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Les fonctions additionnelles de la responsabilité des professions juridiques étouffées par l’assurance

B. Une responsabilité avec des indemnités minorées par l’assurance privée, un courant à contresens

II. Les fonctions additionnelles de la responsabilité des professions juridiques étouffées par l’assurance

Est en cause l’existence d’un certain nombre de comportements au sein des profes- sions juridiques traduisant une « déresponsabilisation » des assurés qui menaceraient

non seulement l’eff ectivité des règles de la responsabilité, mais aussi la mutualisation réalisée par l’assurance collective, au détriment de l’indemnisation. Une surprotec- tion souvent inégalitaire des assurés est réalisée par le système assurantiel de défense professionnelle. Il convient donc de réfl échir à l’amélioration dudit système – avant de penser à sa suppression et à l’éventuel changement de paradigme – pour qu’il fournisse plus d’objectivité à la fois dans l’indemnisation et dans la responsabilisa- tion juridique, par une réactivation des leviers juridiques à disposition. Les leviers assurantiels classiques non utilisés conduisent à la dénaturation du système et au dévoiement de son but. Le professionnel ne doit pas être protégé coûte que coûte. L’instauration des obligations d’assurance de responsabilité et de l’action directe vise à maintenir la responsabilité juridique de l’auteur du préjudice tout en facilitant et garantissant l’indemnisation des victimes. Le terme de responsabilisation est ici employé dans cette conception. Il s’agit donc d’améliorer l’indemnisation tout en libérant les règles et les fonctions de la responsabilité civile professionnelle. On ne peut néanmoins, dans cette démarche, échapper au débat sur le bien-fondé de l’assu- rance de responsabilité et sur son éventuelle substitution par d’autres mécanismes dont l’effi cience serait supérieure. Mais ces mécanismes concurrents de l’assurance de responsabilité comportent d’importants désagréments qui tendent à les exclure

a priori et à mettre en avant l’importance de la responsabilité pour faute, au sens

large. En eff et, « la responsabilité est un des piliers indépassables du droit privé »304.

D’éminents spécialistes de la responsabilité professionnelle soutiennent qu’« il n’est d’ homme véritable que responsable, que revendiquant d’ être responsable : sa dignité réside par excellence en cela »305. Or, avec un ancrage historique profond306, certaines

professions juridiques deviennent dès le xive siècle des dynasties détenant des offi ces

perpétuels307, jouissant d’exemptions et de privilèges au point de « bâtir des fortunes

304 Ph. Brun et Ph. Pierre, Préface, in Lamy Droit de la responsabilité, 2017, p. 1.

305 Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’ indemnisation,

Dalloz Action 2014/2015, n° 21.

306 C. Glineur, Histoire des institutions administratives – Xe-XIXe siècle, Economica, 2017, p. 51 :

« D’autres clercs du roi se chargent plus spécifi quement des écritures royales et prennent le nom de notaires du roi. En 1286, sitôt sacré, Philippe IV rend une ordonnance organisant l’Hôtel-le-Roi et faisant état d’une dizaine de notaires placés sous les ordres et la responsabilité du chancelier. Leur statut est diffi cile à préciser, faute de sources ».

307 C. Glineur, op. cit., p. 78 : au xive siècle les notaires vont « constituer les premières dynasties,

la coutume autorisant un notaire à céder ses gages, soit ses bourses à son fi ls, à son gendre ou à son neveu, ce qui garantit à ce dernier l’expectative de la charge à la mort de son père, de son beau-père ou oncle. La charge reste offi ciellement viagère et l’agrément du roi est nécessaire, bien sûr, mais il est souvent donné […]. Le statut des notaires du roi s’est précisé avec le temps, à partir des usages et de la législation royale. Leur offi ce est “perpétuel pour la vie de chacun d’ iceulx et irrévocable”, comme l’ indique une ordonnance du début du XVe siècle ».

et constituer une caste sociale à part »308, l’idée d’une patrimonialité des offi ces émer-

geant peu à peu309. Or rares sont les castes n’essayant pas de s’absoudre de toute

responsabilité. Il reste ainsi des traces de l’histoire.

L’assurance collective ne joue plus son rôle de discipline, de même que les fonc- tions additionnelles de la responsabilité – essentiellement normative et sanctionna- trice310 – s’aff aibliraient. Il est aff ecté à la responsabilité, comme à toute institution

juridique311, des fonctions. La fonction d’indemnisation de la victime, accolée au

principe cardinal de la réparation intégrale, est insuffi sante pour caractériser la responsabilité312. L’indemnisation du dommage moral peut ainsi apparaître « comme

une réminiscence d’une forme de vengeance privée », réintroduisant dans la responsa-

bilité civile une fonction punitive des comportements déviants313. La responsabilité

est encore présentée comme ayant une fonction préventive, de cessation de l’illicite

308 C. Glineur, op. cit., p. 79 : « Les notaires jouissent d’exemption et de privilèges. Ils ne sont assu-

jettis ni aux impositions directes ou indirectes, ni à l’ost, à la chevauchée ou au logement des gens de guerre, et ils disposent du privilège de n’ être jugés qu’au Parlement pour leurs causes réelles ou aux Requêtes de l’Hôtel pour leurs causes personnelles. En 1485, Charles VIII y ajoute celui de la noblesse transmissible. Plusieurs de ces notaires, avec le temps, vont bâtir des fortunes et constituer une caste sociale à part ».

309 C. Glineur, op. cit., p. 137 : au « XIVe-XVe siècle les conditions d’exercice des offi ces se précisent

au cours de la période. Elles tendent à reconnaître aux offi ciers non seulement des obligations et des privilèges, mais aussi des droits sur leurs charges, des droits si importants que l’ idée d’une patrimonialité des offi ces émerge peu à peu. L’ indépendance qui en découle oblige le roi à organiser le contrôle de ses offi ciers ».

310 Ph. brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 4e éd., 2016, n° 12 : « la

responsabilité civile jouerait un rôle prophylactique de dissuasion des comportements domma- geables. Envisagée en ce sens qui seul nous paraît pouvoir être retenu, la fonction préventive de la responsabilité civile apparaît a priori plus théorique que réelle, encore qu’ il soit par défi nition impossible d’en évaluer la portée. Force est bien de reconnaître en tout cas que le développement de l’assurance de responsabilité n’a pu que contribuer à aff aiblir ce rôle, de même que le recul de la faute comme fondement de la responsabilité. La doctrine tend d’ailleurs à considérer que la responsabilité civile ne peut véritablement assurer de fonction normative lorsqu’on l’applique à des dommages accidentels, alors que ses eff ets de dissuasion sont, sinon aisément perceptibles, du moins beaucoup plus plausibles dans le domaine de la responsabilité subjective. Cette idée apparaît également en fi ligrane dans la célèbre théorie de la garantie de Boris Starck, cet auteur ayant proposé de conférer à la responsabilité civile une double fonction de garantie et de peine privée ».

311 Par exemple le contrat, J.-L. Aubert, F. Collart Dutilleul, Le contrat. Droit des obligations,

Dalloz, coll. « connaissance du droit », 5e éd., 2017, p. 40.

312 C. Quézel-Ambrunaz, Droit de la responsabilité civile extracontractuelle, Ellipses, 2012,

p. 14.

voire de rétablissement de la licéité314. Pris en étau entre une complexité315 et un

bilan décevant de simplifi cation du droit316, le projet de réforme de la responsabilité

du 13 mars 2017 en consoliderait certaines. Il existe déjà, en matière sportive, des règles effi caces à fi nalité directement préventive317. On peut légitimement concevoir

que d’autres règles aient la même fonction, ne serait-ce qu’indirectement.

Au titre des remèdes proposés à la déresponsabilisation constatée, il s’agit de responsabiliser – au sens de rendre le sens des responsabilités – aux professionnels par le jeu du fait fautif et par la contribution de l’assuré à la prise en charge du dommage. Déjà, la responsabilité civile pour faute reste une condition du bon fonctionnement des professions, mais elle est perturbée par l’assurance collective, neutralisant notamment ses fonctions normative et dissuasive. Ces fonctions ne sauraient être compensées par l’autodiscipline classique de l’assurance, laquelle disparaît dans le contrat d’assurance collective, lui-même assez hermétique à l’insertion pourtant souhaitable d’une clause de réduction-majoration. Néanmoins, l’assurance de responsabilité ne paraît pas substituable par d’autres mécanismes, à raison des fi nalités poursuivies. En eff et, ne sauraient répondre à l’enjeu simultané d’indemnisation et de responsabilisation ni l’aménagement conventionnel anticipé de la responsabilité extracontractuelle318,

ni le recours à l’assurance directe, ni le recours à la solidarité nationale. En d’autres termes, le contresens de la responsabilité actuelle accolée à l’assurance s’inscrit dans une déresponsabilisation au stade de l’obligation à la dette (A) puis au stade de la contribution à la dette (B).

314 C. Bloch, La cessation de l’ illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité

civile extracontractuelle, th. Dalloz, 2008. – S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, th. LGDJ, 1995. – H. Jonas, Le principe responsabilité, trad. J. Greisch, Flam-

marion, 2008. – M. Mekki, « Les fonctions de la responsabilité civile à l’épreuve des fonds d’indemnisation des dommages corporels », LPA, 12 janv. 2005, p. 3. – C. Thibierge, « Libres

propos sur l’évolution du droit de la responsabilité (vers un élargissement de la fonction de la responsabilité civile ?) », RTDCiv. 1999, p. 561 et s. ; « Avenir de la responsabilité, respon-

sabilité de l’avenir », D. 2004, I, p. 577 et s. – Comp. en droit international privé : H. Slim,

Fasc. 255-10 : « Responsabilité civile délictuelle en droit international privé », JurisClasseur Responsabilité civile et Assurances, 22 août 2016, n° 50.

315 J. Speroni et N. Thouet (propos recueillis par), « Entretien avec Jérôme Kullmann. Même

les plus sachants ne parviennent plus à faire la synthèse des droits et obligations », L’Argus de l’assurance, argusdelassurance.com, n° 7428, 16 oct. 2015.

316 Conseil d’État, Étude annuelle 2016. Simplifi cation et qualité du droit, La Documentation

française, 2016, p. 13 et s.

317Cf. sur la règle du « let » en squash : R. Bigot, C. Quézel-Ambrunaz, « Le squash, l’œil au

beurre noir et la garde de la balle en trompe-l’œil ! », Gaz. Pal. 2017, n° 22, p. 19 et s.

318 Sur la prohibition des clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité : H. Slim, « La

responsabilité des notaires », Étude 438, in Le Lamy Droit de la responsabilité, 2017, n° 438-102 :

« Les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité sont nulles, d’une nullité d’ordre public. Ainsi, les notaires ne peuvent se décharger des conséquences de leurs fautes et ne sauraient davantage, “par l’ insertion d’une déclaration, même reconnue exacte, de leurs clients, aux termes de laquelle ceux-ci n’auraient recouru à eux que pour la rédaction des actes, s’aff ranchir du devoir inhérent aux fonctions notariales” (Civ. 1re, 11 janv. 1943, D. 1943, jur., p. 95). En outre, aucune convention ne peut avoir pour objet le devoir des conseils. Les parties ne peuvent donc renoncer à le recevoir (Civ. 1re, 19 nov. 1985, n° 84-11.322, Bull. civ. I, n° 308, JCP G 1986, IV, p. 49) ».

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