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4.2.1

La femme tentatrice

Or, cette condamnation du corps tentateur et pécheur n’est pas sans rapport avec le statut de la femme au tournant du siècle. « La peur masculine se nourrit des fantasmes de dévoration et de submersion par l’Eve tentatrice13». L’ambiguïté demeure pour les artistes, entre la répulsion et l’attirance. En cette fin de siècle, une certaine image de la femme fascine les artistes décadents, la femme fatale, qui, caractérisée par son ambiguïté, devient objet esthétique :

la femme fatale présente toujours aux yeux de l’homme fin de siècle la même alliance du mal et de l’artifice, de séduction et de répulsion, et elle représente pour l’homme envoûté, dépossédé et voyeur de sa propre déchéance, le même danger, la même menace de perte. C’est en effet une menace existentielle, une sorte de fantasme de perte que l’on retrouve derrière ce mythe de la femme fatale. Inspirant à la fois la passion du désir et la pulsion de mort, la femme fatale incarne la possession et la dépossession14.

La femme fatale représente en quelque sorte l’archétype de la femme comme objet d’art : elle n’est plus liée à la notion de sentiment ni à celle de pureté naturelle. La représentation de la femme fatale se dresse « contre la conception naturaliste de l’amour banal, grossier, ravalé au rang d’instinct15». Au contraire, elle est

un moyen pour l’artiste d’exalter la beauté artificielle, le minéral, le hiératisme, l’esthétisme.

Grande tentatrice, la femme est à la fois attirante et redoutable, elle représente la tiède et coupable inhérence au corps, l’opulente immanence charnelle parce

10Amiel, Journal de 1857, cité par Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque. Paris :

Gallimard, 2004, p. 54-55.

11Jean Starobinski, loc. cit. 12Loc. cit.

13Histoire du corps, op. cit. Deuxième partie, Chapitre 1, « La rencontre des corps », p. 181. 14Gérard Peylet, La Littérature fin de siècle, de 1884 à 1898 : entre décadentisme et modernité. Paris :

Vuibert, 1994, p. 152.

que sa nature – croit-on – la voue à ne pas s’absenter de l’organique. Ainsi, selon Baudelaire,

la femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. . . la femme ne sait pas séparer l’âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux – un satirique dirait que c’est parce qu’elle n’a que le corps16.

Le corps relie la femme à la matière. Or, Starobinski explique que « la femme doit s’évader de la matière. Si elle n’est pas transfigurée par une signification esthétique, elle s’abîme dans la matérialité littérale de son corps – dans le péché de l’existence naturelle17». Le corps de la femme – et le corps plus généralement

– est alors perçu comme le signifiant dirigé vers une révélation. Ainsi, l’époque de Baudelaire oscille entre deux représentations du corps : d’un côté, le triomphe de la chair qui signifie la vulgaire présence du réel, et les désirs charnels ; d’un autre, la virtualité d’une signification symbolique qui appelle à transcender la réalité du corps pour s’élancer vers le lointain d’une signification allégorique – c’est le sens des « correspondances », fruit des lectures mystico-ésotériques de Baudelaire. Puisque le corps, « c’est le mal, c’est la contingence » (Starobinski), il faut l’éluder ou le transfigurer.

4.2.2

Corps et danse : vers une « écriture corporelle » ?

Cette dialectique – corps charnel/ corps transfiguré – est au cœur des réflexions qui animent la danse. Le corps est l’instrument majeur de cet art et pourtant, à la toute fin du XIXe siècle plusieurs tendances se dégagent et s’affrontent : le statut

du corps dans la danse est remis en question.

Au XVIe et au XVIIIe siècle, la danse était un art de divertissement. Les aris- tocrates pratiquaient les danses de cour, et assistaient à des spectacles de danse classique dont l’objectif était de divertir tout en racontant une histoire. Le corps n’était alors qu’un simple outil, qui ne développait ni langage ni pensée ; il ne donnait pas sens au mouvement. Le mouvement n’avait aucune valeur en tant que tel, il était au service de l’expressivité.

Au XIXesiècle, le corps s’investit autrement, d’une part, comme nous venons

de le voir plus haut, parce que le corps doit être transfiguré, d’autre part parce que

16Charles Baudelaire, cité par Jean Starobinski, op. cit., p. 52. 17Jean Starobinski, Ibid., p. 48.

la société prend conscience que la danse est le fruit d’une pensée, et, à ce titre, un art à part entière. Le corps, en tant que signifiant dirigé vers une révélation, vers un au-delà, commence à être considéré comme ce qu’on a appelé plus haut un nouveau medium. En effet, la danse n’est plus un art dans lequel le corps se contente d’exhiber sa dimension charnelle sur une musique dont le rythme dicterait au corps ses mouvements. La danse tend à devenir « le texte mouvant d’un discours silencieux parlé par le corps, mais en lequel le corps s’abolit. Le ballet prend valeur d’hiéroglyphe : la danseuse n’est pas une femme qui danse [. . . ] mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur. . .18». La danse devient une « écriture corporelle » à part entière. Le corps, non content d’être un instrument visuel, animé par la musique, se dote d’une fonction de langage. Les termes « hiéroglyphe » ou « partitions » que l’on retrouve pour évoquer le corps renvoient à l’écriture : le corps est un code, un langage à part entière et non un instrument au service de la musique.

La danse devient alors le centre d’une réflexion que l’on peut analyser en reprenant les concepts nietzschéens de « dionysiaque » et d’« apollinien ». D’un côté, le corps, dans la danse, se rapproche du dionysiaque en tant qu’il appelle une inspiration incontrôlée, une animation dictée par les rythmes musicaux. Le dionysiaque implique la dissolution de toute forme. Mais derrière cette manière corporelle, guettent la dissolution du moi dans la musique, l’abandon de la forme et l’expérience du chaos : autant de formes de dissolution du sujet qui, comme nous l’avons montré plus haut, sont sources d’angoisse dans le second XIXesiècle.

Certains courants de danse tendent donc à s’éloigner de cette primauté du corps dionysiaque pour privilégier une interprétation dans laquelle le corps s’abolit.

Aussi, d’un autre côté, le corps se rapproche-t-il de l’apollinien c’est-à-dire de la belle apparence et de la mesure. Apollon est le dieu des formes, alors que Dionysos est le dieu de l’ivresse. La forme apollinienne, parfaite, achevée, est maîtrise de l’émotion et du corps et structuration de la danse. À cet égard, le XIXe marque le triomphe de l’académisme, notamment avec Marius Petipa qui règle les codes du ballet moderne.

Si l’on se dirige, à la fin du XIXe siècle, et surtout au début du XXe, vers

une tendance dans laquelle la danse se désolidarise d’une vision uniquement corporelle, c’est également parce qu’il y a une mise en question du statut du corps de la femme. En effet, si cette révolution artistique est en marche, c’est que l’émancipation féminine fait prendre conscience aux femmes que leur corps n’est

18Mallarmé, cité par Starobinski, ibid., p. 52. Voir également à ce propos Jean-

Pierre Bobillot, Communication à l’Université populaire de Lyon du 25.02.09 : URL = http ://uplyon.free.fr/ ?page_id=198

pas qu’une coquille et que la danse peut être animée par leur esprit. La libération du corps féminin se manifeste par la fin de la suprématie du port du corset : le corps sort de sa prison. La recherche de nouveaux langages du mouvement est au cœur des préoccupations. La danse autorise alors un investissement du corps que la verticalité de la danse classique refuse et rejette. La colonne vertébrale n’est plus l’axe principal. On prend alors conscience des articulations, des rondeurs et des arabesques du corps. Le style explore l’horizontalité.

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