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Chapitre 1 : Introduction générale

1.3 Lecture de la dynamique agricole d‘El Ghrouss à travers la littérature

1.3.3 Le front pionnier saharien : une expansion des terres agricoles

Dans l‘analyse de la transition au niveau du territoire, nous différencions d‘abord la notion d‘espace et la notion du territoire. Le territoire est généré à partir de l‘espace et il est le résultat de l‘action des acteurs. « En s’appropriant un espace, l’acteur territorialise » (Raffestin, 1980). L‘espace est alors la « prison originelle », alors que le territoire est « la prison que les hommes se donnent » selon le même auteur. La notion du territoire a largement

38 été débattue dans la littérature mais la plupart des auteurs s‘accordent pour souligner le sentiment d‘identité exprimé par ses habitants et l‘existence d‘institutions lui donnant sens et gouvernance (Caron, 2017).

Tout en ayant conscience de la multiplicité du sens du concept de « territoire » (Monnet, 2010), nous utiliserons la définition de Vanier pour désigner tout « espace socialement construit et approprié au point de constituer en même temps un référent identitaire, un cadre de régulation et un périmètre pour l’action publique » (Vanier, 2010). Néanmoins quel que soit le sens du territoire, tous les concepts ont en commun de s‘intéresser aux interactions entre les processus naturels et sociaux intervenant à différentes échelles de temps et d‘espace. Le territoire se distingue par l‘attention explicite portée aux processus spatiaux ainsi qu‘aux institutions et à la gouvernance qui en sont constitutifs. Il faut considérer le territoire comme une institution régulatrice (Boyer, 1986), au même titre que l‘État ou le marché. Il est à l‘interface de l‘action collective et de l‘action publique tout en liant dynamiques locales et globales (Caron, 2011). Le territoire permet de stimuler des initiatives locales dans une perspective de développement en impliquant les acteurs territoriaux dans des initiatives plus larges. Le concept du territoire développé dans la géographie française, manifeste aujourd‘hui un intérêt aussi bien dans le monde anglo-saxon que francophone. Selon Caron (2017) le mot « territory » dans le monde anglo-saxon se définit comme étant une zone pour laquelle un animal ou une puissance conquérante essaye de contrôler et se bat pour la protéger. Ce qui ne reflète pas le véritable sens du terme territoire à la française, la terminologie anglaise analogue serait davantage celle de « landscape ».

Le territoire est modulable et a tendance à s‘accroître lorsque l‘espace n‘est plus suffisant. On introduit alors la notion d‘expansion territoriale. Elle renvoie à la notion de quête de nouveaux espaces à intégrer dans le territoire. Ces nouveaux espaces sont reliés de manière spécifique au territoire dans lequel ils s‘insèrent et obéissent à ses propres logiques. En agriculture, lorsque ces nouveaux espaces semblent « vierges » de toute mise en culture, on parle de « front pionnier agricole ». Néanmoins, ce n‘est rarement un espace complètement vierge, il abrite d‘une manière ou d‘une autre, une activité humaine. Dans le cas du Sahara, les espaces non cultivés sont souvent des terres propices au pâturage (et transhumance) (Bisson, 1991). Le territoire agricole se développe alors au gré des facteurs de production, des initiatives privées et des actions publiques repoussant ainsi les limites agricoles.

Pour Albaladejo et Tulet (1996) « les fronts pionniers représentent les processus de transformation du milieu naturel menés ou subis par différents acteurs d’une société afin de

39 mettre en place les conditions de leur maintien et de leur survie ». Le front pionnier avance tout en repoussant progressivement la frontière agricole (Becker, 1990; Droulers, 2001; Léna, 1997; Théry, 1989; Velho, 1976). Un front pionnier, naît, avance, se structure et s‘intègre peu à peu aux régions plus anciennes. Le front pionnier est défini comme étant une intégration de terres supposées vierges. Cette première définition fut élaborée par une série d‘articles de l‘historien et sociologue J. F. Turner de 1893 à 1918, qui expliquait l‘influence de la frontière sur l‘identité nationale américaine (Slatta, 1997). Frederik Jackson Turner (1893) envisage la frontière comme front de colonisation, comparée à une vague ou une marée (tidal frontier), par rapport à un espace vierge ou ouvert dont le meilleur exemple est l‘Ouest américain. Le front pionnier est un espace soumis à une vague de peuplement et d'exploitation témoignant d‘un processus d‘appropriation de nouveaux territoires, considérés comme un milieu vierge de toute trace de « civilisation moderne ». Bowman (1931) énonce pour la première fois le terme de « Pionneer fringe » pour contester la formulation de Turner : « Plutôt que de « front » il vaut mieux parler de « frange pionnière », car c’est rarement par une coupure brutale mais plutôt par une progression plus ou moins rapide que l’on passe des espaces organisés à ceux qui le deviennent » (Monbeig, 1966). En 1987, Igor Kopytoff adapte la notion de front pionnier à la situation africaine. En réalité ce n‘est pas un espace vierge auquel font face les « gens de la frontière » (frontiersmen) comme dans la tidal frontier, mais à un processus continuellement recommencé de colonisation de frontières « internes » ou « interstitielles », opérant aux marges des entités socio-politiques déjà constituées (Kopytoff, 1987). Ainsi, la frontière interne africaine de Kopytoff n‘a rien de naturelle. Elle n‘est pas réductible à l‘espace ou au biologique, mais à des ordres sociaux et culturels pleinement constitués et des entités socio-politiques organisées, y compris quant à leurs rapports avec leur environnement spatial et naturel. Ces entités ne sont pas isolables des dynamiques régionales dans lesquelles elles s'insèrent, tant du point de vue de leur organisation interne que du point de vue de leurs « limites » (boundaries) avec les autres entités socio-politiques environnantes. Le terme de front pionnier a déjà était associé aux régions sahariennes. Bisson (1991) l‘avait utilisé au début des années 1990 pour décrire la néo-agriculture dans la région de Nefzaoua en Tunisie. Par la suite, Côte (2002) et Khiari (2002) ont repris le terme pour décrire les processus de conquête de nouvelles terres agricoles et de mise en valeur autour des anciens îlots oasiens.

Pour notre part, tout au long de cette thèse, nous employons le terme de « frange pionnière interne » pour désigner cet espace de mutations où le processus de remodelage permanent des

40 sociétés oasiennes dû aux transformations des vocations agricoles, aux migrations, à l‘appropriation de nouvelles ressources et à la construction de nouvelles entités institutionnelles. Cette notion nous permettra de mettre l‘accent sur l'action collective dans les sociétés oasiennes dans un contexte de transformation territoriale des Ziban.

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