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1.2. Évolution de la technique pianistique jusqu’au XIX e siècle

1.2.6. Frédéric C HOPIN

Rétrospectivement, il est indéniable que Chopin fut le seul pianiste contemporain de Liszt qui méritait d’être placé au même rang. Pianiste mais aussi compositeur remarquable, il pratiquait une esthétique pianistique très différente de celle de Liszt. Selon son élève Georges Mathias, « l’instrument qu’on entendait quand Chopin

jouait n’a jamais existé que sous les doigts de Chopin… »42. Bien que très différente

de celle de Liszt, la virtuosité du pianiste polonais n’en était pas moins considérable et suscitait l’admiration des auditeurs de son temps. La souplesse légendaire de ses doigts et son toucher dont tout le monde parlait faisaient sa particularité. Sa technique de jeu incluait non seulement l’attaque des doigts et parfois du poignet, comme chez la plupart des pianistes de l’époque, mais aussi l’utilisation de tout l’appareil du bras. On a souvent entendu dire que chez Chopin, le clavier était une continuation de la main. Cette affirmation témoigne d’une continuité qui commence à l’épaule pour arriver au bout des doigts. De la même manière que Liszt, Chopin

42 MATHIAS, Georges, source non connue ; cité dans BOURNIQUEL, Camille, Chopin, Seuil, Paris, 1957 (réédition 1994), p. 193.

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cherchait lui aussi des moyens techniques pour réaliser ses idées musicales et avait compris que la manière du jeu ancien ne permettait plus d’atteindre de nouvelles sonorités.

Chopin était également un novateur dans le domaine de la pédagogie. En étudiant les conseils qu’il donnait à ses élèves, nous pouvons mieux approcher son style d’exécution pianistique et ses conceptions. L’un des éléments fondamentaux qui distinguaient radicalement Chopin de ses contemporains était son rapport à la technique instrumentale. Tandis que la plupart des maîtres envisageaient la technique comme un ensemble d’exercices regroupant tous les éléments, à répéter mille et mille fois, Chopin croyait que la technique n’était qu’un moyen pour la réalisation des buts artistiques. À l’opposé d’un travail obstiné et purement mécanique, Chopin portait son attention vers une concentration auditive extrême. Il ne se focalisait pas sur les mécanismes physiques pour atteindre le son voulu, mais insistait sur le fait que la volonté nécessaire pour atteindre une certaine sonorité influençait le mouvement digital et par conséquent aidait la production du son. Ainsi, Chopin met en évidence que la maîtrise du toucher est primordiale, suivie par la maîtrise de la virtuosité. Voilà pourquoi, alors que Liszt pouvait jouer des heures et des heures par jour en développant son agilité digitale, Chopin limitait le travail au piano à trois heures par jour au maximum : « Chopin redoutait par-dessus tout

l’abrutissement de l’élève. Lorsque je lui appris que je travaillais six heures par jour il se mit fort en colère et m’interdit plus de trois heures43. » De fait, la méthode de travail de Chopin se rapproche beaucoup de la méthode de Leimer-Gieseking, basée sur une concentration intense pendant de courtes séances de travail n’excédant pas une demi-heure, qui peuvent se répéter jusqu’à cinq ou six fois par jour44. Il faut souligner l’originalité de ce travail mental de Chopin comparé à la pratique de ses contemporains. Il faut aussi mentionner que pour Chopin, le travail efficace ne se faisait qu’avec la partition45, élément essentiel selon lui. Cela nous suggère aussi qu’il était désireux d’éviter les exercices dénués d’attention au côté musical, que le jeu par cœur pourrait éventuellement provoquer chez les pianistes peu conscients.

43 NIECKS, Frederick, Frederick Chopin as a Man and a Musician, Novello, Londres, 1902, 3e édition, vol. 2, p. 183-184 ; cité dans EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Édition de la Baconnière, Boudry, Neuchâtel, 3e édition, 1988, p. 47.

44 GIESEKING, Walter, So wurde ich Pianist, Brockhaus, Wiesbaden, 1963, 2e édition, p. 95 ; cité dans EIGELDINGER, Jean-Jacques, op. cit., p. 144.

Bien entendu, Chopin s’occupait également des mécanismes physiques de production des sons. Grand innovateur de l’écriture pianistique et de la technique, son apport dans ces domaines ne peut être comparé qu’à celui de Liszt parmi les pianistes du XIXe siècle. Nous pouvons même dire que Liszt a suivi certaines pistes ébauchées par Chopin en les explorant jusqu’à leurs limites. Il est indéniable que l’esthétique des deux compositeurs et pianistes, leurs buts concernant le piano et les moyens de les atteindre, sont très différents. Liszt s’inscrit dans la tradition beethovénienne d’un traitement orchestral du piano, alors que Chopin reste très influencé par l’art du chant, notamment le style bel canto, et n’a jamais recherché ce son orchestral du piano. En revanche, son objectif était de développer une vaste diversité du toucher, une palette sonore inimaginable avant lui. Cette question est au centre de ses préoccupations, il y consacre tous ses efforts mentaux et physiques. Citons ce qu’il dit à ce sujet :

Il me reste donc à étudier qu’un certain arrangement de la main vis-à-vis les touches pour obtenir facilement la plus belle qualité possible de son, savoir jouer les notes longues et les notes courtes et [parvenir à] une dextérité sans borne46.

Pour parvenir à cette « dextérité sans borne », Chopin a très bien saisi la structure, la morphologie du clavier. On connaît bien sa préférence pour les touches noires. En posant la main sur mi-fa dièse-sol dièse-la dièse-si, Chopin a obtenu une position de la main qu’il jugeait naturelle, mettant les trois longs doigts centraux sur les touches noires sans pencher la main ni à gauche, ni à droite : « Y a-t-il quelque

chose de plus ingénieux que les touches hautes, destinées aux doigts longs, servant

si admirablement de points d’appui ? »47. De là vient sa prédilection pour la gamme

de si majeur, ainsi que le grand nombre d’œuvres écrites en si, fa dièse, sol bémol et

ré bémol majeurs et en do dièse, mi bémol et si bémol mineurs48.

Une autre particularité des conceptions pianistiques de Chopin est sa position par rapport aux doigts. En son temps, tous les pédagogues célèbres comme Czerny, Kalkbrenner, Clementi ou Cramer étaient exclusivement préoccupés d’égaliser les doigts. Des dizaines d’opus d’études destinés à rendre les doigts agiles et égaux

46 CHOPIN, Frédéric, Esquisses pour une méthode de piano, textes réunis et présentés par Jean-Jacques Eigeldinger, Flammarion, Paris, 1993, p. 42.

47 Idem, p. 60. 48 Idem, p. 61.

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témoignent de cette tradition d’enseignement. Chopin, au contraire, était convaincu que les doigts sont formés différemment et qu’au lieu de renier cette différence naturelle, il est plus important de la souligner pour cultiver un toucher individuel de chaque doigt. Voilà ses propos sur ce sujet :

On a longtemps agi contre nature [en] exerçant les doigts à donner de la force égale. Chaque doigt étant conformé différemment, il vaut mieux ne pas chercher à détruire le charme du toucher spécial de chaque doigt, mais au contraire le développer49.

Ensuite, Chopin parle des fonctions des doigts. Il considère le premier et le cinquième doigts comme les deux extrémités de la main, le troisième comme le milieu et le point d’appui, suivi des deuxième et quatrième doigts qui sont les plus dépendants et les plus faibles, « les siamois » du troisième. Ainsi est mise en évidence la diversité du toucher de chacun des doigts, une diversité qui influence aussi le timbre et l’articulation. À ce sujet, Chopin dit cette phrase très importante :

Comme il faut utiliser la conformation des doigts, il n’en faut pas moins utiliser le reste de la main, c’est [-à-dire] le poignet, l’avant-bras et le bras. – Il ne faut pas vouloir jouer tout du poignet, comme Kalkbrenner le prétend50.

L’opposition entre les manières de jouer de Kalkbrenner et de Chopin est bien énoncée ici. Chopin a déjà dépassé l’ancienne école qui préconisait un jeu par l’attaque isolée des doigts. Sa souplesse, tellement commentée et admirée, résultait d’un jeu qui faisait participer tout le bras. Nous voyons ici se dessiner le chemin que Liszt va suivre à son tour, en élargissant la technique jusqu’à la participation du buste entier.

En ce qui concerne les composantes techniques du jeu, Chopin les divise en trois catégories principales :

– les gammes chromatiques, diatoniques et les trilles ;

– les notes à distance d’une tierce mineure et plus, c’est-à-dire l’octave partagée en tierces mineures, ainsi que les renversements de l’accord parfait ;

– les notes doubles : tierces, sixtes, octaves51.

49 Idem, p. 74. 50 Idem, p. 76. 51 Idem, p. 62.

Pour la position du pianiste devant l’instrument, l’opinion de Chopin ne diffère pas de celle des pédagogues contemporains : « on se place [de manière] à pouvoir

atteindre les deux bouts du clavier sans se pencher d’aucun côté »52 en tenant les coudes près du corps. En ce qui concerne le doigté, Chopin a fait de grandes innovations, rompant pratiquement avec anciennes traditions : il utilisait le pouce sur les touches noires, le faisait même passer sous le cinquième doigt, jouait des notes proches avec le même doigt, et pas seulement pour le glisser d’une touche noire sur une touche blanche. Chopin n’hésitait pas à faire un chevauchement des troisième, quatrième et cinquième doigts. Pour les notes répétées, il utilisait, quand c’était possible, le même doigt. On voit beaucoup d’exemples de tous ces nouveaux doigtés dans ses œuvres.

Par rapport au choix d’un piano, Chopin était assez explicite : sur un piano Érard, le pianiste peut facilement trouver « un son fait ». Par contre, pour trouver le son personnel qui lui était propre, il lui fallait un Pleyel53. Quand on lui objectait que jouer sur un piano à clavier lourd est utile pour fortifier les doigts, Chopin répondait qu’il ne voulait « strictement rien entendre d’un traitement aussi athlétique du piano »54.

L’apport essentiel de Chopin à la technique du piano est bien reflété dans son œuvre. Nous y voyons une extension des écarts des deux mains, séparément ou simultanément, la création de longues successions conjointes ou disjointes, l’utilisation d’accords brisés sur tout le clavier (Étude op. 10 N° 1), une écriture en doubles notes dans tous les intervalles, de la seconde à la septième (Étude op. 10 N° 7), l’emploi rapide d’accords arpégés (Étude op. 10 N° 11)55. Autre nouveauté dans le style de jeu de Chopin, les fioritures au piano, c’est-à-dire les voiles de petites notes enrichissant la mélodie principale : très influencé par le chant, notamment le bel canto des grands chanteurs italiens, Chopin disait que « la

musique devrait être chant »56. Dans ce sens, les nombreux ornements de ses œuvres apparaissent comme des fioritures improvisées ou, selon l’expression

52 Idem, p. 64.

53 EIGELDINGER, Jean-Jacques, op. cit., p. 45. 54 Idem, p. 47.

55 Idem, p. 31-32. 56 Idem, p. 70.

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poétique de Liszt : « ces petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les

gouttelettes d’une rose diaprée, par-dessus la figure mélodique »57.

L’apparition du talent extraordinaire de Chopin dans le monde musical du XIXe siècle a marqué beaucoup de musiciens et de pianistes, y compris Liszt. Assez différents dans leur tempérament, dans leur manière de jeu, dans leur technique, les deux pianistes étaient proches l’un de l’autre et leur collaboration, leur influence réciproque et, pourquoi ne pas le dire, leur rivalité ont donné le jour à beaucoup d’innovations dans l’écriture et la technique pianistique. Liszt et Chopin se sont connus en février 1832 ; dès avril de la même année, ils ont joué ensemble sur la scène de la Salle Pleyel à Paris58. Bien que Chopin ait dédicacé à Liszt son op. 10 des Études pour piano, il éprouvait des sentiments mitigés concernant son exécution pianistique. Dans une lettre de 1833, Chopin écrit : « Je voudrais lui [à Liszt] voler la

manière de rendre mes propres Études »59. Pour autant, il n’approuve guère la manière spécifique de jouer de Liszt, beaucoup plus brillante que la sienne. À ce propos, Pourtalès affirme que « tout ce que Liszt avait appris de Paganini dans

l’ordre technique, il l’apprit de ce nouvel ami (Chopin) pour la vie intérieure. C’était en profondeur, un évènement de même importance.60 » Il ne faut naturellement pas oublier que Chopin a trouvé beaucoup plus tôt son chemin comme compositeur et pianiste, alors qu’à cette époque Liszt cherchait encore son véritable style. En conclusion, nous pouvons affirmer, sans aucune exagération, que ces deux musiciens célèbres sont les fondateurs de l’école moderne de piano.

57 LISZT, Franz, Chopin, Buchet / Chastel, Paris (1e édition du texte en 1851 par la France musicale), 1977, p. 81.

58 Cf. WALKER, Alan, op. cit., p. 193.

59 Correspondance de Frédéric Chopin, Sydow, B.E. (éd.), 3 volumes, Richard-Masse, Paris, 1953-60, 2e vol., p. 93, cité dans WALKER, Alan, op. cit., p. 193.

60 POURTALES, G. de, La vie de Franz Liszt, Gallimard, Paris, 1927, page non citée ; cité dans OTT, Bertrand, op. cit., p. 24.