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Focus : Les apports de Jacques Ellul et de Jürgen Habermas à la notion de « technoscience »

Dans le document Une perspective gestionnaire du risque (Page 44-49)

Si la notion te « technoscience » occupe une place centrale dans Le principe responsabilité116, deux autres auteurs ont contribué de façon majeure à la construction de la notion : Jacques Ellul117 et Jürgen Habermas118.

Comme J. Ellul l’écrit dans son avertissement, cet ouvrage n’est ni une histoire ni un bilan des apports de la technique. Il ne s’agit pas non plus d’un jugement esthétique mais d’une analyse globale du phénomène technique dans son ensemble. Pour l’auteur, la technique ne peut se réduire à la machine, mais la dépasse largement même si elle a débuté avec elle. La machine est structurante de la vie sociale de façon mécaniste et c’est la technique qui la rend sociale. La technique comme trait d’union entre la science et la vie pratique est aussi une vision très insuffisante. La technique a précédé la science même si elle a dû ensuite attendre ses apports

115

H. Bergson, L’évolution créatrice, PUF, Paris, 2004 (Ed. originale : 1907)

116 H. Jonas, op. cit.

117 J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954

118

J. Habermas, La technique et la science comme idéologie, Denoël, série « Médiations », Paris, 1984 (Ed. originale : 1968)

pour évoluer. La technique est souvent aussi un préalable à la science (par son instrumentation). L’organisation technique naît de la transposition de la technique à plusieurs secteurs ou domaines en suscitant de nouveaux problèmes techniques soulignant que le développement technique est maintenant autonome. « La technique particulière de chacun est

la méthode employée pour atteindre un résultat » (op. cit. p. 16), notre civilisation étant

devenue une civilisation de moyens. Il faut distinguer « opération technique » et « phénomène technique » : (p.17) : « L’opération technique recouvre tout travail fait avec une certaine

méthode pour atteindre un résultat. Et ceci peut être aussi élémentaire que le travail d’éclatement des silex et aussi complexe que la mise au point d’un cerveau électronique (...) Sur ce champ très large de l’opération technique, nous assistons à une double intervention ; celle de la conscience et celle de la raison et cette double intervention produit ce que j’appelle le phénomène technique. En quoi se caractérise cette double intervention ? Essentiellement elle fait passer dans le domaine des idées claires, volontaires ce qui était du domaine expérimental, inconscient et spontané » (op. cit. p. 17). La raison décuple la

recherche technique et en mesure l’efficacité. La prise de conscience pose les problèmes de l’utilisation et est aussi facteur de demande technique. J. Ellul distingue ainsi la technique économique (de l’organisation du travail à la planification), la technique de l’organisation (qui concerne les grandes masses, des affaires à la justice) et la technique de l’Homme (médecine, génétiques, pédagogie, publicité). Il souligne la nécessité de prendre position sur les effets de la technique en particulier sur le fait de savoir si la technique d’aujourd’hui diffère dans sa nature de celle d’autrefois où elle ne s’appliquait qu’à des domaines en nombre limité dans la société. Dans ce monde est fragmenté, la technique se propage lentement. Il y a dissociation entre l’invention et la technique et diversification irrationnelle des modèles et « l’évolution

n’est pas une logique des découvertes et une progression fatale des techniques, mais une interaction de l’efficacité technique et de la décision efficace de l’homme en face d’elle » (op. cit. p. 72).

L’extension actuelle de la technique possède deux caractères : la rationalité et l’artificialité. La rationalité se caractérise par un automatisme du choix technique : il n’y a pas de discussion possible du choix et le rendement de toute activité technique est supérieur à celui de toute activité non technique. Il s’agit de technique au sens large (J. Ellul parle aussi de technique politique). Elle se caractérise aussi par un auto-accroissement (J. Ellul parle de « solidarité des techniques »). Il souligne la dimension insécable et son orthogonalité avec un sens moral : « Ceci supposerait d’abord qu’on oriente la technique dans tel sens pour des motifs moraux,

par conséquent non techniques. Or c’est précisément l’un des caractères majeurs de la technique que nous étudierons longuement, de ne pas supporter de jugement moral, d’en être résolument indépendante et d’éliminer de son domaine tout jugement moral. Elle n’obéit jamais à cette discrimination et tend au contraire à créer une morale technique tout à fait indépendante » (op. cit. p. 89). Il met également en évidence son aspect unificateur et

structurant par rapport aux spécificités politiques et sociales : « La technique a appartenu à

une civilisation ; elle y a été un élément, englobée dans une foule d’activité non-techniques. Aujourd’hui, la technique a englobé la civilisation tout entière » (op. cit. p. 117). Elle possède

un caractère incontournable et elle est perçue à la fois comme sacrilège et sacrée.

Depuis K. Marx, la technique est considérée comme le moteur de l’économie, conduisant à l’apparition d’une technique économique (et donc d’une technostructure) au détriment des logiques d’une économie politique et de son volet moral. Elle repose sur la généralisation de techniques de constatation : statistique, comptabilité, application des mathématiques à l’économie, méthode des modèles et techniques d’opinion publique dans sa recherche de l’efficacité maximale. Le progrès constitue l’espoir lié à la mise en oeuvre des techniques,

mais il est lu dans le sens du bien-être économique mais elle est réductrice du choix démocratique conduisant à la figure de l’homo economicus dépourvu de sens moral (et de toute référence à la réciprocité de quelque nature qu’elle soit). Pour sa part, l’Etat devient un énorme appareil technique, les techniques entraînant pour le politicien à la fois la possibilité et l’obligation de mettre en oeuvre une technique politique. L’opinion publique valorise les décisions techniques par rapport aux décisions politiques qualifiées de partisanes ou d’idéalistes. La Nation devient ainsi un objet technique et les barrières idéologiques défavorables au progrès technique tombent. Les techniques et leur emploi tendent à l’emporter sur les opinions (il n’y a pas le choix, les comportements sont planifiés !). La technique conduit l’Etat à se faire totalitaire. « Cela tient au fait que la technique est un

instrument de masse. On ne peut penser que par catégories ; il ne peut y avoir devant la technique de cas individuels : pas d’acception de personnes. Certes on ne nie pas en théorie que chaque individu soit particulier ; on l’accorde même volontiers ; mais pour les règles de l’organisation, de l’action, on ne peut tenir compte de cette particularité qui doit rester soigneusement cachée. Le particulier se confond avec l’interne qui n’a plus permission de se manifester, car il se manifeste s’il faudra qu’il prenne la voie technique par laquelle précisément il n’y a pas de particulier. On fera donc abstraction de l’individuel » (op. cit. p.

260).

La technique modifie le milieu et l’espace, le temps et le mouvement. « Le temps abstrait se

trouve ainsi séparé de la réalité même de sa vie : il ne vit plus son temps, il est divisé par le temps » (op. cit. p. 298). J. Ellul souligne l’impact sur le mouvement et il se réfère alors à F.

B. Gilbreth119. Ces modifications débouchent sur la massification de la société, la technique répondant aux critères suivants : Généralité (tous les Hommes sont concernés ; ce n’est plus une action individuelle qu’il s’agit d’exercer, ni en vue d’un but précis qui, atteint, ne justifie plus l’action psychologique ; il faut agir sur tous, et dans tous les domaines) ; Objectivité (cette action est provoquée par la société elle-même et ne peut être liée à l’action passagère de tel individu ; il faut détacher le moyen de l’Homme afin de le rendre applicable par n’importe qui ; cela suppose le passage de l’art à la technique) ; Permanence (comme le défi porté à l’Homme concerne toute sa vie, cette action psychique doit s’exercer sans lacune du début de son existence à sa fin). Et il existe aussi une propagande sur les caractères des techniques : choix délibéré des données scientifiques par rapport à celles qui ne le sont pas, intervention des mathématiques, esprit d’expérimentation technique.

Et l’on doit alors distinguer deux catégories de propagandes : celle de fond, qui est permanente et doit sans cesse être renforcée, qui a pour but la mise en disponibilité des masses et opère une espèce de fascination et d’envoûtement, et celle qui tend à déterminer une action précise et qui opère par une pression simple. J. Ellul parle de « long encerclement ». « Le technicien n’a pas d’idéologie, encore moins de philosophie ou de système. Il connaît

des méthodes qu’il applique avec satisfaction parce qu’elles répondent à des résultats immédiats. Il prévoit les résultats qu’il recherche. Ce ne sont pas des fins mais des résultats. Et puis, de là, on effectue un grand saut dans l’inconnu et par-delà cet inconnu on trouve l’explication de tout, la réponse à toutes les objections : le mythe de l’Homme » (op. cit. p.

354).

Face à cela, il va prôner la nécessité de la fuite (une autre heuristique de la peur ?)

119

F. B. Gilbreth, Motion Study, A Method for Increasing the Efficiency of the Workman, D. Van Nostrand Company, New York, 1911

Pour sa part, J. Habermas met en avant la nécessité de l’interaction face à la rationalité technique, la technique ne pouvant tenir lieu de pratique. La technique et la science sont présentées comme la seule grande aventure de la société moderne, devant être perçues comme indissociables. Elles balaient l’ensemble des valeurs anciennes, métaphysiques, religieuses, morales et ouvrent l’ère des idéologies considérées comme une situation dans laquelle toute vérité s’éteint au profit de la violence. J. Habermas met en doute l’aspect cumulatif du progrès scientifique au nom d’une théorie sociale qui prenne en compte les modifications apportées par la science qui n’a amené ni progrès intellectuel, ni progrès moral. La technicisation de la science va de pair avec une « scientifisation » de la vie dans un complexe social encore plus large avec intervention de l’État, d’où la montée en puissance de la technocratie. J. Habermas met en évidence les deux réactions possible (de gauche ou libérale avec le mythe de l’âge d’or et de droite ou conservatrice avec des systèmes « hommes – machines » où c’est la machine qui a le dessus). On assiste, en tout état de cause, à la généralisation d’une idéologie technocratique alors qu’Habermas propose des modèles alternatifs : un modèle décisionniste fondé et un modèle pragmatique par ajustement réciproque entre le couple décision politique et la raison scientifico-technique. Dans ce dernier cas, le politique est le lieu de médiation entre les valeurs de la tradition et les possibilités de la science. Il remet en cause le continuum implicite entre le traitement des problèmes techniques et la raison pratique (d’ordre moral chez Kant). La raison positive émerge et se généralise à partir de la deuxième moitié du XIX° siècle sur la base d’un savoir causaliste et un anti-dogmatisme négatif, la raison étant finalement celle de la rationalité économique. Habermas propose de flanquer la rationalité en termes de fin de l’intersubjectivité communicationnelle d’un dialogue libéré de toute aliénation. Il se situe ainsi dans le cadre général de pensée de l’« École de Francfort », celui du couplage théorie et pratique. On peut aussi parle » aussi de théorie critique dans la mesure où J. Habermas critique l’illusion d’objectivité des sciences et l’illusion de la « théorie pure ». Son épistémologie programmatique l’amène à distinguer les sciences exactes (empirico-analytiques) des sciences humaines (historico-herméneutiques) auxquelles il ajoute les sciences critiques (psychanalyse, marxisme).

Dans le premier essai (« La technique et la science comme idéologie ou la nécessaire dépolitisation du capitalisme contemporain »), il part du concept de rationalité défini par Weber comme caractéristique de l’économie moderne. Reprenant les écrits de Marcuse, il note : « L’activité rationnelle par rapport à une fin est en vertu de sa structure même

l’exercice d’un contrôle. C’est pourquoi, dans l’esprit d’une telle rationalité, la « rationalisation » des conditions d’existence est synonyme de l’institutionnalisation d’une domination qui n’est plus reconnue comme domination politique : la Raison technique d’un système social fondé sur l’activité rationnelle par rapport à une fin n’en perd pas pour autant son contenu politique » (op. cit. p. 5). La domination tend à perdre son caractère de répression

pour devenir rationnelle. Cette idée a été émise avant Marcuse mais il en donne une dimension politique inédite : « Cette idée que la science moderne est une formation

historique, Marcuse la doit autant au livre de Hüsserl sur la Crise de la science européenne qu’à la « destruction » heideggerienne de la métaphysique occidentale. Dans un contexte matérialiste, Bloch a développé le point de vue selon lequel la rationalité de la science déjà déformée dans le sens du capitalisme, retire à la technique moderne l’innocence d’une pure et simple force productive » (op. cit. p. 10). La technique moderne remet en cause la

prééminence traditionnelle de l’institution sur l’économie d’où la prééminence de la rationalité qu’elle sous-tend d’où le développement de sciences créatrices de savoirs et de techniques. Les antagonismes de classe deviennent latents, la conscience technocratique étant moins politisée. La conscience technocratique se légitime par les gratifications matérielles. Cette nouvelle idéologie se fonde sur l’élimination de la différence entre le pratique et le

technique : « La conscience technocratique ne reflète pas tellement la dissolution de telle ou

telle structure morale que le refoulement de la « moralité » en tant que catégorie dans l’existence en général. La conscience positiviste commune désamorce le système de référence de l’interaction établie dans le langage courant, où prennent naissance la domination et l’idéologie, dans les conditions d’une communication déformée, et où cette domination comme idéologie peuvent aussi être démasquées par une démarche réflexive » (op. cit. p.p.

57-58).

Dans l’essai intitulé « Progrès technique et monde vécu social : la technique au service de la société », il part de l’idée que la science relève de la formalisation, en dehors du monde social. Le problème qu’il vient poser est alors le suivant : « Comment le pouvoir de disposer

techniquement des choses peut-il être réintégré au sein du consensus des citoyens engagés dans différentes actions et négociations ? » (op. cit. p. 88). Il conteste la réponse apportée par

Marx de l’asservissement de l’économique au politique. De la même manière, la thèse opposée du développement autonome de la technique qui va de pair avec la généralisation d’une société technique est tout aussi dépassée. Le problème est pour lui celui de la dialectique du vouloir et du pouvoir : « Cette dialectique du pouvoir et du vouloir s’opère

actuellement de façon non réfléchie, en fonction d’intérêts dont on n’exige pas qu’ils aient de justification publique, pas plus qu’on ne les y autorise (op. cit ; p. 95), d’où la nécessité de la

médiation politique.

Dans l’essai intitulé « Scientifisation de la politique et opinion publique : pour une interrelation critique entre l’expert et le politique », il va traiter du risque de scientifisation de la politique en particulier du fait du poids des commandes publiques dans le développement des sciences et des techniques. Or, en dernière instance, le choix politique n’est pas rationnel (car fonction de valeurs). Ceci est-il durable ? D’où un nouveau plaidoyer pour une approche herméneutique même s’il déplore que la dépolitisation et la diffusion de la science rendent les choses difficiles : la recherche privée ou publique tend au secret (avantage stratégique) et, en même temps, le nombre de publications rend le débat difficile.

Dans l’essai intitulé « Connaissance et intérêts ou de l’impossibilité de prendre en compte la connaissance indépendamment de l’intérêt », il débute par la primauté de la théorie dans la réflexion philosophique. Et pourtant : « Il y a bel et bien continuité entre la conception

positiviste que les sciences se font d’elles-mêmes et l’ontologie traditionnelle. Les sciences empirico-analytiques développent leurs théories dans le cadre d’une conception d’elles-mêmes qui assure tout naturellement une certaine continuité avec les origines de la pensée philosophique (...) Les sciences historico-herméneutiques par contre, qui ont pour domaine ce qui passe et n’appartient qu’à l’opinion, ne se laisseraient pas si facilement rattacher à cette tradition : elles n’ont rien à voir avec la cosmologie. Mais elles développent aussi une conscience scientiste, sur le modèle des sciences de la nature » (op. cit. p. 136). Il constate

qu’il est difficile de dissocier connaissance et intérêt d’où la nécessité d’une épistémologie critique qui permet de distinguer les sciences empirico-analytiques des sciences historico-herméneutiques et des sciences critiques. Les sciences ont conservé l’illusion de la théorie pure et la conception positiviste que les sciences monologiques se font d’elles-mêmes favorise la substitution de la technique à l’action rationnelle éclairée.

Dans le dernier essai (« Travail et interaction : la genèse de la nécessaire liaison entre interaction et moralité » dont le sous-titre est « Remarques sur La philosophie de l’esprit de

Hegel à Iéna), il replace cet ouvrage dans son contexte (après les fragments du Système de la moralité et après des études d’économie politique entreprises par Hegel). La thèse de J.

Habermas est que Hegel a mis au fondement du processus de formation de l’esprit une systématique particulière qu’il abandonnera par la suite. La communication tiendrait chez Hegel une place importante. Il peut alors démontrer les relations qui s’instaurent entre interaction et moralité : « L’intersubjectivité qui est celle de la validité des lois morales et sur

laquelle la raison pratique anticipe a priori permet de réduire l’action morale à une action de type monologique. La relation positive de telle volonté à la volonté des autres échappe à toute communication possible, elle est remplacée par un accord - qui correspond à une nécessité d’ordre transcendantal - entre des activités finalisées isolées sous les auspices de lois abstraitement universelles » (op. cit. p. 179). J. Habermas distingue alors l’activité stratégique

(décision monologique sans accord entre les parties) de l’activité communicationnelle considérée comme milieu pour le processus de formation de l’esprit conscient de soi. D’où l’importance du langage (qui n’implique pas encore communication), du travail (qui distingue l’esprit existant de la nature), d’une dialectique du travail (autour de l’outil) et d’une dialectique de la représentation). J. Habermas généralise ce qui vaut pour la conscience morale et la conscience technique à la conscience théorique.

Dans le document Une perspective gestionnaire du risque (Page 44-49)

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