus particulièrement la physiologie usera de cette figure de style, comme dans le cas de la circulation sanguine : l’organisme-réseau marque l’apogée d’une conception naturelle du réseau jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, laissant ensuite place à une dimension artificielle.

Le deuxième moment-clé de notre généalogie commence ainsi avec la révolution industrielle qui en effet « sort » le réseau du corps. On ne l’observe plus seulement, on le construit aussi. Saint-Simon théorise la vision bio-politique du réseau qui tout à la fois surveille (appareil d’Etat) et permet la circulation (système industriel qui facilite les flux monétaires).

Le mythe moderne du réseau est né, facilitant ainsi la communication, le développement social et démocratique. Le réseau technique, celui permis par la machine à vapeur ou le télégraphe, se mue en une utopie sociale.

Le troisième et dernier tournant de notre histoire est marqué par l’intelligence du réseau, véritable technique auto-organisée. Désormais, durant le XXe siècle, « le réseau de télécommunications est au corps social ce qu’est le réseau nerveux au corps humain ; son fonctionnement assure sa survie » (Ibid. p. 84). L’invention de l’ordinateur en 1945 fait dire à

43 La définition complète est disponible sur : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9R2015 (consulté le 05/09/2019)

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notre auteur que « si depuis Galien, sous le cerveau, se cachait le réseau, désormais derrière le réseau, se profile le cerveau. » (Ibid. p. 85). La cybernétique de Norbert Wiener concilie une nouvelle fois le naturel (le cerveau) et l’artificiel (l’ordinateur), confirmant bien que, d’un point de vue épistémologique, les ruptures historiques n’en sont pas vraiment.

Du filet de gladiateur au codage informatique, la dimension technicienne du réseau se marie donc aux représentations qui lui sont associées, qu’elles soient d’ordre social, philosophique ou biologique. C’est par cette considération que l’on peut introduire le propos général de Musso sur la symbolique du réseau : ce dernier renvoie à un système entre quatre éléments que nous proposons de schématiser comme suit :

Fig. 6. Représentation schématique du double mouvement symbolique du réseau (Billon d’après Musso, 1999 : 70)

Ce schéma permet de visualiser ce qu’entend Pierre Musso par « quadrille », c’est-à-dire les quatre éléments composant l’usage symbolique du réseau et réunit en deux paires. Les deux lignes hachurées matérialisent à la fois l’identification et la cohabitation des deux couples : concept/technologie de l’esprit et infrastructures techniques/technologie du réticulaire.

Des « connecteurs » permettent leur évolution : les métaphores s’associent au concept pour désigner le réseau en tant que « technologie de l’esprit », c’est-à-dire un mode de raisonnement basé sur l’explication réticulaire systématique des phénomènes de société. Les infrastructures

Concept Technologie de l’esprit Infrastructures techniques Technologie du réticulaire Métaphores Représentations

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techniques et leurs représentations associées font émerger une technologie du réticulaire selon laquelle le réseau se résume à ses seuls ressorts techniques et leurs vertus.

La conclusion paraît sans appel : « Le triomphe actuel du réseau rend compte de ce double mouvement : la dégradation d’un concept abandonné à ses métaphores constitutives et leur réinvestissement à l’occasion de l’explosion des techniques réticulaires […]. » (Op. cit. p. 3).

Musso déplore en effet les « éclats » du concept de réseau, concept trouvant sa logique la plus aboutie à l’époque saint-simonienne. La techno-utopie marque alors le passage des promesses du réseau naturel au réseau artificiel, désormais outil idéologique du nouveau christianisme industriel.

« Aujourd'hui, nous ne disposons plus que de l'idéologie et de la technique du réseau confondues, disons la technologie, devenue un procédé de raisonnement, c'est-à-dire une "technologie de l'esprit", selon la définition de Lucien Sfez. Il s'agit des restes dégradés d'une pensée conceptuelle et d'une utopie sociale mêlées. Nous recueillons les miettes d'un banquet théorico-politique qui a eu lieu au début du XIXème siècle, sous l'impulsion saint-simonienne. » (Musso, 1999 : 70)

Cette description de l’article de Musso nous a paru indispensable pour retracer non seulement la filiation du terme mais aussi pour comprendre le positionnement de l’auteur dans ses futures contributions sur l’idéologie réticulaire et ce qu’elle suppose en termes épistémologique pour les sciences humaines et sociales. Observons donc les réflexions contemporaines sur le réseau avant de les explorer dans le contexte de la CST.

1.2.1.2. Des acceptions multiples aux approches critiques du réseau

o Une notion multidimensionnelle

Comme nous l’avons évoqué au début de cette section, le réseau s’appréhende selon différents angles : sociologique, technologique, économique, métaphorique. Ce découpage thématique, proposé dans le premier tome du Dictionnaire critique de la communication (Sfez (dir.), 1993), admet que la dimension métaphorique l’emporte quand il s’agit d’aborder le réseau comme théorie générale, ce que nous détaillerons davantage dans le point suivant. Pour l’heure, faisons le tri dans les différentes acceptions du terme.

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Nous retiendrons principalement le réseau dans son sens sociologique, économique et métaphorique. Envisager le réseau comme une métaphore est certes lié à une réflexion théorique ; il n’empêche que, comme le note Bernard Paulré, « La métaphore demeure cependant très influente et expressive d’où sa transversalité et son succès. » (Op. cit. p. 677). En sociologie, il est précisé :

« En analyse des organisations, un réseau désigne l’ensemble des canaux de communication existant dans un groupe et leur configuration. Il représente aussi bien l’ensemble des possibilités matérielles de communication que le système institutionnel, le système hiérarchique ou l’organisation des relations informelles interpersonnelles, qui pratiquement, déterminent les possibilités effectives de communication » (Op. cit. p. 675).

Cette approche introduit celle abordée en économie, ce qui est d’ailleurs soulevé dans le dictionnaire : au même titre que la dimension métaphorique, penser le réseau au sens sociologique a une portée générale capable de traiter des questions de réseaux d’entreprises.

L’organisation (au sens institutionnel) est en effet un système social qui ne se réduit pas aux seuls groupes sociaux. Une organisation, c’est non seulement un groupe, mais aussi les moyens qu’il se donne pour exister. Ainsi, d’un point de vue économique, les protagonistes du réseau se rapprochent de ceux dont nous parlons en CST et forment « […] un ensemble de relations en principe durables émergeant entre plusieurs partenaires, le plus souvent institutionnalisés (alliances) […]. » (Op. cit. p. 676).

La définition insiste aussi sur les finalités de ces réseaux : échanges de ressources matérielles ou intellectuelles, réalisation mutualisée d’activités, par exemple dans un cadre compétitif. Nous le verrons, ces finalités se rapprochent de celles que revendiquent les acteurs de CST.

Stratégie, partenaire, alliances : ce triptyque compose les fils du maillage, autre terme voisin de celui de réseau. Même s’il reste davantage associé au contexte économique, le maillage tisse des liens par définition, des collaborations utiles aux finalités exposées précédemment et participant au processus d’institutionnalisation. Nous verrons dans le point suivant que le secteur de la CST affiche des préoccupations similaires, nous nous positionnons donc bien dans ce dernier cadrage.

Nous entrevoyons désormais les multiples manières d’approcher le réseau. Il en est une qui traverse particulièrement les contributions contemporaines.

78 o L’idéologie réticulaire

La littérature critique travaille principalement la notion de réseau dans les abus que peuvent supposer ses usages métaphoriques. Véritable « sac à métaphores »44, le réseau s’avère être un compagnon de route privilégié de la société de l’information.

Examinons ce sur quoi portent les réflexions critiques. Pierre Musso prévient qu’« il est devenu banal de constater cette omniprésence et omnipotence du Réseau, pour en souligner tantôt les bénéfices, tantôt les menaces. » (Musso, 2003a : 5). La rétiologie désigne l’idéologie contemporaine du réseau dont la puissance métaphorique vient de son rapport historique à la technique et au corps, ce que nous avons évoqué dans la partie consacrée à la genèse de la notion.

Lucien Sfez abonde dans ce sens en complétant la définition idéologique du réseau appliquée au net. Il explique que le réseau Internet répond à une idéologie à quatre ressorts : convivialité, transparence, égalité d’accès et liberté de parole, espace public généralisé. L’auteur déconstruit ensuite cette idéologie en ironisant sur le fait que « nous sommes loin de l’Agora grec » ou encore de l’Habermas des premières années : « L’interactivité généralisée est celle du réseau, contenue dans le réseau, postulée comme idéologie de transparence, non hiérarchique, égalitaire et libre […] Cependant, l’universalité est seulement postulée, la transparence opaque et l’égalité d’accès fort inégale. […] » (Sfez in Musso, 2003b : 63).

La « technologie de l’esprit » renvoie ainsi à une révolution des techniques de la pensée, à un esprit « programmatique » et que le réseau, les infrastructures techniques et les représentations associées accompagnent, ce que Musso développe également45

La rétiologie est bien sûr présente dans l’approche sociologique du réseau selon laquelle sa figure intermédiaire œuvre dans un processus à trois temps :

« L’approche sociologique des réseaux est marquée par la description préalable d’une société éclatée, aussitôt compensée par une survalorisation des « intermédiaires » et un déterminisme de la relation et de l’interaction. Trois temps ordonnent l’approche en termes de « réseaux sociaux » : d’abord, la description d’un état de fragmentation sociale ou institutionnelle, ensuite une analyse valorisant toutes les formes de médiations et de relation et enfin,

44 Selon la savoureuse expression de Pierre Musso (2003a : 315)

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une formalisation de ces relations entre acteurs atomisés, afin de délivrer une lecture sociale. » (Musso, 2004 : 25)

Ici sont bousculées les convictions interactionnistes d’un Manuel Castells considérant les nœuds de réseaux comme éléments essentiels de la « société de l’information » en ce qu’ils remettent de l’ordre dans une société dispersée. Cette approche sociologique est critiquable selon Musso car elle relève bien de la rétiologie et non pas d’une approche moins idéologiquement connotée, comme l’analyse des organisations que nous avons rapidement présentée. Cette convocation fréquente du réseau s’appuie ainsi sur deux éléments selon lui :

« […] deux postulats sont implicitement fixés à l’utilisation systématique du modèle réticulaire, expliquant son succès : d’une part, la fixation d’un lien de causalité entre la structure réticulaire d’un système complexe et son comportement, et d’autre part l’éclatement et la décomposition de la totalité étudiée (la nature, le corps, la société, l’organisation) en éléments atomisés destinés à être interconnectés grâce au réseau. » (Musso, 2003a : 322)

Pour clore ce rapide tour de la littérature autour de la dimension idéologique du réseau, nous renvoyons à l’ouvrage collectif Réseaux et société (Musso (dir.), 2003b) qui semble calmer les premiers feux ouverts par Lucien Sfez et Pierre Musso. Tout en rappelant les enjeux de l’idéologie réticulaire, les différents contributeurs mettent en perspective la vision technocentrée du réseau avec des approches territoriales et des questionnements autour de son statut d’objet de recherche en sciences sociales.

Les réseaux techniques territoriaux (eau, énergie, transports, télécommunications) sont des instruments stratégiques de pouvoir et reconfigurent l’espace-temps territorial. Son utilité pour les sciences sociales est avérée : même critiquée, la notion de réseau reste opérationnelle.

Alors, profitons des pénitences accordées : « Critiquer la notion idéologique de réseau ne signifie pas inviter à son abandon ou à son rejet. Bien au contraire, il s’agit de savoir ce qui peut être « sauvé » de cette notion, à l’heure de sa dispersion dans toutes les disciplines et les organisations. » (Op. cit. p. 8).

o Penser les réseaux de culture scientifique et technique

Il est bien sûr entendu que nous ne pouvons calquer l’ensemble des tenants théoriques présentés à notre sujet, ce qui ressemblerait même à une erreur scientifique. Seulement,

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argumenter sur ce que l’on retient n’est viable que si l’on expose préalablement et surtout utilement l’autre côté du tableau.

Si l’on reprend les réflexions autour de la substance idéologique du réseau, caractériser de prime abord un champ professionnel par son seul fonctionnement réticulaire est réducteur. Observer et expliquer les phénomènes sociaux en présence par le seul prisme réticulaire serait inopérant. La rétiologie et son approche sociologique en trois temps s’accrochent pourtant à une telle logique. Nous pourrions considérer que le postulat de départ tient effectivement dans l’hétérogénéité des acteurs de CST pris au sens large : associations, musées, collectivités, organes centraux, universités, etc. Ensuite, au regard de nos observations de terrain, le réseau est souvent mobilisé comme outil de connexion salutaire, il désigne tout à la fois une pratique, l’entourage professionnel plus ou moins direct ou plus largement encore, toute mise en relation. Enfin, la formalisation des réseaux de CST se traduit bien dans les regroupements d’initiative associative ou politique : associations (AMCSTI), fédérations (Fédération des écomusées), service coopératif (OCIM), alliances conjoncturelles (Inmediats).46

Certes, les acteurs témoignent un attachement particulier à cette logique de « relations » et leurs pratiques événementielles s’en accommodent d’ailleurs très bien. Cherchant à inscrire ces propos dans un contexte plus large, nous ne déclarons pas que l’organisation de la CST se résume exclusivement à son fonctionnement réticulaire certes bien réel : la reconnaissance institutionnelle passe aussi par les enjeux territoriaux et les « bagarres » discursives qui l’entourent.

Nous n’approchons pas ces deux éléments sous le seul prisme du réseau dont la force métaphorique tiendrait simplement – si l’on peut dire - dans son « pouvoir » d’attraction, de rassemblement, de visibilité et de légitimation.

Essayons donc plutôt de voir « ce qui peut être sauvé de la notion » selon les mots de Pierre Musso, en examinant la place et le rôle du réseau dans le paysage de la CST, ce qui revient à le questionner en tant que moyen de reconnaissance institutionnelle.

46 Nous ne citons ici que des exemples historiquement importants et qui seront bien sûr présentés plus en détail dans les pages suivantes.

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