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CHAPITRE II Horizons objectaux et expérience de la conscience

2.3 Force et entendement

Si la perception a pour objet les qualités de la chose, l’entendement prend plutôt comme objet la relation, que ce soit la relation à l’intérieur de la chose, les relations entre les choses ou les relations entre relations. La relation constitue un nouvel objet de savoir se laissant caractériser en tant que pur universel ou comme « suprasensible ». Aucune relation n’est perceptible ici et maintenant, mais se découvre seulement à la manière du pensable. C’est la raison pour laquelle Hegel dit de l’être de la relation qu’il est « supra »-sensible. Pour nous, pour l’analyse phénoménologique donc, la relation est d’ores et déjà « l’absolu », puisqu’elle correspond à un universel - chaque chose perçue comporte dans ses qualités le passage de l’être pour soi à l’ être pour un autre sans compter qu’elle-même s’est livrée à la conscience comme en relation avec d’autres - et qu’elle est également un inconditionné, la condition et la cause de l’étant sensible et perceptible. Elle est déjà aussi, pour Hegel, un « sujet », au sens logique, puisqu’elle s’institue à partir d’elle-même, et donc aussi « un concept ». Elle ne se révèlera telle qu’au moment où la conscience cesse d’être conscience d’une altérité pour devenir conscience de soi. D’après Hegel, l’objet de l’entendement correspond d’abord au simple passage de l’être pour soi à l’être pour un autre de l’étant qu’on a déjà vu apparaître au niveau de la perception. Cette relation simple, prise de manière immédiate, est pensée comme étant la « force » en général.

Le mot force qui apparaît ici est à prendre dans sa généralité. L’entendement a pour objet la force qui est relation immédiate. Certes la notion de force va laisser apparaître des différences de types de forces. Mais la force en général, tel est l’objet de l’entendement qui se déduit des horizons antérieurs. La force que l’entendement prend pour objet est donc elle- même, toujours, une relation entre deux moments qui se distinguent en même temps qu’ils se

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révèlent identiques dans cette relation. L’être intérieur de la force est un moment, l’être extériorisé un second. La force pensée par l’entendement est le passage de l’un à l’autre de ces moments. La force contient dans son intériorité la virtualité de l’expression extérieure de son être propre et l’expression extérieure ne contient rien de plus que le moment intérieur lui- même.

D’autre part, dans l’horizon de l’entendement, on a toujours les trois moments de l’objectivation. On est donc en présence de la force comme objet, de la force comme concept subjectif et de l’acte de comparaison du concept de force à l’objet force (CLAIN, 1988 : 102.) Clain ajoute que le concept de force que la conscience a construit pour s’élever à l’entendement apparaît en même temps qu’a lieu l’autonomisation du dernier moment de l’objectivation, présent implicitement dans la connaissance depuis la certitude sensible, à savoir « la construction du système opératoire » dont parle Freitag. Cela voudrait dire que le concept de force est lui-même pensé comme un pur système opératoire dans la mesure où la relation pensée comme force est une relation entre moments formels telle que penser un moment de la force c’est nier l’autre et inversement. Le concept de force produit par l’entendement, et pas seulement l’entendement scientifique, est relation formelle entre moments abstraits : passage de l’intérieur à l’extérieur où l’intérieur et l’extérieur n’ont d’autre détermination que d’être chacun l’inverse de l’autre. Le concept subjectif de force ainsi construit se voit projeté au- devant de l’objectivation en tant qu’objectivité extérieure.

Dans l’objet, la forme et le contenu du concept de force se trouvent alors distingués. Le contenu du concept de force correspond au passage du « un » au « milieu » dont traitait le chapitre antérieur. La « forme de la force » apparaît aussi dans l’objet, à côté en quelque sorte du contenu. Elle est le concept de force lui-même mais posé comme objectif, comme la simple relation de « l’être pour soi » à « l’être pour un autre » dans l’objet. Le contenu du concept qui apparaît dans l’objet de l’entendement qualifie la force comme telle ou telle. Ce que l’entendement pense est toujours par là une force déterminée même lorsqu’elle sera pensée comme force universelle. La forme de la force dans l’objet assure que ce dernier est bien lui- même une force en général, que toute force déterminée n’est qu’une variation d’une forme universelle et c’est elle qui va assurer la possibilité que la force devienne pour l’entendement un jeu de forces. La forme du concept dans l’objet de l’entendement assure que le concept de force apparaît sous une forme objective, là, devant la conscience, en même temps et à côté de

63 son contenu déterminé. Autrement dit, avec la force, l’objet de l’entendement laisse apparaître le concept dans l’objet lui-même.

Cela dit, la distinction entre ce contenu et cette forme ne peut exister comme telle même si elle apparaît bien à la conscience. De fait, cette distinction, dit Clain, est « perçue » par la conscience et elle apparaît donc bien pour elle. Mais la distinction entre la forme et le contenu dans l’objet de l’entendement suppose que la distinction interne des moments de la forme est différente de la distinction interne des moments du contenu. Or une analyse plus approfondie montre que cela ne peut pas être le cas puisque chacun, le contenu et la forme, contient déjà l’abolition de la distinction instituée entre ses moments extrêmes. C’est ainsi que dans le contenu, le « un » est désormais lui-même une qualité, un universel particulier ou un commun aux diverses choses perçues partageant une qualité et il s’extériorise dans le milieu, multiplicité de choses dans lesquelles ce qui est commun se manifeste. Mais puisque ce milieu est aussi coexistence des différentes matières, qu’il est donc aussi la suppression de ces différences et la réduction à l’Un, le milieu universel des différentes matières (la choséité) apparaît-il lui-même comme l’autre moment (l’être Un). Du point de vue de la forme, on l’a dit, elle est passage de l’ « être-refoulé-en-soi » à l’extériorisation. Mais chacun de ces moments est immédiatement ce qu’est l’autre. En tant que refoulée en soi, la force est immédiatement tendance à s’extérioriser; en tant qu’extériorisée, elle est immédiatement refoulée en soi car elle est dans son extériorisation elle-même immédiatement ce qui limite cette extériorisation. Or l’entendement sépare ces « moments de la forme » pour penser le passage d’un des moments à l’autre comme « force effectivement réelle » sans savoir que déjà, immédiatement, il existe une identité de ces moments. Cela ne signifie pas que l’entendement se trompe absolument et qu’il n’y a pas de distinction de moments dans le contenu ou la forme de la force ; cela veut simplement dire que ce contenu et cette forme sont d’abord chacun identité immédiate des moments, puis différence médiate et enfin identité médiatisée. Le vrai contenu de l’objet de l’entendement est un « rapport » et le rapport est la forme effective du même objet. Bref, l’entendement a un nouvel objet : la force. Il pense cet objet à partir d’un concept subjectif de force ne contenant pas en lui-même cette distinction entre forme et contenu. En vérité la force est rapport de l’ « être-un-pour-soi-refoulé » et de « l’être-pour-un-autre-multiple-extériorisé » et donc identité immédiate, différence médiate et identité médiatisée de ces moments.

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Si l’on suit de près l’analyse phénoménologique de Hegel, on peut discerner cette fois l’existence de trois horizons objectaux à l’intérieur même de l’expérience de l’entendement plutôt que d’un seul. Bien que Hegel n’ait pas introduit ces distinctions de façon explicite, Clain pose que son analyse phénoménologique de l’expérience de la conscience permet d’identifier trois types d’entendement : l’entendement naturel, l’entendement formel et l’entendement épistémologique. On va le suivre encore dans sa tentative de justifier ce point de vue. Distinguons d’abord le premier niveau objectal de l’entendement, à savoir l’entendement naturel. Celui-ci part de la relation pensée comme expression d’une force. Il s’agit du nouvel objet posé à connaître et, pour le connaître, l’entendement naturel se donne un concept immédiat de force qui, on l’a dit, est relation formelle de deux moments. En fait, en pensant la diversité dans son objet, il identifie des forces et non une seule. Les forces sont différentes et entrent en rapport les unes avec les autres. Le concept simple de force devient lui-même un jeu de forces. L’acte de comparaison distingue et identifie le concept et l’objet. Comme acte proprement théorique, l’acte de comparaison, on l’a dit est un jugement. Mais le jugement de l’entendement diffère en nature du jugement à l’œuvre dans la perception ou la certitude sensible. Il pose la loi, à savoir ce qui est constant dans la relation pensée comme « jeu-de- forces-objet » à l’aide du concept de « jeu-de-forces ». L’entendement naturel possède ainsi trois moments logiques, comme la certitude sensible ou la perception. « Il construit (de manière non encore systématique) des concepts de "systèmes de forces", transformant le concept de "la" force en "jeu de forces", et concevra l’objet connu comme loi du jeu de forces. » (CLAIN, 1988 : 104.) En énonçant la loi du jeu de forces, il propose une « explication », encore immédiate, puisque l’énoncé de cette loi, ou de cette régularité, n’est pas saisi à la façon d’une véritable explication conceptuelle. Elle n’énonce pas encore la raison d’être de cette régularité.

Le second niveau objectal de l’entendement, l’entendement formel, part plutôt d’un nouvel objet se trouvant justement à être le résultat théorique de l’objectivation précédente. L’entendement formel de la science part donc de la loi ou des lois posées comme objet à expliquer. Les diverses lois empiriques relatives à un domaine de l’étant, découvertes par l’entendement naturel, sont posées comme un nouvel objet, et l’entendement formel est précisément dit « formel » en ceci qu’ « il prend sur lui désormais d’expliquer ces lois en découvrant en elles la loi universelle ou le principe universel qui les intègre. » (CLAIN, 1988 : 104.) Pour ce faire, l’entendement formel construit des concepts non empiriques de

65 force qui contiennent la nécessité logique de la loi et une définition principielle des forces en relation, correspondant à la possibilité de la loi. Il peut expliquer le contenu empirique de la loi comme réalisation particulière d’un principe général. Il met en œuvre un jugement synthétique

a priori, qui, distinguant les termes va affirmer en même temps leur non-distinction, faisant

apparaître la loi-objet comme déductible d’une loi plus générale ou d’un principe. L’entendement formel de la science explique au sens propre du terme. Il explique les lois, alors que l’entendement naturel ne fait qu’énoncer des lois. Pour Clain, bien sûr, la science va elle- même se lancer dans la découverte et l’énoncé d’un nombre prodigieux de lois et la découverte des lois est le plus souvent approchée comme le propre de l’entreprise scientifique. Mais le principe de l’énoncé d’une loi est bien déjà à l’œuvre dans l’entendement naturel et ce dernier a découvert des lois bien avant l’apparition de toute science. En fait à chaque fois qu’on énonce une relation constante ou mieux à chaque fois qu’on énonce la constance dans une relation quelconque on énonce en fait une loi.

Le dernier niveau de l’entendement, l’épistémologique, objective formellement l’entendement formel de la science. Il pose un nouvel objet : les jugements synthétiques aprioriques de l’entendement formel de la science. Il peut comprendre ces derniers à la manière d’une projection de principes subjectifs de la connaissance, ou encore en tant que projection de principes régulateurs. Cette recherche est soit le résultat d’une auto-objectivation épistémologique interne à la science soit celui d’une réflexion transcendantale propre à la philosophie. L’entendement épistémologique aboutit à penser un moment unifiant le principe subjectif d’un côté, et le principe objectif de la réalité intelligible ou le noumène, de l’autre. Il pense le rapport comme rapport de l’Idée subjective à l’Idée objective. Ce faisant, il peut ne pas être capable de saisir sa propre activité engendrée par l’ensemble du rapport d’objectivation, et contenant en son fondement logique et génétique ce qu’il a nommé l’en soi. Mais, dit Clain, si l’objectivation épistémologique de l’entendement formel arrive à « vaincre » cette propension à vouloir juger purement subjective la production des Idées ainsi que leur projection en tant que réalités nouménales, elle permettra de saisir cette Idée en tant que contradiction de même que rapport en soi. Cela peut ouvrir la voie à une compréhension de l’être en tant que rapport d’objectivation. Ce dont la conscience fait de toute façon l’expérience en la personne de Hegel.

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Tentons de préciser davantage le mouvement d’ensemble qu’on vient de dessiner dans ses grandes lignes. En ce qui concerne d’abord le système des moments de la force, on l’a dit, celui-ci apparaît du point de vue du contenu autre que ce qu’il apparaît du point de vue de la forme. Mais, dans l’entendement de l’objet-force, que ce soit comme forme ou comme contenu, la conscience fait l’expérience de l’effectivité du passage d’un des moments à l’autre en tant que vérité de son objet. Du point de vue de la forme, la force correspond au passage d’un moment extrême à l’autre ainsi qu’à l’identité des extrêmes : extériorisation de la force d’un côté et être refoulé en soi de l’autre. Il demeure que l’entendement sépare ces moments de la forme pour penser le passage d’un des moments à l’autre en tant que force effectivement réelle. Elle le fait sans savoir que déjà immédiatement il ne peut au fond qu’exister une identité de ces moments. Il en va de même pour le contenu. Ce qui voudrait dire, on l’a souligné, que ce contenu et cette forme ne peuvent qu’être d’abord identité immédiate des moments, puis différence médiate et enfin identité médiatisée. Ainsi, le vrai contenu de l’entendement ne peut être qu’un rapport. La force a pour contenu et pour forme effectifs un rapport, mais l’entendement a tendance à ne penser qu’une relation extérieure entre les moments de ce rapport. Le même mouvement qui va d’un moment à l’autre, en tant que mouvement du contenu et de la forme, se trouve précisément être celui-là pensé par l’entendement naturel, mais aussi celui qui résulte par conséquent de l’objectivation de la sphère antérieure :

Il est clair, d’une manière générale, que ce mouvement n’est rien d’autre que le mouvement du percevoir, au sein duquel, d’une part, les deux côtés, à la fois ce qui perçoit, et ce qui est perçu, sont, d’un côté, en tant qu’appréhension du vrai, unis et non distincts, mais où, en même temps, et tout aussi bien, chaque côté est réfléchi en soi, ou encore, est pour soi. Ces deux côtés sont ici des moments de la force ; ils sont tout autant dans une unité que cette unité, à son tour, qui apparaît face aux extrêmes pour soi comme le milieu, se décompose toujours précisément en ces extrêmes, lesquels ne sont qu’à partir de et par ce fait même (HEGEL, 1991 : 121.)

Cette remarque de Hegel est particulièrement importante parce qu’elle nous fait comprendre une chose : tout comme la perception a été l’objectivation du mouvement de la certitude sensible, l’entendement a maintenant pour objet effectif le mouvement de la perception mais posé comme mouvement objectif interne à son objet et qui lui apparaît à la fois comme forme et comme contenu. Le moment de l’acte de comparaison de la sphère de la perception devient ainsi moment interne à la force tout comme les deux extrêmes de « ce qui perçoit » et de « ce qui est perçu » deviennent, en tant que distincts mais identiques en même temps, l’être refoulé en soi ainsi que l’être extériorisé de la force. Le mouvement de la perception, qui ne peut apparaître comme autodestruction de concepts contradictoires, a désormais une forme

67 objective. Ainsi, d’un niveau objectal à un autre niveau, la structure logique du rapport d’objectivation déjà « analysé » se voit reproduite dans la structure de l’objectalité nouvelle.

Examinons maintenant le passage d’un objet à l’autre au sein de l’entendement. La force est un passage ou un concept. Elle est extériorisation, distinction de soi d’avec soi, et suppression de soi comme différence, c’est dire un rapport. La force effectivement réelle diffère sans doute de la structure de la pensée de la force en même temps que la pensée opératoire de la force est entendue comme effective. Mais il y a en même temps homologie. Déjà dans l’entendement naturel, la force-objet se montre en fait être un jeu de forces et le concept de force est devenu concept du jeu de forces. L’entendement naturel pense le jeu objectif à l’aide du concept de jeu pour isoler ce qu’il y a de constant dans le jeu changeant des forces. Cependant, cette constance se trouve aussi à être celle du concept de jeu de forces ou bien de l’intelligibilité et par conséquent la force effective apparaît elle-même, dans la loi du jeu de forces, comme un pur concept. Et, on l’a dit, la loi va devenir maintenant le nouvel objet de l’entendement. « La réalisation de la force est donc en même temps perte de la réalité; la force y est devenue au contraire quelque chose de tout à fait autre, savoir, cette universalité que l’entendement connaît d’abord, ou connaît immédiatement, comme son essence et qui s’avère aussi comme son essence en la réalité censée être la sienne chez les substances effectives. » (HEGEL, 1991 : 124.) Le premier universel correspond à la force, soit comme refoulée en soi, soit extériorisée, ou encore jeu de forces, jeu et échange de déterminations entre force sollicitée et force sollicitante. L’entendement naturel passe du premier objet, le jeu des forces, au second, loi du jeu de forces. On peut considérer que c’est le premier universel qui est le produit de l’objectivation de l’entendement, ou bien considérer que c’est le second : dans le premier cas, ce qui peut être aussi appelé « l’Intérieur » chez Hegel, la loi du jeu, devient l’effectif tandis que le jeu des forces se trouve être seulement le phénomène; dans le second cas, ce qui est nommé cet Intérieur, la loi du jeu, apparaît à l’égal d’une apparence, alors que le jeu des forces serait l’effectivement réel. Mais, quelle que puisse être la perspective que l’entendement adopte, et il hésite nécessairement sur ce point, il n’en reste pas moins que le jeu de forces et la loi du jeu de forces sont toujours, l’un et l’autre, médiatisés. La loi du jeu de forces constitue le moment objet de l’entendement formel faisant face au Moi et il est lié au moment objet antérieur qui est le jeu phénoménal des forces. Selon Hegel, la conscience qui entend, regarde ce jeu changeant des forces et en saisit la disparition phénoménale dans son