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Nous avons exploré la mise en scène des capitaux culturels des chefs de l’État comme outil de communication participant de la fabrique de l’èthos présidentiel. En nous fondant sur la doctrine des deux corps du roi énoncée par Ernst Kantorowicz, et sur le postulat d’un èthos préconstruit qui serait celui du « monarque républicain » évoqué par Maurice Duverger, notre hypothèse centrale consistait à voir dans ces capitaux culturels — et en particulier ce que Pierre Bourdieu qualifie de capital culturel légitime — un ciment générateur de sens et de représentations. Dans le cadre de notre démocratie « rationnelle-légale », c’est bien cette dimension charismatique, bien plus encore la substance « magique » pour suivre la terminologie wébérienne, qui fonderait ce lien si singulier. Se substituant par nécessité à la dimension théologique inhérente à la monarchie d’Ancien Régime, ce lien aurait pour but, selon nous, de légitimer un président de la République, l’élection au suffrage universel direct n’étant manifestement pas assez sacralisante. En observant l’évolution de la monstration de ces capitaux culturels, nous avons voulu vérifier cette hypothèse, à travers les exemples des huit présidents de la Cinquième République.

Hors le cas du général de Gaulle, figure historique dont l’image ne semblait pas avoir besoin de mobiliser les artifices d’une grandeur culturelle qu’il avait au demeurant déjà démontrée, mais qui est l’incarnation originelle de l’èthos présidentiel sous la Cinquième République et qui réinvestit puissamment le champ du symbolique, tous ses successeurs feront, eux aussi, un usage signifiant des capitaux culturels. Avec Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, le capital culturel légitime prédomine, mais le « corps humain » et le capital culturel populaire, à la faveur des logiques communicationnelles qui émergent alors, apparaissent progressivement. Véritable président-charnière, Jacques Chirac semble dissimuler partiellement ce capital culturel légitime sous l’image sympathique d’un homme aux goûts populaires. Dans le même temps en effet, en plus des transformations factuelles que nous avons rappelées (générationnelle, institutionnelles, médiatiques), l’évolution de la perception et des usages culturels entraînait deux effets : d’une part un affaiblissement de la dimension strictement hiérarchisée de la culture dominée par les pratiques légitimes (que l’on a relevé avec Bernard Lahire notamment) ; et d’autre part une atténuation stratégique de ce capital culturel légitime, dont nous avons posé l’hypothèse, destinée à faire apparaître le politique comme plus en phase avec la culture de masse de la majorité de ses concitoyens. Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui marquent un premier saut générationnel dans la liste de nos présidents de la République, font dès lors extrêmement peu montre de

leurs capitaux culturels légitimes, le premier préférant initialement l’image d’un homme d’action proche des préoccupations des Français, le second en réaction à son prédécesseur et se revendiquant d’une pudeur affirmée. Pourtant, rattrapés par la peopolisation grandissante et l’effacement de la stricte distinction entre vie privée et vie publique des responsables politiques, ils laissent transparaître de façon inédite les dimensions humaines et charnelles de leur corps : l’un de façon orchestrée (véritable

storytelling tel que théorisé par Christian Salmon) ; l’autre à son corps défendant. Les

commentaires médiatiques le montrent alors, la fonction présidentielle est perçue comme atteinte dans son essence et l’èthos du monarque républicain en ressort affaibli. Enfin, Emmanuel Macron, tout en valorisant communicationnellement son capital culturel légitime afin de se présidentiabiliser, surinvestit l’èthos présidentiel une fois arrivé aux responsabilités. Sous cette nouvelle présidence, tout se passe — à ce stade, et l’avenir démontrera si notre lecture se confirme — comme si, réagissant aux deux précédents quinquennats, le chef de l’État souhaitait rehausser sa fonction par une mise en scène maîtrisée.

Dans une optique qui n’est pas sans rappeler celle de la société du spectacle que dénonce Guy Debord263, Georges Balandier pose que le pouvoir politique « ne se fait et ne se conserve que par la transposition, par la production d’images, par la manipulation de symboles et leur organisation dans un cadre cérémoniel »264. À l’évidence, les présidents de la Cinquième République ont, pour la plupart d’entre eux, scénographié leur propre capital culturel. Au cours de notre étude, nous avons validé nos hypothèses successives de travail et appuyé notre lecture sur la métaphore doctrinale des deux corps du roi, posée par Ernst Kantorowicz. Et il apparaît donc bien que le capital culturel dans toutes les composantes que nous avons traitées — légitime, symbolique, populaire, sociale — est au cœur de la fabrique de l’èthos propre des présidentiables, et de l’èthos présidentiel, certes « préconstruit » selon Patrick Charaudeau, mais aussi en perpétuelle construction. Dans une véritable logique dialectique, il s’agit pour les chefs de l’État de mettre en balance ces deux èthos, dans le subtil équilibre qui est celui d’un monarque dont le pouvoir procède d’une élection démocratique.

Nous le recommandons comme une nécessité : à l’évidence, le capital culturel doit être scénographié, et les récits doivent être remobilisés. Ce d’autant plus dans une société postmoderne qui se matérialise par une crise identitaire et une montée des populismes. À ce jour, Emmanuel Macron semble pleinement réussir et à se légitimer vis- à-vis de l’èthos présidentiel, et à réinvestir cet héritage gaullo-capétien. Mais dans la sur-

Guy DEBORD, La société du spectacle, Gallimard, 1996.

263

Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scènes, Fayard, 2006, p. 23.

monstration de ce capital culturel ultra-légitime, le risque apparaît double : celui d’une condescendance dont il est déjà taxé, et celui d’une déconnexion vis-à-vis de la réalité du quotidien de ses concitoyens. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, dans une perspective d’humanisation, la communication actuelle de l’Élysée remobilise la dimension romanesque de l’èthos macronien, non plus en tant que message subliminal, mais en tant qu’élément de langage. Or, à verbaliser les différents èthos que le président de la République entend signifier successivement et parallèlement (le président « jupitérien », le « maître des horloges », « Julien Sorel qui réussit »), surgit un nouveau risque communicationnel, celui déceptif de l’inadéquation, ou celui aseptisé de la désincarnation.

C’est au regard de ce danger que nous apparaît, dans ce subtil dosage nécessaire, que l’expérience a posteriori la plus réussie — et c’est un paradoxe — mêlant souveraineté solennelle et humanité accessible, serait celle réalisée par le Président que nous avons qualifié de « charnière ». Exactement placé entre le paradigme du président- lettré et celui que ses successeurs ont inauguré, Jacques Chirac, en effet, apparaît comme un personnage de roman sans avoir à l’affirmer, un érudit discret, à la domination verbale assumée avec modération mais panache, en pleine adéquation avec l’èthos présidentiel, tout en étant manifestement proche, simple, abordable, charnel dans des dimensions essentiellement rabelaisiennes.

Sans doute cette intuition doit-elle être tempérée, dans la mesure où nous ne pouvons présumer de l’évolution du quinquennat et de la communication d’Emmanuel Macron, et où surtout, nous nous fondons sur une analyse évidemment postérieure des mandats de ses prédécesseurs. Or, n’y a-t-il pas dans ce pays de « monarchistes régicides » et de « vaincu[s] sublime[s] », un èthos français nourri d’une nostalgie permanente qui verrait en la veille l’idéal du lendemain ? Un pays où Talleyrand regrettait la douceur de vivre de l’Ancien Régime, où les années d’après-guerre virent l’idéalisation de la Belle Époque, et où Charles de Gaulle, selon l’historien Henri Guillemin265 « jouait à l’Élysée […] une longue représentation d’adieux, bien plutôt même une commémoration posthume, mais qui faisait semblant de ne pas le savoir, et que le monde regardait médusé ».

Henri GUILLEMIN, Le général clair-obscur, Le Seuil, 1984.

BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES