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Fonction de désambiguisation

IV] LES APPROCHES CONTEMPORAINES Introduction

2. L’élément révélateur de l’incongruité

2.2.2. Fonction de désambiguisation

S’appuyant sur le processus d’interprétation des calembours, des « puns », Salvatore Attardo explique la fonction de désambiguisation du disjoncteur, fonction dont nous allons rendre compte à partir de la plaisanterie suivante :

(14) « Do you believe in clubs for young people ?

Only when kindness fails » (Pepicello and Weisberg, 1983 : 79), citée par Attardo, 1994a : 97).

Malgré la polysémie du connecteur « club » qui signifie à la fois « association » et « bâton », l’auditeur d’une telle question, s’il se situe sur un mode de communication sérieux, s’il n’a rien d’un sadique, a toutes les chances de privilégier la première interprétation. Pourtant, à l’écoute de la réponse, et grâce au disjoncteur « kindness fails », force est alors pour lui de constater que son interprétation de l’énoncé n’était pas la bonne et qu’il doit effectuer un retour en

arrière, un « backtracking » (1994a : 140) afin de considérer cette fois l’énoncé comme il se doit, c'est-à-dire sur un mode humoristique.

Selon l’auteur, la configuration du couple « connecteur/disjoncteur » offre deux types de retour possibles. Soit, comme dans l’exemple ci-dessus, le connecteur précède le disjoncteur. Dans ce cas, le retour en arrière de la part du locuteur entraîne une réinterprétation du connecteur et sa mise en relation avec le contexte. Soit les deux éléments coïncident et le retour n’est pas nécessaire. Dans ce cas, les deux sens possibles apparaissant simultanément, le processus d’interprétation est suspendu et c’est l’alternance des deux sens qui doit déterminer l’interprétation humoristique de l’énoncé. Comme l’auteur le dit lui-même :

« If the connector precedes the disjunctor (distinct connector configuration), the backtracking process will involve an actual re-analysis of the connector, a redistribution of the semantic weights associated with the element, and ultimately a reinterpretation of the element and its relationship with the context. If the connector and the disjunctor coincide (non-distinct configuration), no actual backtracking will occur, but the interpretation up to that point will be suspended and the alternate meaning of the disjunctor/connector will determine the second interpretation of the text. » (1994a : 140).

L’analyse de ce que l’auteur appelle le « backtracking » est riche d’enseignements à plus d’un titre. Il permet en effet de mettre en lumière la fonction de désambiguisation qu’effectue le disjoncteur sur le connecteur, fonction qui permet du même coup, de faire basculer les interlocuteurs vers un mode de communication ludique en choisissant une interprétation fantaisiste. Si nous adhérons pleinement à cette vision du phénomène, nous émettons en revanche beaucoup plus de réserves sur le fait qu’il y aurait deux types de plaisanterie, le premier comprenant un connecteur et un disjoncteur distincts, à l’image des histoires drôles citées plus haut, le second n’ayant qu’un élément qui serait à la fois connecteur et disjoncteur. C’est ce que Salvatore Attardo appelle respectivement « distinct connector configuration » et

« non-distinct configuration ». L’auteur illustre cette dernière à l’aide de la

plaisanterie suivante :

(15) « Did you hear the new motto of the smog prevention bureau ? Cherchez la fume. » (Orben, 1966 : 3, cité par Attardo et Al., 1994b : 47).

D’après lui, le terme « fume » serait à la fois le connecteur et le disjoncteur parce qu’il permet simplement de faire un rappel intertextuel à l’expression française

« Cherchez la femme », sous-entendu « qui se cache derrière le crime » et non pas de

permettre une relecture d’un terme qui aurait été ambigu. Comme il l’explique lui-même :

« This process does not require a backtracking to the ambiguous connector, as the previous example did; in the non-distinct case the same linguistic element acts as a connector and as a disjunctor. » (1994b : 48).

De cette façon, les deux termes seraient distincts, dans le seul cas où le connecteur véhiculerait une ambiguïté, ambiguïté levée de façon ludique par le disjoncteur. Certes, dans la plaisanterie qui nous occupe, l’humour réside principalement dans le jeu de mots. Pourtant, si effectivement le disjoncteur « fume » ne remplit pas sa fonction habituelle, il n’en est pas moins directement conditionné par le premier énoncé. C’est dans un contexte particulier que le jeu de mots est lancé et il ne fait rire que parce qu’il apparaît dans ce contexte précis. Ainsi, si nous admettons le fait que le connecteur agit en amont, en tant que condition préalable comme nous l’avons dit précédemment, nous pouvons alors considérer que le connecteur serait tout ce qui permet de préparer la réplique humoristique, d’induire une interprétation sérieuse à la question, jusqu’à l’apparition du disjoncteur faisant bifurquer le processus interprétatif vers un registre ludique. Il serait alors un élément servant de point de référence sur lequel porte la discordance et sur lequel agit le disjoncteur.

En lieu et place des deux formes de plaisanterie que propose Attardo, nous soumettons l’hypothèse qu’il existe une seule structure de plaisanterie formée à partir d’un connecteur et d’un disjoncteur distincts, mais qu’il existe, en revanche, deux types de connecteur. Le premier est ce que l’on pourrait appeler un connecteur « au sens strict », ambigu, véhiculant deux isotopies différentes, à l’image du terme

« toilettes » vu précédemment (12). Dans ce cas, le disjoncteur remplit bien une

fonction de désambiguisation. Le second serait un connecteur « au sens large », non plus polysémique mais qui, par son sens, induit une interprétation particulière, laquelle est brutalement démentie par le disjoncteur. Eclaircissons ce point avec l’analyse de la plaisanterie suivante :

(16) « Un taxi capote sur la route de Glasgow : quinze morts. » (Lucie Olbrechts-Tyteca, 1974 : 101).

Ici, le connecteur est le terme « taxi », véhicule ordinaire qui ne peut en principe, embarquer plus de trois personnes. En sachant cela, l’interlocuteur s’attend donc à ce que le nombre des victimes s’élève au maximum à quatre. Or, le disjoncteur, le nombre « quinze » de la fin de l’histoire, fait voler en éclat ses repères en lui indiquant que, contre toute attente, le nombre de morts est bien plus élevé. Pour comprendre une telle aberration, et surtout pour que celle-ci devienne d’une

certaine façon cohérente, il doit donc effectuer une relecture, une lecture différente

de l’énoncé en tenant compte cette fois du contexte, lequel nous apprend que l’accident a eu lieu en Ecosse. Ainsi, le disjoncteur ne se contente pas d’annoncer un nombre fantaisiste, ce qui, en soi, serait de mauvais goût, il rend également ce nombre acceptable, cohérent, si l’on tient compte du stéréotype culturel auquel il se rattache, à savoir l’avarice des Ecossais, qui les oblige à partager un taxi pour en partager également la facture. C’est uniquement parce que ce nombre, dans une

certaine mesure, devient logique, que l’incongruité du nombre est humoristique et

non pas tragique35.

C’est donc en s’appuyant sur le terme « taxi » , dont le rôle est, en quelque sorte, de lancer l’interlocuteur sur une fausse piste, que le disjoncteur devient réellement efficace.

Victor Raskin ne s’embarrasse pas de ces problèmes terminologiques et parle uniquement du disjoncteur sous le terme de « semantic script-switch trigger », et plus simplement « trigger » que nous traduirons par « déclencheur » (1985 : 114).

En accord avec les autres auteurs, il considère que la fonction principale de ce dernier consiste à passer d’un sens à un autre, d’une interprétation à une autre :

« The usual effect of the trigger is exactly this : by introducing the second script it casts a shadow on the first script and the part of the text which introduced it, and imposes a different interpretation on it, which is different from the most obvious one. » (1985 : 114).

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Nous retrouvons, comme chez Charaudeau et Morin, cette même idée de co-présence des deux scripts, le second ne venant aucunement supplanter le premier, mais simplement s’ajouter lorsqu’il dit que le deuxième schéma jette une ombre sur le premier. Ce dernier ne disparaît donc pas complètement. Raskin va cependant plus loin que ses collègues en fournissant au « déclencheur » une deuxième fonction : rendre plus acceptable ce second script qui, en toute logique, ne l’est pas. C’est ce qu’il explique dans la citation qui suit :

« The role of the trigger, however, is, by its mere presence, to render this different interpretation more plausible and less non-actual, abnormal or impossible. » (1985 : 115).

Nous verrons comment il est effectivement possible de rendre ce second script acceptable.

« Connecteur » puis « disjoncteur », « embrayeur », ou encore « trigger » : si un seul terme existe pour le premier élément, une grande variété terminologique nous est offerte pour présenter le second. Mais ces divergences ne font en fait que masquer une convergence de points de vue sur la fonction du disjoncteur, lequel est considéré comme un mot-clé agissant tel un pivot entre deux isotopies, la seconde étant inattendue et bien sûr humoristique.