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II. Éclaircissement du champ d’étude et Méthode de travail

5) François Leuret – Sérieux et Capgras

Avant que de présenter les travaux de ces derniers, auxquels nous attacherons une importance prépondérante puisqu’ils nous serviront à définir les deux cas cliniques principaux de notre exposé, disons un mot de François Leuret. Une étape importante dans la formation du concept de paranoïa est à mettre au crédit de Leuret, clinicien souvent méconnu, dont les travaux sur les « arrangeurs » et les « incohérents » annoncent ceux de Sérieux et Capgras. Pour rendre compte du caractère subversif de ses idées, il faut rappeler que les aliénistes tendaient auparavant à souligner, tous ou presque, l’absence d’altération notable des fonctions intellectuelles supérieures, décrivant les délires paranoïaques comme l’aboutissement d’un raisonnement, présidé par une logique saine, mais fondé sur des principes faux. La catégorie des

« arrangeurs », que Leuret distingue des « incohérents », entame le processus théorique qui aboutira à la contestation de la prétendue intégrité syllogistique des raisonnements délirants. Le délire de ses « arrangeurs » revêt ainsi un caractère « presque logique », nuance qui s’avèrera primordiale. En effet, l’arrangeur donne « une apparence de réalité à ses conceptions », c’est un raisonneur systématique qui ne rechigne pas à discuter ses idées, et « pour prouver ce qu’il a dans l’esprit, tout lui sert : il n’est dissuadé ni embarrassé par aucune preuve contradictoire ». Comme l’ont noté d’autres aliénistes avant lui, il existe une idée prépondérante qui thématise et oriente le délire, cependant, Leuret montre que cette idée est, non seulement le point de départ des élucubrations délirantes, mais également le but auquel veulent aboutir tous les détours de la logique morbide. L’arrangeur « ne peut se défaire de son idée, il en est l’esclave, il n’a plus qu’elle, il est identifié avec elle »(101).

L’intelligence en soi est préservée, mais son fonctionnement est détourné par une visée finaliste qui rejoint l’intuition de départ du délirant. Le postulat initial, par une chaine de syllogismes juxtaposés, se retourne sur lui-même. C’est ce caractère tautologique du délire d’interprétation des « arrangeurs » qui nous semble constituer l’apport le plus essentiel de l’auteur, même si lui- même ne le souligne pas davantage ; et même si Sérieux et Capgras, qui par la suite établiront le dogme quant aux délires à base d’interprétations, se refusent à admettre l’existence « d’une atteinte des facultés syllogistiques ».

Sérieux et Capgras proposent, suivant Kraepelin, de regrouper sous le terme « paranoïa » les délires d’interprétation et de revendication qu’ils distinguent dans leur célèbre ouvrage sur Les

Folies Raisonnantes. Cette distinction entre interprétation et revendication semble directement

inspirée de leur relecture des travaux de Leuret.

« Le délire d’interprétation est une psychose systématisée chronique caractérisée par : 1) La multiplicité et l’organisation d’interprétations délirantes,

2) L’absence ou la pénurie d’hallucinations, leur contingence, 3) La persistance de la lucidité et de l’activité psychique, 4) L’évolution par extension progressive des interprétations, 5) L’incurabilité sans démence terminale. »

L’interprétation délirante diffère de l’idée délirante en ce qu’elle émane de l’observation du monde extérieur. Elle est une idée fausse, et se distingue ainsi de l’hallucination et de l’illusion qui sont des troubles sensoriels.

L’évolution de ces interprétations est caractéristique du délire, elle est constituée par une première phase d’incubation pendant laquelle s’accumulent les indices et qui aboutira à la révélation de l’idée directrice, de la conviction, qui orientera la systématisation du délire à proprement parler. Cependant, même une fois le délire constitué, « les interprétateurs ne méritent pas l’épithète d’aliénés dans le sens étymologique du terme (alienus, étranger) : ils restent en relation avec le milieu, leur aspect se maintient normal ; quelques-uns réussissent à vivre en liberté jusqu’à la fin sans attirer l’attention autrement que par certaines bizarreries ; la plupart sont internés, non pas en raison de leurs idées délirantes, mais à cause de leur caractère violent et impulsif qui les rend dangereux ».

L’exaltation qui accompagne souvent la période de systématisation est corrélée à l’excitation intellectuelle que provoquent naturellement le manège des recoupements. « L’humeur varie, comme celle de chacun de nous, au gré des circonstances ou de l’état organique ; elle reflète aussi la couleur que prennent les idées délirantes : expansive dans certains cas de mégalomanie ; chagrine, acrimonieuse chez les persécutés. Mais il n’y a jamais rien de comparable à la dépression ou à l’euphorie si fréquentes dans les autres psychoses ».

La troisième phase du processus pathologique est celle de la résignation, elle définit l’incurabilité du délire, puisque, selon le mot de Tanzi, « le paranoïaque ne guérit pas, il désarme ». Même l’interruption des processus extensifs d’interprétation n’amène pas le délirant à une reconnaissance de l’aspect pathologique de ces états antérieurs, et l’idée directrice du délire estompé demeure à l’affut, prête à se défendre et à renaître sous l’impulsion de contingences favorables.

Ce délire d’interprétation se différencie du délire de revendication, par lequel Sérieux et Capgras désignent les « persécuteurs » de Falret. C’est principalement le caractère primaire et organisateur de l’idée prévalente qui caractérise ces revendicateurs, mais aussi le caractère banal de leurs revendications qui le plus habituellement se rapportent à des préjudices juridiques ou à des questions d’héritages et ne suivent pas l’extension systématique vers l’absurde des interprétations délirantes. Il s’agit plus de personnalités pathologiques que de vrais délirants. Mais l’ancrage du pathologique dans la personnalité est tout autant le propre des revendicateurs que des interprétateurs. Dans le sillon de l’impulsion donnée par Ernst Dupré, la doctrine « constitutionaliste » définit les délires paranoïaques par une séquence : constitution paranoïaque, inadaptation, réaction affective à des évènements traumatiques. C’est l’émergence, à partir d’une personnalité prémorbide, d’un processus délirant extensif. Une

« suite d’épreuves pénibles » subie par une personnalité hypertrophiée ou hyperesthésiée provoquera la réaction de cette personnalité morbide sous forme de délire. Cette « constitution paranoïaque » recouvre les traits décrits plus tôt par Krafft-Ebing ou Séglas : autophilie, susceptibilité, égocentrisme, estime exagérée de soi-même, paralogie affective, absence d’autocritique, « émotivité anormalement intense qui accompagne les états de conscience intéressant le moi ».

Le mouvement constitutionnaliste va œuvrer à discriminer les caractéristiques essentielles qui définissent chacune des constitutions prédisposantes aux délires. Naturellement, les différents types de paranoïa reflètent les caractéristiques privilégiées lors de leurs investigations par les cliniciens. Toutefois, il est difficile d’aboutir à une synthèse consensuelle de leurs différents travaux. Pour Montassut, par exemple, qui soutient en 1925 une thèse sur La Constitution

paranoïaque sensée synthétiser les avancées de l’époque, tous les traits propres à la constitution

paranoïaque découlent d’une attitude psychique plus fondamentale, la psychorigidité. Or c’est la définition même de cette psychorigidité qui s’avère énigmatique. Aujourd’hui, le terme est pleinement entré dans le dialecte profane, ce qui n’arrange rien aux approximations qu’il génère. Qu’il s’agisse d’une manifestation clinique observable ou de la cause ontologiquement enfouie sous les manifestations décrites par les auteurs antérieurs ; qu’il s’agisse d’une rigidité d’ordre cognitif telle qu’elle est décrite aujourd’hui dans le cadre des investigations du spectre autistique, ou d’une tendance émotionnelle à ressasser les affects, ainsi que la rapporte Kretschmer dans ses descriptions de la personnalité sensitive, la thèse de Montassut ne saurait le définir.

Au fond, l’hypothèse d’une constitution paranoïaque unique ne résout pas la question de la disparité des traits, ni celle de la prédominance, en termes de sensibilité et de spécificité, d’un trait sur un autre. Lacan conclut dans sa thèse : « La constitution dite paranoïaque, enfin, manque fréquemment dans le fait, ou n’est que secondaire au délire. La prédisposition à la psychose se révèle ainsi comme impossible à définir de façon univoque en traits de caractère »(102).

Quoi qu’il en soit, pour Sérieux et Capgras, « le délire d’interprétation est en résumé une psychose constitutionnelle, qui se développe grâce à une anomalie de la personnalité caractérisée par l’hypertrophie ou l’hyperesthésie du moi et par la défaillance circonscrite de l’autocritique. Sous l’influence des conflits sociaux déterminés par l’inadaptabilité au milieu, cette constitution psychique anormale provoque la prédominance d’un complexus idéo-affectif, sa persistance et son rayonnement ».

Voilà donc le modèle explicatif de la paranoïa proposé par la doctrine constitutionnaliste de ces deux acteurs majeurs dans l’histoire psychiatrique française. Il intègre et associe les deux principaux mécanismes de la psychogénèse, à savoir la prédisposition ancrée dans le caractère, et la réaction à l’environnement extérieur. Cependant, à la non spécificité des agressions extérieures, s’oppose le déterminisme établi dans la constitution du caractère. Le structuralisme de la prédisposition l’emporte sur le dynamisme des réactions. L’hypothèse psychogénétique ne garantit pas l’agilité des modèles. Elle réduit, au contraire, la multiplicité des contingences dans un universalisme des constitutions, et les potentialités de l’évènement au profit du déterminisme des prédispositions.