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Traumatisme et résilience

5. Exploration théorique

« Je ne sais ni où ni comment naissent les concepts… dans quelle chair sourde. Ce qui est certain, c’est cette histoire de surdité… ou de subtilité. Presque tout mon travail tourne autour de cette écoute et de cette volonté, non sourde quant à elle, de conceptualiser les voies du subtil. Le lieu du subtil, tel est le lieu du monde imaginal et de la métaphysique de l’imagination. C’est dans ce monde de l’entre-deux que le fracas de l’accident est pensé. Subtilité et accident pour dire la qualité événementielle de l’acte de présence à soi et au monde. Faire événement pour être et connaître. L’accident pour dire aussi la concrétude de l’événement de l’âme : l’âme « advient » là où elle a lieu, là où elle connaît l’accident. »

5.1 Introduction

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n arpentant ce laborieux chemin de la résilience, j’ai trébuché à plusieurs reprises sur les nombreux écueils de l’apprentissage. Il aurait été vain d’ap-préhender la réalité de la résilience en me coupant de mon propre chemin de connaissance. À chacune des lectures sur ce thème, c’est une partie de moi-même que je mettais en scène interrogeant les rouages douloureux de la transformation et leur mise en écriture. Les réflexions de Cynthia Fleury (2015) m’ont fourni un oreiller pour y reposer ma tête et entrer dans l’écoute consciente et volontaire de mon souffle 1, dans sa concrétude. Si la philosophe ne fait pas usage du concept de résilience, pour autant elle interroge le lieu du fracas, un lieu de l’entre-deux qui est à la fois genèse de l’événement (l’accident) et dépassement (métaphysique) en ce qu’il amène la personne résiliente dans un autrement à soi et au monde. C’est cette qualité de réflexion qui m’amènera au cours des entretiens à poser la question au proche : aimeriez-vous être la personne que vous avez été avant l’accident ?

Qu’est-ce que la résilience pour celles et ceux qui la côtoient dans leur quotidien professionnel ? Pour reprendre une première définition déjà proposée dans Le vestibule : « La résilience est une propriété du vivant. Elle signifie qu’une agression n’a pas que des effets négatifs sur un organisme. » (Delage in CYRULNIK & DELAGE 2010 p.17) La résilience est donc de l’ordre d’un regard autre comme le montre la revue Développement humain, handicap et changement social qui consacre un numéro entier sous le titre de « Résilience pour voir autrement l’intervention en réadaptation » (RIPPH 2011). Elle initie un changement de paradigme dans la mesure où la résilience nous amène à sortir d’une vision centrée sur la guérison, la réparation pour aller à la découverte des compétences et des ressources de chacun et chacune. En cela, elle s’inscrit dans le mouvement que l’on qualifie de psychologie positive à la suite des écrits de Martin Seligman. Faudrait-il faire usage du terme de mouvance dans la mesure où cette manière d’appréhender la réalité relève autant de l’ordre d’un savoir-faire que d’un savoir-être ? Que cette mouvance, qui dépasse les limites de la psychologie et les englobe, questionne la relation professionnelle entre patient et thérapeute, entre élève et éducateur, entre l’accompagnant et la personne accompagnée. Les ouvrages de Rébecca Shankland (2014) et Jacques Lecomte (2014) offrent un aperçu intéressant de ce que recouvre la psychologie positive comme art de vivre avec soi-même et avec les autres ou comme instrument du changement social 2.

Inutile de préciser que le choix de la résilience comme concept central de mon exploration théorique est directement lié à cette mouvance et que j’ai tenté d’ex-pliciter dans Le vestibule par la question de l’autrement. Si dans ce qui va être

1 En tant que méditant pratiquant et enseignant de Qigong depuis les années 1990, je fais le choix de parler de souffle qui est autant de l’ordre spirituel que corporel. Il faudrait s’interroger sur ce que recouvre la notion d’âme chez Cynthia Fleury qui visiblement est de l’ordre de cet entre-deux. J’aime à penser qu’elle est proche de celle de souffle.

2 Dans cette dernière phrase, les termes en italiques font référence aux intitulés des trois parties de publication dirigée par Jacques Lecomte (2014).

Traumatisme et résilience

développé ci-après, les références sont avant tout psychologiques, je tiens à souligner que la réflexion se doit de nourrir un champ qui est de l’ordre du social et de son action comme travailleur social. Et ce sont les philosophes qui m’ont amené à sortir d’une ap-proche exclusivement clinique. Outre les écrits de Cynthia Fleury, Emmanuel Levinas et Peter Sloterdijk qui ont nourri une certaine vision de ma recherche, Corinne Pelluchon (2009 ; 2011) m’a amené à reconsidérer le concept d’autonomie, tandis que Guillaume Le Blanc (2011 ; 2015) et Fabienne Brugère (2011) m’ont fait réfléchir sur les notions de vulnérabilité, de care et d’empowerment.

5.2 La résilience : naissance d’une approche

5.2.1 Un point d’histoire

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n psychologie, la résilience est : « la capacité de surmonter un traumatisme et/ou de continuer à se construire dans un environnement défavorable. » (TISSERON 2014 p.3) Cette définition consensuelle et qui reflète un emploi commun pose des questions de sens quant aux termes utilisés. Comment appréhender ces capacités ? Sont-elles le fait de qua-lités individuelles ou la conséquence d’un processus ? Dans ce sous-chapitre, je reprends largement les écrits de Serge Tisseron (2014 pp. 4-8) qui s’est inspiré des travaux de Glenn Richardson (RIPPH 2011 pp.35-42) et de son approche historique et épistémologique de l’idée de résilience. Glenn Richardson distingue trois vagues de la résilience retraçant ainsi l’évolution de ce concept initié aux États-Unis dès les années 1950 3.

5.2.1.1 Une première vague

À l’instar de la physique des matériaux qui désigne sous le terme de résilience la propriété d’un solide à reprendre sa forme initiale après avoir subi un choc, les pionniers de la résilience ont attribué à des qualités individuelles la capacité de surmonter un traumatisme et de continuer à se construire dans un environnement défavorable. Emmy Warner à partir d’une observation de 698 enfants de l’archipel d’Hawaï a montré que sur 201 in-dividus dits vulnérables, plus d’un tiers d’entre eux (soit 72) avait évolué favorablement. Cette psychologue américaine sera la première en 1955 à utiliser le mot résilience pour caractériser ces 72 enfants qui, malgré des facteurs de risque élevés à la petite enfance, n’ont connu ni troubles d’apprentissage ni difficultés d’adaptation pour devenir de jeunes adultes épanouis et intégrés.

D’autres chercheurs de cette première vague, tels que Michael Rutter ou Norman Gar-mezy, ont contribué chacun à leur manière à définir les mécanismes de la résilience en identifiant les facteurs de risques et les facteurs de protection. À partir d’une étude sur des enfants grandissant avec des parents diagnostiqués schizophrènes, Garmezy montre que près de 90% connaissent un développement équilibré satisfaisant. Pour ce psycho-logue clinicien, les facteurs de protection sont au nombre de trois : « ceux qui sont

cen-3 Glenn Richardson est professeur au Département de la promotion de la santé et de l’éducation de l’Université d’Utah (USA).

trés sur l’enfant, ceux qui sont liés à la configuration familiale et enfin les facteurs sociaux environnementaux. » (TISSERON 2014 p.20) Dans le cadre de mes entre-tiens ces trois facteurs de protection versus facteurs de risque transparaitront par le biais d’une cartographie concentrique selon trois cercles : le premier centré sur le proche, le second sur la famille et son entourage, le troisième sur son environ-nement social.

Cette première vague a eu le mérite de mettre en avant les capacités de certains individus à faire face dans des situations hostiles amenant à valoriser des traits de caractère communs aux résilients tels que le sens de l’autonomie, une estime de soi satisfaisante et une orientation sociale positive. Mais qu’en est-il des per-sonnes qui ne possèdent pas ces qualités individuelles, sont-elles définitivement condamnées à subir les affres d’un environnement défavorable sans pouvoir être touchées par l’espoir d’un renouveau ? C’est en réaction à cette sélection darwinienne du monde que d’autres chercheurs ont alors proposé d’envisager la résilience autrement : « non plus comme une qualité, mais comme un processus intervenant dans les situations traumatiques et permettant de dépasser celles-ci pour en faire un nouveau départ. » (TISSERON 2014 p.4)

Par ailleurs, la question du point de vue est essentielle, car un même facteur peut être à la fois risque ou protection. J’ose ici citer un exemple de mon itinéraire de vie dans la mesure où il est directement lié à l’obtention d’un Bachelor en travail social. Reprendre des études à près de quarante-cinq ans dans une situation de précarité peut être considéré comme un facteur de risque sur le plan financier (perte de revenu et coûts des études), social (appauvrissement relationnel) et psychologique (épuisement) ou comme un facteur de protection qui, sur le long terme, ouvre de nouvelles portes valorisant le potentiel d’être en le consolidant. À l’instar de la rédaction de ce travail sur le traumatisme et la résilience.

Afin de dépasser cette dichotomie, j’ai trouvé une partie de la réponse dans les réflexions sur la vulnérabilité du philosophe Guillaume le Blanc (2015 p.61) « La problématisation contemporaine de la vulnérabilité, en vigueur dans l’action po-litique, sociale, environnementale et juridique, se trouve à l’intersection de ces deux raisonnements [celui du care et celui de l’empowerment] 4. Elle se distribue selon les deux registres : d’un côté, la dépendance et l’autonomie, c’est-à-dire selon la polarité des capacités et des incapacités, de l’autre les facteurs de risques et les effets pour les contrer. » Ainsi, la vulnérabilité par rapport à la victimologie 5 offre à la résilience un raisonnement qui relève davantage du sociologique que du psychologique, car elle tient compte de certaines situations ou certains facteurs potentiellement catastrophiques plutôt qu’au vécu psychologique des victimes.

4 Je définis les notions de care et d’empowerment à la fin de cette partie consacrée à l’exploration

théorique.

5 La distinction entre victime et vulnérabilité est explicitée au cours des réflexions amenées tout au long de cette exploration théorique. Comprendre que la victime n’est plus acteur de sa vie, donc responsable. Elle n’est plus maître chez elle ; cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne se contrôle pas. La personne vulnérable, en accueillant sa vulnérabilité, en découvrant les effets de la blessure peut en faire quelque chose devenant actrice de son cheminement.

Traumatisme et résilience

5.2.1.2 Une seconde vague

Considérée comme un processus, la résilience peut, sous certaines conditions concerner chacun et chacune. À l’instar du processus du deuil, la construction de la résilience suit des étapes précises. Glenn Richardson développe un modèle de résilience en terme de processus (figure 2).

Le présupposé est que chaque individu vit dans un état relatif d’homéostasie ou zone de confort (RIPPH 2011 p.38). Un événement inhabituel vient bousculer cet état d’équilibre. Il peut s’agir d’un accident personnel ou celui d’un proche, ou encore d’un événement collectif auquel l’individu ne parvient pas à s’adapter en utilisant les facteurs de protec-tion personnels et environnementaux. Il y a alors perturbaprotec-tion de l’équilibre sur le plan biopsychosocial qui induit un effondrement des capacités d’adaptation. De cet état de discontinuité, l’individu sollicite ses propres ressources aussi bien personnelles qu’envi-ronnementales. Le retour à la zone de confort peut être considéré comme du coping (de l’ordre de la pseudorésilience) et non de la résilience proprement dite 6.

« Parallèlement, cette conception de la résilience met l’accent sur l’utilité d’un care giving (souvent traduit en français par tuteur de résilience 7) soutenant le processus de résilience de ceux censés en manquer » (TISSERON 2014 p.4). En tant que travailleur social, la notion

6 Je développerai plus en avant ces notions de coping et de pseudorésilience.

7 De manière générale, j’ai adopté le terme de care-giving lorsqu’il s’agit d’un contexte professionnel, de rési-lience assistée et de tuteur de résirési-lience lorsque le contexte est non professionnel. (Cf. explicitations ci-après) Zone de confort Perturbation /rupture

Resonation

Quickening Adaptation Maîtrise

de soi

Réintégration avec une perte

Evènements de la vie Réintegration résiliente Retour à la zone de confort

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