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A. Laboratoire éducatif

1. Expérimentations et démonstrations

De ce fait, l’œuvre d’Isabelle de Charrière peut être vue comme un laboratoire éducatif dans lequel elle met en œuvre différentes expériences visant à perfectionner sa méthode. Cette démarche s’inscrit dans une tendance générale, motivée par la fascination du XVIIIe siècle pour les modèles d’éducation hors du commun, les enfants sauvages, les jeunes prodiges. En première ligne, l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, traité d’éducation polémique remettant en cause les techniques d’instruction en cours et proposant une éducation négative, basée sur les expériences et les réalisations personnelles de l’élève. Les deux

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enfants fictifs du traité, Emile et Sophie, grandissent en harmonie avec la nature guidés par les recommandations de leur mentor. Rousseau n’est cependant pas un cas isolé, on peut également penser à l’Irmice ou la fille de la Nature de Dulaurens, publié en 1765, qui met en scène une expérience d’isolement. Deux enfants, un garçon et une fille, sont achetés par un riche philosophe qui les enferme dans une cave durant vingt-deux ans pour les observer grandir et s’éduquer de manière totalement autodidacte. Dans La Dispute, comédie de 1744, Marivaux utilisait déjà cette idée d’enfants isolés du monde, ici deux garçons et deux filles, tous séparés, qui se découvrent à la fin de leur adolescence ; le tout étant mis en œuvre par un Prince soucieux d’amuser sa cour en lui proposant d’assister à la naissance de l’amour, et surtout de découvrir « si la première inconstance ou la première infidélité est venue d’un homme ». Derrière cette raison galante, il y a la question de l’éducation affective : si nous grandissons seuls, comment pouvons-nous nous construire sentimentalement et intellectuellement ? Ces expérimentations fictives permettent de remettre en cause le modèle d’éducation en place en proposant une nouvelle réflexion approfondie par Isabelle de Charrière : l’éducation doit-elle forcément être basée sur des leçons et des contraintes, ou bien doit-elle être dirigée selon la nature, dans une semi-liberté laissant une part importante au hasard ?

L’aboutissement de cette recherche est mis en scène par l’auteure dans Sir Walter Finch et son fils William. Trois enfants sont au coeur de cette « expérience » : William, le jeune aristocrate anglais, John et Tom, ses frères de lait avec qui il a été éduqué dans la campagne écossaise. Sir

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Walter, père de William, intègre le rôle de mentor et tente de donner à son fils et à ses pupilles une éducation utile en leur laissant, pourtant, une grande liberté de choix. Il favorise leur vocation, à l’exemple de l’aîné, John, souhaitant devenir architecte et manifestant de grandes capacités intellectuelles. Au contraire, son fils William se caractérise par sa paresse, typiquement aristocratique selon Sir Walter, à tel point que même l’apprentissage de la lecture se révèle être un véritable problème. Après cinq premières années au cours desquelles on l’a laissé dans la plus grande ignorance, William est censé apprendre la lecture, ce qu’il refuse, trouvant cela « trop ennuyeux et trop difficile »1. Après

négociations, l’enfant accepte d’apprendre à lire sous certaines conditions, et Sir Walter se perd quant à lui dans des réflexions sur l’utilité et l’importance de la lecture : « Personne n’est convenu de ne savoir pas lire, presque personne n’a su pourquoi il était bien aisé de savoir lire »2. Malgré l’intérêt d’Isabelle de Charrière pour la lecture,

elle remet en cause la nécessité de ce savoir, poussant plus loin sa réflexion sur l’éducation utile. Les deux enfants, William et John, n’ont pas les mêmes facilités, l’aîné ayant acquis la lecture bien plus rapidement que son frère de lait ; est-il important que l’enfant sache lire s’il ne se destine pas une carrière requérant de savoir lire ? On voit s’esquisser ici la réflexion sur les rapports entre une éducation utilitariste, orientée vers l’acquisition de savoirs techniques, et une éducation « humaniste » favorisant ce que nous appellerions une « culture générale ».

1 OC, Tome IX, p.539. 2 OC, Tome IX, p.540.

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Isabelle de Charrière soulève une autre question dans les Finch : dans quelle mesure la classe sociale et le lieu de naissance influent-ils sur l’éducation et l’avenir de l’enfant ? John, par exemple, devient architecte alors qu’il est fils de paysan ; Tom, son frère cadet, suit William à l’Université de Cambridge, mais devient libertin et échoue malgré ses capacités intellectuelles. Issus du même milieu, de la même famille, ils prennent toutefois des directions opposés. De même, dans les Lettres trouvées dans des portefeuilles d’émigrés, Isabelle de Charrière propose une autre expérience :

« Qu’on prit deux enfans, deux jumeaux se ressemblant sur tous les points, qu’on élevât l’un à Lone-Castle, l’autre au Palais Royal, on aurait beau leur donner les mêmes livres & les mêmes instructions, ils deviendront je pense des hommes tout à fait différens, & cela sans que l’un ou l’autre vit le monde autrement que par la fenêtre »1.

Par cet exemple, elle tente de démontrer l’influence de différents critères dans l’éducation de l’enfant : localisation, classe sociale,… autant d’éléments qui jouent également un rôle dans la formation de l’individu. Les systèmes et méthodes sont donc inefficaces selon cette expérience, puisque des facteurs extérieurs sont également à prendre en compte. Toutes ces suppositions reflètent la perpétuelle réflexion d’Isabelle de Charrière sur le sujet de l’éducation et de la réalisation de celle-ci. A l’instar de Rousseau, elle s’interroge sur les conséquences

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d’une méthode plus libre, ainsi que sur l’éducation selon le genre et la classe sociale.