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En plus d'être apparentable à un réservoir psychique, la photographie argentique peut se faire, selon certains, le lieu de captation des fluides vitaux, ce qui confirmerait la

présence-absence qui s'y inscrit et le mysterium tremendum qu'elle peut provoquer chez le

spectateur. Marie-Émilie Fourneaux, à l'occasion de l'exposition Traces du sacré, rappelle le lien établi aux débuts de la photographie entre cette technique nouvelle et son éventuelle capacité à capter l'invisible : « Alors que la mise en évidence des phénomènes invisibles devient un enjeu de société, [...] la plaque sensible, soumise aux effluves, devient, en sa qualité de reproduction mécanisée révélatrice d'un inconscient optique selon Walter Benjamin, la preuve de l'existence d'un fluide vital. Ces empreintes issues des projections médiumniques évoquent le saint suaire et son caractère acheiropoiete214. »

On peut penser notamment aux expériences de photographie spirite qui ont lieu au milieu du XIXème siècle et qui cherchent à capter les éléments invisibles qui émaneraient des spectres hantant les lieux. En outre, la découverte des rayons X, semble permettre de « voir au travers des corps sans ouvrir les chairs, de diagnostiquer sans disséquer », laissant imaginer qu'il sera bientôt possible « de fixer sur la plaque sensible le principe même de la vie : le fluide vital215. » Selon Sylvie Merzeau, l'image argentique va jusqu'à

prélèver un flux énergétique :

212 Ibidem

213 S. Katz, Op. Cit., p. 24

214 Clément Chéroux, « Voies de l'invisible », in Traces du sacré, Op. Cit., p. 107 215 Ibid., p. 112

« C'est [...] dans sa sensibilité que se situe la clé du brouillage opéré par la photographie sur les frontières qui séparent l'image du réel. Là où le dispositif optique redouble la vision sans en annuler l'espacement, l'alchimie lumineuse opère en effet la fusion de la trace et du référent. Parce que "l'empreinte est, au plein sens du terme, extraite de l'espace physique source"216, elle ne

duplique pas une image, mais prélève un flux énergétique pour le faire passer de l'émetteur au récepteur217. »

On peut également constater que les déficits ou décalages amenés par la part chimique du dispositif argentique permettent des processus de voilement, d'oscillation et d'opacification qui sont semblables à des effluves. Ainsi les images argentiques présentent-elles des « reflets fertiles », similaires à ceux de la vidéo Chott el-Djerid de Bill Viola, dans laquelle, en raison du faible seuil de lisibilité et de reconnaissance, « la vision gagne en valeurs mentales ce qu'elle perd en valeurs oculaires218. » Alors que le

numérique semble nous avoir fait pleinement entrer dans l'ère du visuel, l'argentique, grâce à l'esthétique du décalage qu'elle instaure, laisse – voire n'ouvre que sur – des béances, de l'incontrôlable, des déchirures, des « interstices de perplexité219. » Elle

échappe par là à l'ère du visuel – pour demeurer dans l'ère du visible, voire du visible en cours d'apparition – quand les images numériques semblent y échouer. En effet, il semble que le numérique ne permette plus réellement ce déficit, ce décalage qui vient créer l'émotion esthétique : les images numériques présentent généralement des contours nets, froids, métalliques, lissés, lustrés. Tout y est aplati, neutralisé par la codification mathématique et le dispositif même de présentation de l'image : l'écran numérique dont chaque point, chaque pixel, chaque « valeur » correspond à un calcul, un nombre.

Même dans l'image imprimée, les valeurs apposées sur le support ne possèdent plus la même valeur charnelle : ainsi, dans mon installation Stéréoscopies, la numérisation imprimée d'une émulsion argentique tirée à partir d'une plaque de verre stéréoscopique est confrontée à la pièce originale. Ce travail présente un ensemble composé d'objets trouvés, d'une émulsion sensible et d'un dessin au crayon sur calque. Il met en tension deux sœurs en apparence jumelles : la photographie argentique et la 216 J.-M. Schaefer, cité par S. Merzau, Op. Cit., p. 71

217 S. Merzeau, Op. Cit., p. 71 218 C. Ross, Op. Cit., p. 91

photographie numérique. L'émulsion argentique s'affirme dans sa matérialité – la matière photosensible est apposée de manière très perceptible au pinceau sur un papier dont le grain se fait très présent – et sa dimension d'objet – les boîtes et les plaques de verre rappelle le rapport intime et familier que nous entretenons avec les photos de famille par exemple –. Pour reprendre la distinction opérée par la langue anglo-saxonne, l'image est ici presque plus picture – image comme chose concrète, qui se présente dans toute sa matérialité – qu'image – image comme concept, qui renvoie avant tout à la chose représentée. À l'inverse, l'impression numérique est mise à distance par plusieurs opérations : la codification opérée par la numérisation constitue déjà une première traduction – et donc, une transformation – de ce qui était initialement une émanation lumineuse. En outre, cette impression est placée sous verre, ce qui la met encore à distance du regard. Par là, ce travail évoque donc l'aplatissement inévitable opéré dans toute image numérique issue d'une prise de vue, ainsi que la perte de la trace, cordon ombilical qui relie, par le biais de l'empreinte, toute image argentique à son référent. La série Perfuser (Griffer, déposer, scanner) questionne également la traduction du réel

opérée dans l'image numérique et ce qui reste du corps. Cette série naît des "miroirs blessés" que j'ai déposés sur mon scanner, en y apposant ensuite mes mains, à la recherche de traces corporelles qui pourrait s'inscrire dans une logique indicielle – ou du moins, qui pourrait s'apparenter à cette logique –.Ici, faute de la trace du corps-référent qui paraît lissé pa l'image, une autre forme de trace semble émerger : celle des machines, qui apparaît ici à travers la piètre qualité de la numérisation, puisque des lignes forment comme une trame issue de la compression opérée par le scanner.