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An experiment with the human race is not like an experiment upon inanimate objects’

Dépassant la vision traditionnelle romantique de la nature comme mère nourricière ou comme objet d’adoration sensuelle, Shelley offre une vision autrement plus pessimiste, dans laquelle l’homme ne peut admettre pleinement son appartenance et sa soumission au règne naturel que s’il est confronté à des catastrophes qui mettent en danger sa survie même en temps qu’espèce ; qu’il s’agisse de bouleversements climatiques dont il est responsable, ou de l’émergence d’une espèce concurrente.

En mettant en doute la possibilité même d’une alliance scientifique ou cosmopolite entre les hommes pour le bien commun, Shelley dénonce un égoïsme primaire qui ne peut que conduire à l’échec de projets trop ambitieux. Nous verrons (III) qu’elle préfère un modèle politique concentré sur l’action à petite échelle et sur l’intégration à une communauté proche, plutôt que des idéaux désincarnés de ce que doit être « l’Homme ».

Ce qu’Haslanger qualifie de cosmopolitisme apocalyptique constitue également un outil narratif et stylistique adapté à la transmission d’un message politique, visant au décentrement du regard : au lieu de présenter une histoire tournée exclusivement sur les accomplissements humains, Shelley propose une histoire universelle prenant en compte la nature et le règne animal (auquel est réintégré l’homme) comme acteurs principaux :

Shelley’s apocalyptic cosmopolitanism can be seen as a profound, even perverse, reversal of historical progress – running the show in reverse, as it were – but the novel’s dilation on what the world would look like without us begins to offer another kind of history. This history is a universal history in which the subjects in

134 Marx, Karl. Economic and Philosophical Manuscripts. Penguin Books, 1992, p.331. 135 Malthus, quoted in Bloom 118.

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question are not humans, but instead nonhuman animals and plants. In such a universal history, it is not the human species whose capacities unfold (as is the case in Kant, for example), but instead nonhuman species. (Haslanger 673-74)

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II. ‘A mighty and amoral machine’

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: figures de l’apocalypse

écologique

Anne K. Mellor a démontré l’évolution de la pensée écologique de Mary Shelley, comparant les deux versions de Frankenstein. Dans l’édition de 1831, elle relève une tendance à conceptualiser la nature “as a mighty and amoral machine”, en opposition flagrante avec les élans romantiques caractéristiques de la première version. Cette vision semble nourrie par un mouvement de pensée scientifique, qui voit progresser l’idée de la subordination de l’homme à des lois naturelles s’appliquant à l’ensemble du monde animal. Elle constitue également une rupture radicale avec les thèses défendues par Victor Frankenstein, et contre lesquelles l’autrice nourrissait de sérieux doutes. Ce pessimisme se retrouve dans d’autres œuvres de la deuxième période de Shelley, notablement The Last Man et Lodore. Reprenant le rêve de Frankenstein d’éliminer la maladie et la mort par le biais de la science, Adrian, une fois arrivé au pouvoir, se prend à rêver à l’avènement prochain du millénium, observant que

[E]arth will become a Paradise. The energies of man were before directed to the destruction of his species: they now aim at its liberation and preservation. Man cannot repose, and his restless aspirations will now bring forth good instead of evil. The favoured countries of the south will throw off the iron yoke of servitude; poverty will quit us, and with that, sickness. What may not the forces, never before united, of liberty and peace achieve in this dwelling of man? (TLM 286)

En plaçant ce discours dans la bouche d’un personnage infiniment plus sympathique à l’auteur comme au lecteur que Frankenstein, Shelley semble renouer avec la possibilité d’une réforme de cette vision scientifique, masculine, centrée sur la notion de progrès. Pourtant, la suite de l’ouvrage ne fait que déconstruire les espoirs nourris par le jeune philosophe, dont les prédictions scientifiques ne se réalisent pas, tandis que ses opinions politiques sont également discréditées. Idéaliste, s’inscrivant dans la lignée des personnages shelleyens «trop bons pour vivre »137, Adrian finit par se noyer (une mort qui fait écho au destin de Percy, dont il est

largement inspiré), et qui reflète l’incapacité des idéaux de répondre aux défis présentés par l’expansion de l’empire et le développement de l’industrie sans s’appuyer sur une refondation théorique extensive : tant que les dogmes de la raison placent l’homme au sommet de la

136 Mellor, Anne K.

137 Voir à ce sujet l’article de Sager, Diane. ‘I Cannot Rule Myself” : The Pitfalls of Sensibility in Mary

64 hiérarchie des espèces, tant que l’homme, maître de la nature, est vu comme ayant tout pouvoir sur elle, un changement réel est impossible, et la vision d’Adrian n’est qu’une déclinaison balbutiante du modèle de Frankenstein, inspirée par davantage d’humanisme, mais encore loin du radicalisme politique, familial et écologique de Lodore ou Falkner. Deux notions viennent ici incarner la nécessité de la redéfinition du rapport à la science : celle de reproduction d’un côté, et celle de fertilité de l’autre (cet aspect sera davantage développé dans la troisième partie de ce travail). La reproduction correspond à une vision mécaniciste, animalisante de la société humaine ; la polysémie du mot permettant de la rapprocher de la multiplication des biens produits et échangés dans le système industriel du 19e siècle. Nous allons donc voir comment Shelley déconstruit l’idée de la reproduction, en poussant à l’extrême ses conséquences par une expérience de pensée dans The Last Man, et en démontrant le pouvoir de dénaturation de l’homme par un modèle socio-économique qui le considère à son tour comme une ressource exploitable.

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