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La formation de l’élite militaire égyptienne comme facteur de leur politisation

A) L’élite militaire en quête de pouvoir

3- La formation de l’élite militaire égyptienne comme facteur de leur politisation

« Il n’y a aucune profession qui résiste entêtement à la quête dans ses origines sociales, comme le fait la profession militaire. »78 explique Magdy Hammad dans son étude sur les élites militaires arabes. Dans son ouvrage, il explore les expériences vécues par ces élites et ouvre la voie à l'analyse sur le comportement de ces élites. Dans quelle mesure les origines sociales, la formation éducative et professionnelle et les influences politico-culturelles, sont à mettre en rapport avec le degré d’affinité des élites militaires envers la politique ? Ainsi, nous essayerons, dans cette partie, de mettre l’accent sur la formation des élites militaires égyptiennes comme facteur de leur politisation. Le traitement de ce sujet ne fera pas l’objet d’une analyse minutieuse

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et approfondie, tant qu’il constitue un sujet de recherche à part unique ; mais il sera tout de même important de présenter les grandes lignes du thème, afin de mieux retenir les différents aspects de notre sujet.

Tout d’abord, les origines sociales des élites militaires égyptiennes influencent sur leur orientation vers la politique. Lasswell avance une série d’indicateurs qui retracent les éléments

de ce qu’on l’appelle social background79 : le lieu de naissance, la profession du père et le niveau

social. Les études de Lasswell, Frey, Juan Linz et d’autres chercheurs s’inscrivent dans le cadre

des études sociographiques80 qui analysent le comportement des individus à partir de leur social

background. A partir de cette idée, Dogan et Brinbaum81 ont constaté que l’analyse des antécédents sociaux des agents étudiés avec tous ses implications sociales, est plus pertinente que les autres facteurs pour déterminer leur degré de politisation. Pour le cas égyptien plusieurs exemples concrétisent l’idée : Ahmed Billy dans son étude sur l’élite militaire égyptienne, constate que cette génération des officiers libres, à cause de leur positionnement social, est plus attirée à la modernisation et les politiques antiféodales. Pour beaucoup fils de fermiers et de petits fonctionnaires gouvernementaux, la plupart des officiers libres ont insisté sur la réforme agraire et la justice sociale lors de leur accès au pouvoir. Dans leurs discours et ouvrages, les officiers libres étant issus des classes sociales pauvres ou moyennes, ont beaucoup employé les termes de « bourgeois exploiteur » ou « riches corrompues ». Ibrahim Sotouhy, a interprété la tendance de Sadat à construire des palais présidentiels luxueux, du fait de l’extrême pauvreté

qu’il a vécue et du rejet de son mariage à une famille féodale pendant sa jeunesse !82

Plusieurs chercheurs ont également mentionné la tendance accrue des officiers issus des zones rurales à recourir aux solutions interventionnistes. Mills voulait remplacer les politiciens

au pouvoir par les fils des fermiers plus honnêtes83. Gamil Matar a appliqué l’idée au cas

égyptien. Selon lui, les officiers libres avaient beaucoup plus de chances que les autres officiers

riches de contrôler le pouvoir84, parce que la plupart d’eux étaient plus proches des classes

moyennes et pauvres qui souffraient de l’oppression exercée par la coalition entre les riches et le colonisateur. La plupart des officiers libres étaient issus de ces classes arriérées; lorsqu’ils ont eu accès au pouvoir, ils ont tenté de promouvoir les intérêts des pauvres paysans.

79

William GENIEYS, La sociologie Politique des Elites en Question, (Paris, Armand Colin, 2011), pp 158-159.

80 Ibid, pp 164-168. 81

Ibid, p 187.

82

Ibrahim SOTOUHY, La Fin Du Pouvoir Des Militaires, « Nehayet Hokm Al A’skar », (Le Caire, Dar Al Shabab, 1993), p.78.

83

Giovanni BUSINO, Op.cit, 1992, p 54.

84

Gamil MATAR, Les Discussions, « Al Monakashat », in Ahmed Weld DADAH, L’armée et La politique et

l’autorité dans le monde arabe, « Al Geish Wa Al Seyasa Wa Al Solta Fi Al Watan Al A’rabi » (Beyrout, Centre des

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Un second facteur qui joue dans la tendance des élites militaires égyptiennes à aller vers la politique, est la formation éducative et professionnelle. Plusieurs de ces élites, notamment celles qui occupaient des postes officiels récemment (Al Sissi, Sedky Sobhy, Moubarak, etc.), ont reçu une formation professionnelle à l’étranger. Hammad suppose que les études à l’étranger effectuées par les élites militaires égyptiennes, ne leur accordent pas seulement des savoirs dans leurs domaines, mais leur ouvrent aussi leurs yeux sur le grand fossé économique et culturel qui

existe entre leur pays et l’étranger85. De même, Anwar Abd El Malek a noté les tentatives des

officiers libres, après le succès de leur intervention, de former des nouveaux cadres élitaires au sein de l’armée influencés par la culture anglo-saxonne, s’éloignant ainsi des diplômés de droit à

culture française86. Pour lui, la culture française avec sa littérature révolutionnaire incite au

changement et à la rébellion. Aussi, Frey87 affirme que les élites dans les régimes autoritaires jouissent d’une brillante expérience académique et que la transformation qualitative du système d’éducation, permet la formation des élites « éclairées » orientées vers les valeurs occidentales. Il est important de remarquer dans ce contexte, la camaraderie entre les membres des officiers libres dans l’école militaire après l’ouverture de ses portes à la classe moyenne et pauvre en 1936. Une même formation professionnelle permet un échange des idées plus simple, ainsi qu’une constitution des réseaux de loyauté.

Enfin, la formation politico-culturelle représente un élément non négligeable dans cette analyse. Souvent, les élites militaires égyptiennes n’interviennent pas dans la politique à un moment donné, mais elles sont déjà impliquées dans la politique. L’idée de l’armée politisée en Egypte est à analyser, en premier lieu, en rapport avec l’ouverture des officiers sur leur société et leur transaction avec les partis politiques existants. Le Conseil de commandement de la révolution après le succès de l’intervention en 1952, a pris la forme des « fronts » pour exprimer la diversité des opinions politiques de ses officiers. En effet, il y avait des rapprochements entre les membres de l’organisme des officiers libres d’une part et le parti de Misr Al Fatah et le mouvement des Frères Musulmans d’autre part. Mais en plus, il y avait parmi ces officiers quelques-uns qui étaient des membres effectifs dans ces partis88 (la plupart des officiers libres comme par exemple Nasser et Mahmoud Labib étaient membres des Frères Musulmans et peu d’entre eux appartenaient aux groupes marxistes). Nous rejoignons ici l’idée de Huntington à propos du degré d’institutionnalisation dans un tel système politique. Parfois les frontières entre

85

Magdy HAMMAD, Op.cit, 1993, p 135.

86

Anwar ABD EL MALEK, Mahmoud HADAD et Mikhael KHOURY (traduction), La Société Egyptienne Et

L’armée, « Al Mogtamaa’ Al Masry Wa Al Geish », (Le Caire, L’institut égyptien général du livre, 2013), p 185.

87

William GENIEYS, Op.cit, 2011, p 166.

88

Vincent BATTESTI, François IRETON, L’Egypte au présent : Inventaire d’une société avant révolution, (France,

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les institutions et les organisations politiques sont abolies89. Ceci explique en quelque mesure la

tendance préliminaire et provisoire à la réforme islamiste après le succès de l’intervention. Enfin, les dimensions culturelles ne sont pas moins importantes dans la politisation des officiers égyptiens que leur formation politique. Les coups militaires en Syrie ont pu faire

émerger la volonté, chez les officiers libres, d’un certain mimétisme90. De plus, la formation

culturelle de chacun des officiers peut exercer une certaine influence. Prenons un exemple très concret : la bibliothèque de Nasser indique pleine de choses dans ce contexte. Nasser a lu la biographie de plusieurs leaders politiques, notamment ceux qui avaient des tendances émancipatrices (Moustafa Kamel, Al Afghany, Napoléon, Atatürk, Bismarck et autres). Il s’est également intéressé aux grands œuvres politiques de son époque (pour ne citer que des exemples : les ouvrages de Clausewitz et ceux de Lindsey) et la littérature française (Voltaire et Rousseau). Ainsi, il n’est pas surprenant de constater que son premier article publié s’intitule : « Voltaire l’homme de la liberté ». Il en est de même pour les autres officiers libres qui ont, pour certains d’entre eux, apporté la pierre à la connaissance intellectuelle avec des ouvrages exprimant leur pensée (Al Sadat a rédigé deux ouvrages, Naguib et son ouvrage intitulé « le sort de l’Egypte » et le groupe des articles rédigé par Khaled Mohy Al Din pour le journal Al

Massaa).91 Certains politologues considèrent ainsi les officiers libres comme étant « des

intellectuels à uniformes militaires ».

Mais malgré tous les facteurs que nous avons présentés, il faut tout de même constater que tous les membres de l’élite militaire égyptienne ne possèdent pas toujours d’aspiration politique. Mais aussi, il y a des officiers qui n’ont pas commencé à être « élite » que lorsqu’ils ont rejoint la carrière militaire. Nous donnons l’exemple du maréchal Tantaoui, ex-ministre de la défense, qui selon les termes de Mosca est devenu parmi l’élite grâce à l’organisation à laquelle

il appartient92. Il faut toujours garder à l’esprit que ces dimensions analytiques sont indicatives et

non exhaustives. Ce sont des traits communs qui pèsent sur n’importe quel acteur politique à un certain degré pour mieux interpréter ses actions, mais ils ne sont pas du tout suffisants pour en déduire des généralisations. Il est certain qu’il y a beaucoup des officiers qui entrent dans la carrière militaire en tant que professionnels, et l’achèvent sans aucune activité politique ou n’importe quelle position secondaire.

89

Samuel P. HUNTINGTON, The Soldier and The State, (Harvard, Press of Harvard University, 1957), p 241.

90

Ahmed BILY, L’Elite Militaire et la construction politique en Egypte, « Al Safwa Al A’skareya Wa Al Binaa Al

Seyasy fi Misr », (Le Caire, L’institut égyptien général du livre, 1993), p 289.

91

Anwar ABD EL MALEK, Op.cit, 2013, pp 212-214.

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