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Chapitre 3 – Les changements du rapport au travail : la prise en compte

5. Utiliser les marges de manœuvre et tenir son travail à distance : une stratégie

5.1. Fanny, 53 ans : médecin du travail qui exerce comme psychanalyste

Après une première partie de carrière comme médecin du travail outre-mer, Fanny prend, en 1995, un poste sur le continent dans un grand centre de médecine du travail. Elle exerce à 4/5e pour lui permettre de poursuivre des activités syndicales. Elle est sujette à des névralgies « depuis la nuit des temps », qu’elle avait « zappées », car, dit-elle : « je n’ai pas un tempérament à me faire du mou-

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ron ». En 2000, ses symptômes gagnent en intensité. Fanny le note lorsqu’elle met son stéthoscope sur les oreilles pour ausculter ses patients. Son mal d’oreilles devient insupportable.

Elle consulte un, puis deux et finalement un troisième ORL, convaincue qu’elle souffre d’une sinu- site. Les deux premiers la soignent pour une sinusite, mais les symptômes restent identiques. Le troisième ORL prescrit un scanner. Le diagnostic est sans appel. Fanny, toujours convaincue d’avoir une sinusite, va chercher « décontractée » les résultats. Le médecin qui la reçoit comme une con- sœur lui annonce sans détour : « La tumeur que vous avez, elle est maligne ». Effondrée, elle tient grâce à son entourage : « Alors, heureusement, que je ne suis pas seule au monde et que je suis quelqu’un de positif, sinon je me jetais sous la première voiture ».

Du diagnostic en 2001 jusqu’à son opération en 2002, Fanny, qui a alors 47 ans, continue son travail au centre médical sans rien laisser filtrer de ses problèmes de santé à ses collègues, tout en cherchant la meilleure solution pour le traitement de sa tumeur cérébrale envahissante. Elle rencontre neuf neu- rochirurgiens avant de trouver celui avec lequel elle se « sentait le mieux » pour une opération dont les risques vitaux ou de paralysies sont présents. En 2002, placée en arrêt maladie, elle subit avec suc- cès une intervention chirurgicale où une partie seulement de la tumeur est enlevée. Le risque de dégé- nérescence est toujours là et restera présent. Puis elle est traitée par radiothérapie.

5.1.1. Une reprise d’activité dans des conditions de travail jugées exceptionnelles

Durant son congé de longue durée de près de deux ans, elle est remplacée. Une fois les traitements terminés, Fanny, à presque 50 ans, se pose la question de la reprise. Ses médecins le lui déconseil- lent, mais elle veut retravailler : « J’ai toujours été bercée par le discours d’Hanna Arendt : “On est ce que l’on fait”. La vie était pour moi liée à la notion d’activité et je crois qu’il fallait que je le fasse. C’était pour moi le moyen de dire : “J’existe, je suis là” ». À la fin des traitements, en 2004, elle reprend son travail « contre vents et marées (…), parce que j’avais une vraie volonté de re- prendre ce que je faisais que j’aime et que j’aime toujours et que j’aimais ».

Pendant son congé et à la reprise du travail, elle reconnaît avoir « eu les meilleures conditions pos- sibles ». Elle s’est vu proposer une aide à domicile qu’elle a acceptée, n’a eu aucun souci financier et est placée en mi-temps thérapeutique qu’elle accepte, même si elle est convaincue que son travail ne peut pas se faire à mi-temps. Ainsi pour limiter le nombre de trajets de son lieu de domicile à son lieu de travail, elle travaille trois jours consécutifs dans la semaine et bénéficie de quatre jours con- sécutifs pour se reposer. Elle se souvient avoir eu un accueil « plus que chaleureux » à son retour, « je suis dans une très grande boîte où, humainement parlant, il y a une grande considération du travail fait, fourni ». En effet, elle se voit proposer par le service des ressources humaines des dispo- sitifs d’aide appropriés sans qu’elle n’ait à chercher l’information sur ses droits, ni à faire des dé- marches pour les obtenir.

Fanny voit son mi-temps thérapeutique prolongé durant quatre années. Puis elle obtient une invali- dité en première catégorie. Les effets des traitements sont toujours présents sans qu’elle puisse clai- rement distinguer ce qui relève du cancer et ce qui est à mettre sur le compte du vieillissement. Elle note : « Une fatigue, une usure. Je suis crevée. J’ai beaucoup de symptômes, d’épilepsies et de ma- chins. J’ai toujours des maux de tête. Il m’a coupé par inadvertance, mais c’était le minimum que je pouvais avoir, il m’a coupé une branche d’un nerf qu’on appelle le trijumeaux et qui me provoque des névralgies ». Ses symptômes sont particulièrement forts lorsqu’elle prend les transports en commun pour se rendre à son travail. Elle est tombée deux fois dans les transports en commun dont elle supporte difficilement le bruit. En tombant, elle s’est cassé le col du fémur et a dû s’arrêter de travailler plusieurs mois. Lorsqu’elle décide de se rendre à son travail avec sa voiture, elle a un ac- cident de voiture qui occasionne un nouvel arrêt de travail. Dans le premier temps de la reprise, c’est le transport qui lui coûte, même limité par le nombre puisqu’elle ne vient que trois jours par semaine. Elle aimerait travailler près de chez elle, mais ce n’est pas possible, ou à son domicile.

Rapport de recherche du Centre d’études de l’emploi

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5.1.2. Pour préserver sa santé : concilier son désir d’activité, des protections sociales et des condi- tions de travail favorables

Avant son cancer, Fanny avait entamé une psychanalyse. Elle suit également une formation à l’analyse. Passionnée par l’analyse, elle aimerait bien devenir analyste mais n’est pas prête à assu- mer tous les risques liés à l’activité libérale. Elle tente de concilier son travail de médecin salarié avec celui d’analyste. Mais elle ne peut l’afficher au grand jour, car la déclaration d’une activité libérale lui ferait perdre les avantages dont elle bénéficie (temps partiel, invalidité).

5.1.3. Un climat relationnel qui se dégrade ; « elle a bon dos, la maladie »

Le climat dans le centre médical où elle travaille se tend. Ses arrêts ont fini par « perturber un petit peu l’équipe médicale. Et il y en a une, une femme médecin, qui est particulièrement acariâtre avec moi... Je suis très sensible, les ambiances sont… je l’ai entendue dire : “Elle a bon dos, la maladie”, ou un truc comme ça ». Dans le même temps, les relations avec la secrétaire avec laquelle elle tra- vaille depuis dix ans se dégradent également.

Fanny ne s’est pas mise à l’informatique et « déteste » le travail sur écran. Elle « zappe » ce travail et confie ainsi les tâches administratives à sa secrétaire qui en retour lui indique : « [qu’elle] n’aurait pas évolué avec [son] temps ». En se déchargeant des tâches ingrates, Fanny investit davantage la partie noble du métier – la question médicale et relationnelle avec ses patients « qui l’aiment bien » et qu’elle « adore » – mais creuse un fossé avec sa secrétaire, et plus largement encore avec ses col- lègues qui, elles, participent davantage au travail administratif. Sensible au climat relationnel, aux « ambiances » de travail, elle choisit, pour se préserver, de tourner le dos à ces tensions, car : « rigide, je ne peux plus l’être. (…) C’est impossible. On y laisse des plumes dans un truc comme ça ».

Longtemps absente en raison de son congé de longue maladie et des arrêts maladie qui ont suivi après, et peu présente dans le cabinet médical en raison de son mi-temps thérapeutique, elle se sent parfois « l’intruse ». Elle a été remplacée durant son congé de longue maladie, mais son mi-temps thérapeutique n’a pas été l’occasion de recruter un autre médecin à mi-temps. Le travail que Fanny ne fait pas est ainsi reporté sur ses collègues. Cette situation et les tensions qu’elle génère l’amènent à voir son rapport au travail différemment : « Alors quand même, moi, ce qui a changé, c’est que ça faisait des années que j’en avais un peu marre de la médecine du travail. Et après la maladie, je me suis dit : “Basta, j’en ai ras-le-cul, faut que je fasse un peu ce que j’aime”. Et j’avais toujours rêvé d’être psychanalyste. (…) J’ai suivi des cours du soir pendant deux ans de manière à faire un cursus complet de psychanalyse. Ce ne sera jamais complet, parce que je crois que c’est sans fin ».

Le désir d’exercer comme psychanalyste est présent. En analyse depuis 2000, un an avant le dia- gnostic de son cancer, elle s’est entendue avec son analyste pour faire des séances didactiques afin de se sentir armée pour prendre elle-même des patients.

5.1.4. La perte des protections sociales retarde, voire empêche, la reconversion

Fanny sait ce qui lui plaît, ce qu’elle a envie de faire : « De ne travailler que sur l’humain. Le psy- chisme et pourquoi pas éventuellement le corps. De ne faire plus que ça. (…) Pas de médecine. Je n’ai plus envie de faire de médecine. J’ai envie de faire plus que la psychanalyse, ça me passionne ». Formée, elle s’est lancée dans cette nouvelle activité en ayant « trois ou quatre patients à la maison avec [son] superviseur qui est [son] analyste » et goûte au plaisir d’organiser son activité avec des contraintes choisies. Cette nouvelle activité doit rester cachée. Fanny anticipe l’incompréhension de ses collègues et de sa hiérarchie : « Mais, au cabinet, ils ne le savent pas. Non, non, c’est deux choses… sinon ils ne comprendraient pas, que je sois en temps partiel là et que j’aie une autre acti- vité (…). Moi, j’ai vraiment très envie de faire ça ». Elle ne sait trop comment se sortir de cette si- tuation ambiguë où d’un côté, le cancer lui a permis de « dire : “Maintenant, stop, je fais comme je veux, ce que je veux”. Un peu cette sensation qu’on est tous en sursis. Et moi, j’aime ce temps qui

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reste et j’ai envie d’en profiter » et, de l’autre, une quasi-impossibilité de suivre son désir d’installation comme psychanalyste libérale en raison des protections sociales dont elle ne pourra bénéficier en changeant de régime. Le cancer change la donne. Si la convention Belorgey permet aux malades d’accéder plus facilement à l’assurance décès nécessaire pour obtenir un crédit, s’installer en profession libérale après un cancer laisse ouverte la question de l’accès et des surcoûts liés à l’assurance maladie et l'assurance vieillesse, invalidité, décès et retraite complémentaire des professions libérales, dès lors qu’un questionnaire sur la santé se trouve en amont des démarches. Les aménagements du temps de travail et les compensations financières du temps partiel dont béné- ficie Fanny ne l’incitent pas, compte tenu des risques de santé qui pèsent sur elle, à envisager un changement de statut et de régime d’assurance.

5.1.5. Tenir ensemble les protections liées à un emploi salarié et le plaisir d’exercer un autre métier

Fanny mesure le confort des conditions de travail et la protection sociale dont elle bénéficie comme salariée et dont elle a besoin pour elle et ses enfants. En 2006, son mari la quitte : « Il a été extraor- dinaire pendant tout le temps de la maladie ». Elle a deux enfants à charge et n’est pas prête à re- noncer ni à son salaire ni aux avantages de sa mise en invalidité deuxième catégorie, dont elle béné- ficie depuis 2007 en raison d’une récidive. En 2006, après quatre années de temps partiel thérapeu- tique, « ils m’ont foutue en invalidité première catégorie ». Son souhait était de reprendre à 4/5e comme avant le cancer. Mais n’allant pas mieux depuis la reprise de son activité, elle accepte rési- gnée le placement en invalidité dont elle n’a pas été demandeuse. Pour autant, elle ne le refuse pas. « Il y a quand même un blocage. Ma tumeur est toujours là. Je vis avec cette épée de Damoclès sur la tête quand même ».

Ne pouvant opter pour son nouveau projet de travail et de vie, elle se rend au cabinet médical, su- bissant les transports en commun, les discussions avec ses collègues et développe une forme de ré- sistance qui l’isole : « Je me sens des limites. En vieillissant, les limites se rétrécissent dans le temps et que, n’arrivant pas à donner le change, je ne peux plus et donc je m’isole. J’ai tendance à m’isoler. (…) Les collègues, ça me gonfle : “Alors, et les enfants ? Na, na, na”. Je n’arrive plus à jouer le mondain (…) et donc, je dois être très chiante par rapport à avant où j’étais plutôt boute-en- train et là, j’ai un peu perdu de ma… ».

Fanny se dit métamorphosée par son cancer, « il y a du désir, mais la carcasse ne suit pas ». Ainsi, elle doit faire des choix et les fait très clairement : « Le travail, oui ; les collègues : non, la pape- rasse : non ». Ses choix modifient l’équilibre entre sa contribution au travail dans le cabinet et en dehors, ce qui n’est pas sans effet sur les relations avec ses collègues. Dans un climat relationnel dégradé, la façon qu’elle a de tenir dans son activité au centre médical est de percevoir son travail comme « répétitif et routinier », une façon de ne pas s’y investir de trop. Elle investit dans son autre métier, avec ses patients et avec son superviseur, mais cette activité doit rester dans l’ombre.

5.2. Carole, 46 ans : quand les protections et les marges de manœuvre retardent