• Aucun résultat trouvé

La face obscure du mythe : les enjeux sociaux et sanitaires de l’amiante

Chapitre 5 : Du « Magic Mineral » à « l’ennemi public numéro 1 », l’histoire de la

D. La face obscure du mythe : les enjeux sociaux et sanitaires de l’amiante

Le risque principal de l’amiante pour la santé est pulmonaire. L’amiante engendre principalement des maladies qui se développent avec un délai relativement long (40 ans) ce qui n’a pas facilité le travail de reconnaissance comme maladie professionnelle. L’asbestose62 est la forme la plus connue des maladies de l’amiante. Mais d’autres maladies sont consécutives d’une exposition à l’amiante.

Voir l’annexe 4 sur les pathologies liées à l’amiante

Nous avons souligné auparavant l’implantation dans des bassins d’emploi en difficulté des entreprises transformatrices de l’amiante. Le personnel de ces entreprises, soumis à des conditions de travail difficiles et mettant leur santé en danger, subissent une « double peine ». En effet, une fois exposés, ces ouvriers de l’amiante sont considérés comme des parias sur le marché du travail.

« En réalité, jusqu’aux années 70 et au-delà, les malades absents plus d’une année sont licenciés. En Novembre 1968, la direction introduit le contrôle du médecin du travail pour le réembauchage de l’ouvrier. »63

Les différentes crises économiques des années 1970 n’ont fait que renforcer cet enjeu de l’emploi ou plus exactement de la peur de la perte d’emplois. Ainsi la fermeture de l’usine

62 L’asbestose est une maladie spécifique à l’amiante qui correspond à une atteinte des tissus pulmonaires due à l’inhalation prolongée de poussière d’amiante. Elle entraîne des insuffisances respiratoires chroniques.

63 Odette Hardy-Hémery, 2005, p. 198. Elle s’appuie sur les extraits de Comité Central d’Entreprise Eternit datant du 22 novembre 1967 et du 28 novembre 1968.

[181]

Amisol en 1974 illustre cette question de la non-employabilité des personnes ayant travaillé l’amiante. Située à Clermont-Ferrand, la fermeture de cette usine a représenté un drame économique pour ces personnes ne retrouvant pas d’emplois et qui militaient alors pour la réouverture de leur usine. Tout cela bien loin des considérations médicales.

Les premières victimes environnementales, c’est-à-dire non exposées professionnellement, seront liées à l’activité industrielle de l’amiante : proximité d’usines, de déchetterie, vêtements de travail rapportés au domicile familial etc… La pollution en 1976 de la rivière de Condé sur Noireau, située à proximité de l’usine Ferrodo, illustre la question des victimes environnementales et l’inquiétude des riverains. Cependant, même la communauté scientifique ne s’accorde que très tardivement sur cet aspect environnemental du danger. D’autre part, fort de sa présence dans plus de 3000 produits de consommation courante, les autres victimes environnementales seront les personnes exposées à des risques liés à la présence et à la consommation de produits ou matériaux amiantifères. Cette contamination a donné lieu à de nombreuses publications et s’est situé au centre du débat. La question de savoir sous quelles conditions on peut être contaminé par l’amiante a été au cœur du compromis instauré par l’intermédiaire du CPA (Comité Permanent Amiante, dont nous expliciterons la composition et les missions ultérieurement).

Deux grands thèmes ont été ainsi débattus pendant 20 ans dans le but affiché « d’optimiser des politiques de protection » :

- l’âge de l’exposition (par exemple les enfants exposés au flocage d’amiante dans des établissements scolaires auront-ils des chances de développer des pathologies parfois 30 ans plus tard ?),

- le type d’amiante (la longueur des fibres et la variété d’amiante : les médecins ont d’abord pensé que les fibres dites longues étaient plus dangereuses et que le chrysotile était une variété qui ne provoquait pas de mésothéliome64 ou d’asbestos, arguments totalement remis en cause dans les années 90 en France).

64 Le mésothéliome est une forme rare et virulente de cancer qui attaque le revêtement des poumons (la plèvre), de la cavité abdominale (le péritoine) ou l'enveloppe du cœur (le péricarde). C’est une maladie de l’amiante.

[182]

C’est pourtant en raison des plaintes de veuves de professeurs d’un collège de Gérardmer que le dossier de l’amiante va se réouvrir dans les années 90.

[183]

Problématisation du cas - Questionnements empiriques

Lorsque le scandale de l’amiante a éclaté dans les années 90 en France et que les maladies se sont déclarées, il est devenu difficile de nier les conséquences dramatiques de l’amiante. Lors des procès et du débat public qui ont suivi l’éclatement du scandale, il s’agissait davantage de comprendre « qui savait quoi et depuis quand ? ». Quels étaient les responsables, coupables ou non, de ce drame ? Dès 1906, un inspecteur départemental du travail de Caen, Denis Auribault, souligne l’extraordinaire développement des usages de l’amiante en France et dans le monde65. Il décrit ainsi l’amiante et insiste sur ses qualités (« corps inorganique, incombustible, inattaquable par les acides »). Cependant, dans le même rapport, il émet des réserves quant aux conditions d’hygiène au sein des filatures notamment du fait des poussières en suspension qui mettent en danger la santé des ouvriers. Comme le souligne Odette Hardy-Hémery, il est particulièrement surprenant de voir comment dès 1906, le Docteur Auribault avait décrit les symptômes de l’asbestose et préconisait la mise en place de système de ventilation pour protéger les ouvriers. Il a fallu 90 ans pour voir prises en compte les constatations du corps médical.

Au début des années 70, l’amiante est le « magic mineral ». Les seules archives audiovisuelles traitant de l’amiante sont des reportages traitant des vêtements en amiante portés par les pompiers qui permettent de sauver de nombreuses vies. Autre illustration du traitement de l’amiante par les médias, le cas de l’incendie à Paris en 1973. Ce drame criminel a causé la mort de 20 personnes dont 16 enfants. L’établissement était construit avec une structure métallique et n’était pas floqué en amiante. Les reportages de l’époque soulignent alors comment l’amiante aurait pu sauver la vie de ces enfants.

Difficile de contester les qualités physiques de l’amiante, également pourvoyeur d’emplois et

65 « Note sur l’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les filatures et tissages d’amiante » dans le Bulletin de l’Inspection du travail, 1906.

[184]

sauveur d’économies dévastées. Pour autant, les indices de sa dangerosité pointent à travers quelques études localisées, portées par des médecins du travail peu entendus et encore moins écoutés. Très peu de cas ont été déclarés ou révélés et l’enjeu économique prime alors incontestablement sur les risques potentiels. Cet âge d’or de l’amiante verra sa fin au milieu des années 70. Suite à la mobilisation menée par le collectif de Jussieu, l’usage de l’amiante sera modifié mais l’institution sera maintenue. En effet, impossible au début des années 80 en France d’imaginer se passer de l’amiante. Les années 80 représentent la spécificité du cas français qui a réussi à maintenir l’institution grâce à un travail de défense institutionnel original. Ce travail du « lobby de l’or blanc » a permis le déploiement d’une nouvelle logique institutionnelle hégémonique : l’usage contrôlé de l’amiante. Contrôlant l’usage de l’amiante pendant près de 10 ans, cette instance a construit un compromis réduisant les contestataires au silence. Silence rompu au début des années 90 avec davantage de succès.

Voir le tableau 9 ci-dessous

Plusieurs questions émergent alors :

- Comment expliquer la contestation qui a marqué le milieu des années 70 ? Dans un contexte de fascination pour l’amiante, l’absence de victimes nombreuses, quels ont été les ressorts de la mobilisation ?

- Une fois la contestation portée médiatiquement, comment les industriels, soutenus par l’Etat, ont-ils réussi à maintenir la pratique ? Quelles ont été les concessions accordées et pourquoi cela a-t-il suffi à faire éteindre toute contestation ?

- Enfin, avec plusieurs années de retard et alors que « l’usage contrôlé de l’amiante » semble faire l’unanimité, quels sont les éléments qui expliquent le retour de la contestation dans les années 90 ? Pourquoi cette fois-ci a-t-elle conduit à la réelle désinstitutionnalisation de l’amiante ?

Tableau 9 : Les grandes phases du processus d’interdiction de l’amiante en France

Première séquence Deuxième séquence Troisième séquence

… - 1970 1970 - 1975 1975-1977 1977-1982 1982-1994 1992-1997 1997- … L’âge d’or L’amiante est le minéral de la reconstruction et devient une pratique institutionnalisée Emergence de quelques questionnements Première crise de l’amiante

Période Transitoire Gestion de l’amiante déléguée au Comité Permanent Amiante Seconde Crise de l’amiante Interdiction (avec dérogations) Mise en place du système de réparation et de désamiantage Internationalisa tion du conflit Questionnements localisés et relatifs aux

conditions de travail

Première phase de

contestation mesure : prise en Premier train de charge du dossier par

les pouvoirs publics

Consensus autour de l’Usage Contrôlé de l’Amiante Rupture du consensus Mobilisation pour l’interdiction Travail institutionnel de préparation des industriels Préparation d’une stratégie de maintien institutionnel

Mobilisation pour une plus grande transparence autour des risques liés à l’amiante

Première remise en cause du mythe

industriel

Concrétisation des stratégies développées

par les industriels

Sortie et démantèlement de la

mobilisation

Mise en œuvre par les industriels d’un travail de maintien institutionnel pour limiter l’ampleur et le domaine Travail de maintien institutionnel Le CPA, organisation originale de collaboration Travail institutionnel de destruction s’appuyant sur une

stratégie juridique originale

[187]