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La forme projet: la fiction en tant que prétexte (documentaire)

PARTIE 2: VERS UN CINEMA DOCUMENTAIRE

1. La forme projet: la fiction en tant que prétexte (documentaire)

Ce documentaire appartient à la catégorie (spécifiquement pasolinienne) des œuvres en forme de projet, qui a des exemples non seulement au niveau littéraire (on a vu Petrolio et on

a cité La divina Mimesis)427, mais aussi au niveau cinématographique. On vient par exemple

d'inscrire dans ce domaine Appunti per un film sull'India (1968) et Appunti per un'Orestiade africana (1970)428. Il s'agit d’œuvres qui ne présentent pas un produit achevé, mais plutôt le processus ouvert de leur création (l'hypothèse d'un produit à achever). Par de tels films, le public est placé face à l’opération de recherche, de réflexion et de tentative qui vise la construction d'un ouvrage fictionnel. Ce dernier, toutefois, ne relève pas de la structure de ce genre de travail, car ces films restent toujours en deçà du produit complet et autonome par rapport à lui. Il ne s'agit pas, pour mieux s'expliquer, d'un contenu spécial à joindre à l’œuvre fictionnelle réalisée. Pasolini, au contraire, conçoit ce type d’œuvre dans un régime d’indépendance par rapport à l’achèvement du projet : il choisit d'enregistrer et de publier l’enquête préliminaire et le travail de préparation en tant qu'opération avec une signification propre et une dignité spécifique. Selon une éthique documentaire, c'est la vie dans son déroulement fortuit et imprévisible qu'il faut mettre en exposition. Il s'agit d'un texte

427 Mais Benedetti (1998) se réfère aussi aux formats poétiques proposés par le dernier Pasolini : par exemple, l'

« appunto », le « comunicato », le « rifacimento »...

428 Collas (2001 : 103) , qui exprime des doutes à propos de l'existence d'un Pasolini documentaire, voit dans

cette condition le principe du travail cinématographique non-fictionnel de cet auteur. Il le définit comme une opération athlétique : « S’il est un cinéaste pour lequel le qualificatif de documentariste – fût-il accolé à la partie « non fictionnelle» de son œuvre- est un non-sens, c’est bien Pasolini. Tout d’abord parce que ces films, lui-même ne les a jamais sans doute pensés comme des films documentaires mais plutôt pour beaucoup d’entre eux comme des notes, des essais – non pas tant au sens d’essais littéraires mais plutôt comme un scientifique ou un sportif effectue des tentatives, des échauffements, des approches avant d’entreprendre ce à quoi il doit s’attaquer. » Mais c'est exactement ça, à savoir l'enregistrement et la valorisation d'un effort fortuit, vivant et performatif, qui constitue un travail documentaire selon notre paradigme.

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(filmique) qui n'est pas du tout accessoire ni secondaire (donc, un paratexte), comme il le serait s’il était confronté au texte narratif accompli. Celui-ci reste séparé du documentaire (comme dans le cas des Sopralluoghi), ou bien il n'existe pas du tout comme dans le cas des autres exemples proposés.

Dans cette démarche artistique, l'accent, donc, n'est pas placé par Pasolini sur l’achèvement d'un projet fictionnel qui serait tracé par le scénario. Il préfère plutôt montrer le travail qui est déclenché par ce projet, le processus préalable de recherche qui est révélé et valorisé en tant que tel (pas en fonction d'une fin, d'un produit). Le récit ne reste qu’un horizon, une destination qui n'est importante qu'en tant que principe moteur d'un voyage, d'une expérience, d'un trajet429. Il s'agit, donc, d'un prétexte pour expérimenter et découvrir, pour s'activer. Par conséquent, le projet fictionnel ne devient pas un plan précis à suivre rigoureusement, mais l'amorce d'une digression vitale ou bien d'une improvisation répondant au fortuit et à l’événementiel. L'histoire est envisagée en tant qu'occasion d'engagement dans le réel, qui ouvre une possibilité de pensée, de rencontre et de critique. Elle va juste rester une suggestion qui provoque un contact avec l'actualité de la vie sous la forme de corps, de visages, de paysages, de questions politiques... C'est le commencement d'un itinéraire : comme écrivait un important documentariste « la vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route. »430.

Cette démarche qui est à la base de son entière production cinématographique semble se baser sur une inversion de l'ordre du discours, où la construction abstraite (la signification ou bien la narration) précède l’expérience par le dispositif contraignant du scénario. Mais, comme Siti l'a bien souligné, « La cosa veramente grande del suo cinema, cioè il complesso di inferiorità nei confronti della vita. »431 Il existe, donc, une priorité du réel vivant par rapport à la subjectivité individuelle et à ses intentions qui se situe à la base du cinéma pasolinien. Pasolini reconnaît, avec un sentiment de vénération, « la grande e insuperabile bellezza della vita in sé e per sé »432 : il se soucie de l'exprimer par une attitude sincère, et en deçà de la caméra et devant elle. Il souhaite garder et montrer, en même temps, la présence vivante (immédiate et autonome) de l'auteur (en deçà) et celle de l’objet filmé (devant): il veut exprimer leur intersection singulière, en dehors de tout programme. Par conséquent, c'est la rencontre empirique de ce réel (dans le moment du tournage) qui acquiert une position

429 La recherche de l'origine de la catégorie du cinéma documentaire nous conduit, par une citation de

Grierson, exactement à la dimension du voyage enregistré. À son avis, ce sont « Les français qui utilisèrent les premiers ce terme voulait seulement designer les films de voyage. » (cit. Gauthier, 2011 : 11)

430

Des mots de Chris Marker (cit. Ibidem, 6)

431 Siti, L. 432 Cin II: 2783.

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privilégiée par rapport au plan fictionnel (qui vient ensuite)433. Le décisif, c'est-à-dire ce qui détermine la forme et le destin du film, ne se situe pas dans l’imagination romanesque du sujet, mais dans la relation directe et impondérable à la réalité (sensible). D'après Gauthier, c'est exactement l’ordre du discours (à savoir la fonction du scénario) qui distingue la fiction du documentaire :

En matière de fiction, le scénario fait le récit ; en matière du documentaire, le vécu fait le scénario.434

Le scénario, donc, en tant que structure du film ne se développe pas ex ante, mais il émerge de l’opération même de tournage qui révélerait le réel (ex post). Par ce paradigme, Pasolini

arrivera à concevoir la création cinématographique juste comme une accumulation de« notes

pour un film à faire ».435

Sul piano visivo, il tremore sacro di fronte alla realtà si traduce in febbre al momento dei sopralluoghi, in emozionanti dubbi sulle facce da sciegliere, sulle angolature da privilegiare, e produce quel genere che è il film realizzato come “appunti per un film da farsi”.436

Questionné autour de la question de l'écriture du sujet dans sa démarche documentaire, Vincent Dieutre refusait d'encadrer à l'avance son travail par un programme rigide car « dans l'écriture documentaire, on est toujours dans le tâtonnement. » On ne peut pas présupposer un sujet (« Je le cherche en même temps que je le filme », affirmait son interlocutrice437), ni une méthode correcte qui aurait précédé l’expérience particulière où chacun est mis en jeu. Il conclut ainsi son raisonnement : « Et, qu'on le veuille ou non, ça fait beaucoup ressortir la personnalité de chacun. Parce qu'il n'y a pas de méthode, sauf celle du film. »438 Par conséquent, il est nécessaire de concevoir un « film au conditionnel » afin d'en protéger la potentialité. Le documentaire, de cette manière, relève d'un régime événementiel et situationnel où le cadre du projet n'est qu'une condition de disponibilité vers le réel et une occasion d'improvisation empirique:

433 Selon Gauthier, il s'agit du caractère originaire du documentaire : « Le tournage est donc un moment décisif

pour le documentaire. En fait, le moment décisif. » (2011 : 168)

434 Ibidem, 22. 435

De toute façon, même l'écriture du scénario (« sceneggiatura ») n'était pas pour Pasolini l'imposition d'une forme répressive, mais l'ouverture d'un espace expérimentale inscrit dans la transformation : « Non solo dunque il segno della sceneggiatura esprime oltre che la forma “ una volontà della forma a essere un'altra”, cioè coglie “la forma in movimento”. » (EE : 194)

436

Pasolini, LXXXIII.

437 Otero , 2006, 113. 438 Dieutre, 2006 : 115.

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Ce que tu filmes, c'est l'émergence de l’événement. Il faut créer des situations qui font qu'il va se passer quelque chose. Et les choses vont se dire à l’intérieur de ces situations. Le risque fait partie du documentaire.439

C'est, finalement, la réalité qui suggère une histoire (à ceux qui observent et cherchent), plutôt que l'histoire qui s'impose à la réalité. Elle n'est plus le résultat d'une dramatisation préalable : il s'agit d'un surgissement fortuit qui n'est pas composé autour d'un schéma psychologique ni métaphorique.440