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Expérimentations aléatoires versus expériences naturelles

En fait, dans leur livre, Cahuc et Zylberberg se montrent fort habiles à manipuler la notion de

« méthode expérimentale ». Dans le but de recueillir les puissants bénéfices réputationnels que produit

l’ identification aux sciences exactes, ils mettent, dans un premier temps, en avant les expérimenta-tions de type Moving to Opportunity, Perry Preschool Program ou encore les travaux du Poverty Action Lab qui se fondent sur une méthodologie très proche de celle des médecins. Cependant, du fait même que ces études sont fort rares, comme nous l’ avons déjà souligné, et qu’ elles portent sur des objets très spécifiques, plutôt de nature sociologique qu’ éco-nomique, ils sont conduits, dans la suite du texte, à prendre appui sur des études empiriques d’ une autre nature, en les assimilant aux premières, toutes mises également dans un grand sac nommé la « méthode expérimentale ».

Par exemple, dans le chapitre III consacré à la finance, nos deux auteurs s’ intéressent à l’ impact des politiques visant à subventionner certains cré-dits. Pour ce faire, ils font référence à un article qui a examiné l’ évolution comparée des entreprises subventionnées (le groupe test) et des entreprises non subventionnées (le groupe témoin), à partir du moment où la politique de subvention a été stoppée, pour mesurer l’ impact de la subvention. Or le propre de ces situations «  naturelles  », par opposition à celles construites par le chercheur, est que rien n’ assure a priori l’ homogénéité du groupe témoin et du groupe testé puisque les groupes sont impo-sés par la situation elle-même. Il s’ ensuit qu’ il n’ est plus possible d’ affirmer que la différence d’ évolution a pour origine le seul facteur considéré, en l’ espèce la subvention. Ainsi, si l’ on observe plus de disparitions d’ entreprises chez celles ayant eu accès aux cré-dits subventionnés, on ne peut plus en déduire que cela est dû aux crédits subventionnés eux-mêmes,

par exemple parce qu’ ils favoriseraient une gestion plus laxiste. D’ autres interprétations deviennent possibles qui font valoir que l’ accès à la subven-tion sélecsubven-tionne certains critères spécifiques, par exemple une taille d’ entreprise plus petite ou une masse salariale plus grande, qui expliquent l’ évo-lution observée. En conséquence, la différence de comportement entre les deux groupes ne tient pas nécessairement à la variable observée, la subven-tion, mais peut avoir pour origine un facteur externe caché, comme la taille ou la masse salariale. C’ est précisément pour répondre à cette objection qu’ a été développée l’ expérimentation aléatoire.

Pourtant la quasi-totalité des travaux cités dans le livre sont de cette nature  ; ce qu’ on appellera désormais des « expériences naturelles ». C’ est vrai en particulier de l’ article de Chemin et Wasmer qui occupe une si grande place dans l’ argumentation que proposent Cahuc et Zylberberg pour démontrer l’ inefficacité des trente cinq heures. Cet article ana-lyse l’ impact de la diminution de la durée du travail en comparant la France avec l’ Alsace. On se repor-tera au chapitre d’ Anne Eydoux dans le présent livre pour une présentation exhaustive. Le problème avec cette expérience naturelle, comme avec toute expé-rience naturelle, tient au fait que la situation alsa-cienne a été imposée au chercheur et qu’ en consé-quence, il faut pouvoir justifier qu’ Alsace et France sont des échantillons homogènes. Or l’ existence d’ une forte proportion de travailleurs frontaliers en Alsace introduit un effet spécifique qui brise l’ homo-généité et rend plus difficile l’ interprétation des résultats. C’ est précisément le but de l’ échantillon-nage aléatoire dans les expérimentations du même

nom que de faire en sorte que le groupe testé et le groupe de contrôle soient comparables. On com-prend, par cet exemple, combien expérimentation aléatoire et expérience naturelle sont deux choses qui ne sauraient être confondues.

Qu’ on nous comprenne bien, nous ne sommes opposés ni aux expérimentations aléatoires, ni aux expériences naturelles. Il faut au contraire les encou-rager car chacune apporte une certaine quantité d’ informations. Mais il n’ est cependant pas pos-sible de soutenir qu’ elles apportent des vérités com-parables à celle des sciences expérimentales, des vérités si puissamment validées qu’ elles rendraient désormais tout débat inutile. C’ est là une vision très naïve de la réalité économique. Considérer que, sur la base de tels travaux, l’ économie serait deve-nue une science expérimentale, relève de l’ arnaque.

Notons d’ ailleurs que le terme même de méthode expérimentale ne convient pas lorsqu’ on parle de travaux qui s’ intéressent aux données macroécono-miques. Il s’ agit alors bien plutôt d’ observations his-toriques. Mais c’ est ce que de tout temps les écono-mistes ont fait ! Examiner les données pour valider telle ou telle théorie a toujours été au cœur de l’ éco-nomie. C’ est en particulier ce que fait l’ économétrie depuis les années 1930. En fait, je ne suis pas capable de savoir si Cahuc et Zylberberg manipulent sciem-ment leurs définitions pour pouvoir se dire scienti-fiques et se débarrasser de leurs adversaires ou bien s’ ils maîtrisent si mal le concept d’ expérimentation qu’ en toute bonne foi, ils assimilent les diverses variétés de travaux empiriques à la « méthode expé-rimentale », sans en comprendre ni les différences, ni leurs enjeux : expérimentations aléatoires,

expé-riences naturelles et travaux économétriques sur données historiques sont des procédures qu’ il faut savoir distinguer.

Des arguments sans rapport avec