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Expression et manifestations du fantastique chez Wiesner

II – Au-delà du réel : thèmes, motifs et enjeux wisnériens

2.1. Déploiements de l’imaginaire

2.1.1. Prégnance du fantastique

2.1.1.2. Expression et manifestations du fantastique chez Wiesner

Perturbation du cadre ainsi posé, le fantastique émerge via de multiples procédés – imbrication entre banalité du réel et improbabilité du surnaturel, mise en scène de personnages et mondes extraordinaires, emboîtement des temps et espaces – aboutissant ici à une paisible étrangeté.

a) Banalité du réel, irruption du surnaturel

Marqueur du fantastique, la soudaine irruption de l’étrange dans le réel apparaît caractéristique du genre :

Dans un monde qui est le nôtre, celui que nous connaissons, […] se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier145.

Rationnel et surnaturel s’inscrivent, par suite, dans une dynamique interactive : évolution soudaine du réel vers l’irréel, survenue symétrique de l’étrange dans le monde ordinaire. Ainsi, de triviales grenouilles s’envolent (Mardi), quand de simples légumes confinent au gigantisme (June 29, 1999). L’étonnement s’avère alors d’autant plus fort que la situation de départ apparaît banale : batraciens des plus communs paressant dans

142 Ibid., p. 28. 143 Ibid., p. 16. 144 Ibid., p. 29.

145 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1970,

leur mare, plantation d’ordinaires légumes – navets, brocolis, fèves, panais. À l’inverse, l’étrange vient brusquement s’ingérer dans le monde connu : des extraterrestres atterrissent dans un salon (Monsieur Chat !), un appareil photo révèle un univers secret (Le Monde englouti).

Percussion de l’étrange et du banal qui interroge, par suite, l’interprétation à accorder au propos : si L’Ouragan pose explicitement le caractère imaginaire des jeux enfantins (d’un arbre abattu, deux jeunes garçons créent une jungle, un océan, une lointaine planète)146, l’incertitude demeure en revanche quant aux récits mis en scène dans Le Monde englouti ou Sector 7 : s’agit-il d’un rêve éveillé, ou bien d’une réalité cachée des adultes ? De même, alors que Mardi pose comme véritable l’envol des grenouilles – et, paradoxalement, invraisemblable le témoignage de l’homme affirmant avoir assisté à cette scène – aucun élément ne permet d’expliciter ce phénomène, dont Wiesner indique cependant la récurrence : la semaine suivante, des cochons s’envolent à leur tour.

Fig. 9. June 29, 1999. Irruption de l’irréel dans le quotidien.

b) Mondes extraordinaires, imbrications spatio-temporelles

Mer et espace constituent parallèlement les deux topoï abritant de manière privilégiée des créatures fantastiques, extraterrestres (June 29, 1999) ou hybrides : étoiles de mer mi terrestres mi marines, poissons mécaniques (Le Monde englouti), martiens aux allures de pieuvres (June 29, 1999, Spot).

Ces différents univers présentent en outre la particularité chez Wiesner de se combiner : de minuscules extraterrestres voisinent avec les anémones de mer (Le Monde

englouti), quand Spot fait voyager deux petits martiens dans cinq univers distincts, d’une

station spatiale aux profondeurs marines en passant par un monde félin. De même, le lien entre ciel et mer opère par fusion chromatique : les tonalités de bleu opèrent ainsi une continuité paysagée dans Le Monde englouti, quand Sector 7 use d’une même

146 De même, Chute libre se situe clairement dans le monde onirique, le rêve du héros se trouvant encadré

couleur – un blanc teinté de gris – pour représenter les nuages-poissons flottant dans le ciel et la glace recouvrant les eaux de la baie de Manhattan.

Fig. 10. Le Monde englouti. Créatures hybrides : association d’éléments terrestres et marins.

Autre marqueur du fantastique, la porosité entre espaces et temporalités trouve particulièrement à s’exprimer dans Le Monde englouti, où s’emboîtent présent et passé, monde réel et irréel, univers sous-marin merveilleux et plage ordinaire : jouant de l’insertion d’images dans l’image, Wiesner donne ainsi à voir, sur une même page, le garçon regardant les clichés du monde sous-marin ou des enfants des générations antérieures.

Plus encore, l’imbrication entre mondes constitue le principe même de Spot, où chaque détail génère, par agrandissement, un nouvel univers, l’infiniment petit ouvrant sur l’infiniment grand : un banal morceau de sucre devient astéroïde, quand un simple point de tramage d’un caractère imprimé ouvre sur une ville entière. De même, les métamorphoses du décor – paysage, architecture – dessinent dans Chute libre un jeu permanent oscillant entre transformation et continuité : une couverture devient colline, puis échiquier géant, dont le donjon constitue à son tour un château-fort.

c) Un fantastique non inquiétant

Fantastique, qui, chez Wiesner, écarte l’inquiétude usuellement associée au genre, celui-ci opérant volontiers selon une « poétique de la peur147 » : ainsi que le relève Michel Viegnes,

Certains théoriciens définissent le fantastique à travers l’effet qu’il est censé produire, à savoir la peur, sous toutes ses formes et dans toute sa gradation, de l’angoisse diffuse à l’épouvante148.

Plus encore, il semblerait que « le fantastique exploite la réserve de terreur et d’angoisse qui veille au fond de chaque homme149 ». Cependant, « tout le monde […] n’est pas d’accord sur cette équation entre ‟ fantastique” et ‟anxiogène”150 » : en effet,

L’étrangeté peut certes être inquiétante, mais aussi parfois se révéler exaltante, à tout le moins envoûtante, en dilatant pour nous le potentiel signifiant de l’existence151.

À cet égard, le fantastique se caractérise chez Wiesner par l’aspect paisible des mondes extraordinaires comme des créatures venues d’ailleurs : pieuvres lisant tranquillement leur journal dans Le Monde englouti, caractère inoffensif des extraterrestres dans June, 29, 1999 comme Monsieur Chat !. De même, le héros de Chute

libre s’extirpe-t-il rapidement de la menace du dragon lors de son voyage à travers de

merveilleuses contrées.