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Le de veloppement d’e quipements de post-re colte de

Quinoa par l’Ipaf Noa

Photo 10 Conception d’un prototype de venteadora (trieuse) de Quinoa dans l’atelier métallurgique Flama, à Palpalá dans la province de Jujuy. Mai 2016

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La photographie ouvrant ce chapitre présente le travail de mise au point d’un prototype de

venteadora, une machine servant à trier les grains de quinoa. Cet artefact est complémentaire

de la trilladora, une autre machine qui vise à battre les grains. Le nettoyage et le tri font partie des opérations de post-récolte qui visent à faire du grain de quinoa un produit consommable et commercialisable. Ces machines ont été développées à l’initiative de l’Ipaf Noa, entre 2009 et 2016. Le travail de conception et de fabrication s’est fait en dehors du cadre du laboratoire de l’Ipaf Noa. Le designer industriel en charge du projet ne se rendait plus à la Posta de Hornillos, le lieudit où se trouvent les bâtiments de l’Ipaf Noa, situé à 80 km au nord de San Salvador de Jujuy, la capitale de la province de Jujuy. En effet, il travaillait tous les jours au sein d’un atelier de métal-mécanique, une petite entreprise familiale de moins de 5 employés, appelé Flama. L’atelier Flama est établi à Palpalá, dans la périphérie industrielle de San Salvador de Jujuy.

Au-delà de la distance géographique qui existe entre cet atelier et son laboratoire, le designer industriel a été confronté à une distance culturelle. Dans un article décrivant les conditions de conception en France, dans de grandes entreprises grenobloises du secteur spatial ou d’outillage, Alain Jeantet évoque la difficile confrontation entre différents « mondes », de la conception et de la fabrication. Il oppose ainsi les lieux de conception et de création de modèles, où l’on entend que les ronflements des ordinateurs, aux lieux de fabrication « où

l’on ne peut qu’être frappé par le martèlement incessant des marteaux-pilons et le chuintement des presses » (Jeantet, 1998 p.298). Dans notre cas d’étude, le designer industriel

a quitté son monde habituel, constitué par son bureau sein de l’Ipaf Noa. Il a créé les modèles des machines de post-récolte de quinoa depuis l’unique bureau de l’atelier Flama, séparé par une vitre du hangar où travaillent les tourneurs et les mécaniciens. Passé la porte du bureau, son environnement n’est pas composé de dossiers et de postes d’ordinateurs, mais de cuves d’huiles et de multiples fours. Il faut dire que l’atelier Flama n’est pas une entreprise de fabrication de machines, mais une forge, créée dans les années 1970 avec comme activité principale la prestation de service en traitements thermiques sur l’acier. Depuis sa création, comme de nombreux ateliers de ce secteur, Flama a largement diversifié ses activités, fabriquant des moules, des pièces diverses, et même une importante gamme de lames de couteaux. Les investissements sont néanmoins demeurés rares, l’outillage de l’atelier est rudimentaire et déjà ancien. Il s’agit donc d’un atelier qui n’est a priori ni expérimenté dans le domaine, ni adapté à la fabrication de machines.

Nous l’avons dit dans le chapitre 2, il existe un historique de collaboration entre des agents de l’Inta et des ateliers de métal-mécanique. Dans le chapitre 3, dans le cas du prototypage d’une

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machine d’assistance aux vendanges, les agents de l’Ipaf Cuyo ont également travaillé en dehors du laboratoire, dans l’atelier d’un amateur de mécanique faisant partie d’une association de développement local. Ce qui est plus étonnant dans le cas que nous traitons ici est le fait que la présence du designer industriel de l’Ipaf ait pu être instituée, durant plusieurs mois voire plusieurs années, de façon à travailler au sein d’un atelier affilié au secteur métallurgique. Des prototypes, mais aussi une petite série de machines y ont été produits. De plus, nous y reviendrons, le designer industriel a joué des rôles importants et divers : il a mené un travail non seulement de modélisateur, mais aussi de formateur, d’enseignant, et de mécanicien. En somme, la présence de cet agent de l’Ipaf au plus près de cet atelier n’a pas visé qu’à élaborer des machines, mais aussi à donner forme à un fabricant, et nous pourrions dire ici, à fabriquer un fabricant.

De telles conditions de développement de machines ne sont pas habituelles pour une institution publique de science et technologie comme l’Inta, comme l’explique l’ingénieure agronome en charge de la coordination du projet :

Ce que fait l’Inta pour un autre secteur productif, c’est que l’Inta conçoit un modèle, puis un brevet, qui est licencié à de grandes entreprises qui se chargent du développement, et qui ont leurs propres centres de développement à l’intérieur des fabriques. L’Inta pense que ce que l’on fait, ce sont les entreprises qui devraient le prendre en charge. Ce que fait [le designer industriel] n’existe pas dans la conception de l’Inta. Ingénieure agronome, Ipaf Noa, juin 2016

Les agents de l’Ipaf Noa justifient cette méthode peu conventionnelle en expliquant qu’il s’agit du moyen qui a été trouvé pour aller au-delà du prototype, et s’assurer que les machines soient effectivement fabriquées et mise à disposition des petits producteurs. En d’autres termes, il s’agit pour l’Ipaf de s’assurer du succès de l’innovation, de faire en sorte qu’elle ne reste pas « des plans dans des placards » mais, pour reprendre la définition proposée par Akrich, Callon et Latour (1988), qu’elle soit sanctionnée positivement par les utilisateurs. Comme l’explique l’ingénieure agronome, cette volonté de s’assurer que la machine parvienne aux agriculteurs constitue même, au milieu des indéterminations sur la méthodologie de travail, l’unique certitude :

Il n’y a rien de déterminé dans ce que nous faisons, sinon d’avoir bien en tête que la technologie que l’on développe est pour les petits producteurs, et que nous sommes responsables non seulement de la concevoir, mais aussi que les gens y accèdent. La

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mission de l’Inta ne s’arrête pas aux prototypes. Ingénieure agronome, Ipaf Noa,

juin 2016

Dans le cas des machines de post-récolte de quinoa, c’est effectivement ce qui s’est produit : un financement issu d’un projet de l’Unité pour le changement rural (Ucar), qui dépend du Ministère de l’agriculture, a permis de financer la fabrication et la mise à disposition de groupes de producteurs de la zone huit couples de machines servant à trier et nettoyer les grains de quinoa. En plus, une série de machines ont été installées dans une micro-usine de création de valeur-ajoutée sur le quinoa, spécialement installée à la Posta de Hornillos, le lieudit où est situé l’Ipaf Noa. Ces machines servent à nettoyer et trier le quinoa, mais aussi à l’empaqueter et l’étiqueter pour en faire un produit commercialisable.

Mais comment cette méthode d’accompagnement à la fabrication de machines s’est-elle établie comme une condition permettant d’assurer « d’aller au-delà du prototype » ?

Revenir sur l’histoire de la conception de ces machines peut nous aider à comprendre la construction progressive des arguments venant justifier les décisions prises par les concepteurs. Comme Madeleine Akrich l’explique (Akrich, 1993b), les concepteurs ont tendance à procéder à une « naturalisation » du travail de construction des mondes dans lequel doivent prendre place les objets techniques. Pourtant, ce que l’on fait apparaitre a posteriori comme une évidence ne l’était que rarement au départ. Ainsi, dans le cas de la fabrication au Nicaragua d’une machine pour former des briquettes à partir de résidu de cannes à sucre (Akrich, 1989), les concepteurs expliquent a posteriori qu’ils ont créé cette machine pour apporter une solution au problème du manque de bois de chauffage au Nicaragua. Or, l’idée de départ était plutôt, dans le cadre d’un programme de transfert de technologie, d’adapter une machine d’origine suédoise, fabricant de briquettes de bois, au contexte nicaraguayen.

Ce chapitre s’ancre donc d’abord dans un étonnement de départ, suscité par l’observation du rôle spécifique du designer industriel, qui était basé à Flama lors de nos deux visites de terrain, en juin 2016 et en décembre 2017. Précisions dès maintenant que nous ne reviendrons sur cette énigme de départ que dans la deuxième section de ce chapitre. Pour commencer, nous présenterons la manière dont s’est imposée et « naturalisée » l’option de travailler sur le quinoa, puis de concevoir des machines de post-récolte (section 1). Enfin, nous reviendrons sur le processus de fabrication au sein d’un atelier de métal-mécanique, en expliquant comment s’est établie la collaboration particulière entre les agents de l’Inta et Flama, qui nous amène à parler de la fabrication d’un fabricant (section 2).

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Section 1 – La construction d’un projet de développement de machines