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35« Sans exceptions ni réserve quelconques » Absence des hommes et pouvoir des femmes à Québec au xviiie siècle

Absence des hommes et pouvoir des femmes à Québec au xviii e siècle

35« Sans exceptions ni réserve quelconques » Absence des hommes et pouvoir des femmes à Québec au xviiie siècle

En combinant ces mentions à l’observation fine de la chronologie, on peut conclure avec assez d’assurance qu’une épouse agit alors en vertu de la procuration dont nous disposons.

Cela dit, on note parfois un délai très long entre la date de la procuration et sa mise en œuvre. Pour plusieurs procuratrices, les gestes posés le sont des mois, et même des années, après qu’elles furent devenues détentrices du pouvoir. Lorsque Françoise Plassant agit en tant que procuratrice, il y a 12 ans que celle-ci a obtenu pouvoir de son époux, le marchand-négociant Nicolas Mayeux 50. Ce cas est remarquable par l’intervalle entre la procuration et la mise en œuvre, mais il n’est pas unique. Ce type de délai entre la procuration et la mise en œuvre peut s’expli- quer de deux manières : soit les procurations, qui sont à durée indéterminée, durent vraiment très longtemps dans certains cas, soit (et cela paraît plus plausible) il manque des procurations qui viennent, épisodiquement, confirmer le pouvoir dont est investie la procuratrice. Ces réserves étant faites, voyons concrètement de quelle manière et avec quelle ampleur les procuratrices mettent en œuvre les procurations dont elles sont investies.

Des procuratrices sans procurations et des procurations sans procuratrices

Il appert que les 195 procuratrices retenues correspondent à 235 actes de procuration. Or, 70,6 % (soit 166) des 235 procurations ne sont, tout simplement, pas « mises en œuvre ». Ce sont les procuratrices « inactives », du moins en regard des sources consultées. Ces procurations ne donnent lieu à aucun acte notarié ni à une présence en justice au nom du mandant. Cette inactivité ne signifie pas que la procuration n’a aucune utilité, mais du moins qu’aucune trace de son utilisation ne peut être retrouvée dans les archives. Les actions qu’elles posent au nom du mandant ne nécessitent probablement pas des formalités de cette ampleur. Par ailleurs, 30 % procurations (69) sont mises en œuvre, selon des modalités et un rythme très variables. Ce sont 191 mises en œuvre qui sont associées à ces 69 procurations. Cela représente donc une moyenne de 2,8 mises en œuvre par procuration utilisée, soit entre une et une vingtaine d’actions selon les cas. Toutefois, 36 procurations sur 69 (donc plus de 50 %) ne sont mises en œuvre qu’une seule fois 51. À première vue, ces résultats peuvent s’avérer plutôt décevants pour

50. BANQ, notaire F. de Lacetière, procuration de Nicolas Mayeux à Françoise Plassant (27 octobre 1721) et notaire N. Boisseau, quittance de Françoise Plassant, épouse actuelle de Nicolas Mayeux… (12 octobre 1733).

51. C’est la seigneuresse Angélique Renaud d’Avene de Méloizes qui fait figure d’exception avec une vingtaine de mises en œuvre, essentiellement pour concéder des censives dans la seigneurie de son époux, Michel-Jean-Hugues Péan de Livaudière.

observer l’activité économique des femmes mariées, l’un des objectifs initiaux de cette recherche.

En revanche, il faut rappeler que les procurations dont nous disposons ne sont peut-être que la pointe de l’iceberg. Ces actes, souvent jugés « moins importants », souffriraient, selon l’historien-notaire Jean-Paul Poisson, d’un déficit d’enregistrement et de conservation 52. On peut imaginer que certaines procurations ont été passées sous seing privé et que d’autres n’ont pas été conservées par les notaires lorsqu’elles devenaient désuètes. Cette précision archivistique prend toute son importance dans la mesure où nous repérons dans les greffes de notaires un grand nombre d’occurrences mettant en scène des femmes qui agissent clairement en tant que fondées de pouvoir d’une autre personne, souvent encore leur mari, actions pour lesquelles on ne possède cependant pas d’acte de procuration qui viendrait les légitimer.

En clair, les procuratrices que nous avons pu identifier grâce à des actes formels de procuration mettent peu en œuvre leur pouvoir. À l’inverse, il existe plusieurs dizaines, voire centaines, de mises en œuvre par d’autres procuratrices, tout aussi légitimes, mais pour lesquelles aucune procuration n’a pu être retracée. Par exemple, nous savons qu’Anne Legras est procuratrice de son beau- frère en 1745, mais qu’elle n’agit pas en son nom (pas de « mise en œuvre »). Quelques années plus tard, on la voit passer plusieurs actes notariés comme procuratrice de son mari. Pourtant, on ne retrouve aucune procuration de celui-ci à son endroit. Si l’on peut imaginer que certaines procuratrices soient « illégitimes », les probabilités sont grandes que ces actes aient existé, mais qu’ils n’aient pas été conservés ou enregistrés. Faute de temps et d’espace, nous n’aborderons pas ici ce second corpus de procura- trices, nous limitant à l’analyse des gestes posés par les procuratrices authentifiées et qui peuvent être associés aux procurations que nous avons recensées.

Des gestes concrets : quelques constats

L’analyse de ces mises en œuvre révèle que l’activité est particulièrement visible chez les femmes qui appartiennent à deux groupes socioprofessionnels : la bourgeoisie marchande et le groupe seigneurial, deux domaines qui nécessitent, il va sans dire, assez fréquemment le recours à un notaire. Cela ne doit pas nous étonner puisque ces groupes, en particulier la bourgeoisie marchande, sont ceux qui ont le plus souvent recours à la procuration. En effet, près de la moitié des procuratrices de notre corpus appartiennent à une bourgeoisie au sens large du terme 53 (en témoignent les rubriques transactions financières/ commerciales et gestion seigneuriale du tableau 1). Pour ces femmes, dont les maris sont seigneurs ou marchands,

52. Supra, note 31.

les activités nécessitent impérativement des transactions notariées, souvent nombreuses. Les épouses d’artisans, qui représentent moins de 20 % de l’ensemble des pro- curatrices, s’avèrent aussi très certainement d’essentielles auxiliaires de leurs époux absents; cependant les actions qu’elles posent au quotidien ne donnent pas nécessaire- ment lieu à des transactions notariées. La procuration peut toutefois jouer un important rôle dans la légitima- tion des gestes posés par des épouses momentanément délaissées.

Les procédures judiciaires sont, quant à elles, peu nombreuses, même en considérant que seule la décennie 1750-1760 a fait l’objet de vérifications. D’ailleurs, c’est un petit groupe de femmes (7) qui cumulent ces 23 présences en justice. Ici encore, ce sont souvent des marchandes ou des seigneuresses. C’est entre autres le cas de Marie-Françoise Viennay-Pachot qui reçoit procura- tion, en 1731, de son époux, le seigneur de Bellechasse Nicolas Blaise de Rigauville, lequel s’apprête à prendre le commandement du fort Niagara 54. En son nom, elle devra administrer la seigneurie, incluant la représentation de son mari dans un procès l’opposant au seigneur voisin (Couillard) pour un litige concernant les bornes de leur propriété 55. Geneviève Guillimin est, pour sa part, procuratrice de son époux, l’officier et grand prévôt de la Nouvelle-France, Charles Duplessis de Morampont. En 1753, il la mandate « pour administrer ses affaires pendant son voyage en France 56 ». La procuratrice devra

54. BANQ, notaire H. Hiché, procuration de Nicolas Blaise de Rigauville à Marie-Françoise Viennay-Pachot, son épouse (28 mai 1731).

55. BANQ-Québec, entre autres : TP1,S28,P17956, registre no 41

des arrêts, jugements et délibérations du Conseil supérieur. Arrêt qui reçoit Louis Couillard, partie intervenante dans la cause entre Marie-Françoise Viennay-Pachot, épouse et procuratrice de Nicolas des Bergères de Rigauville, lieutenant, commandant au fort de Niagara, et Jean-Baptiste Couillard de Lespinay, seigneur en partie de la Rivière-du-Sud. 56. BANQ, notaire N. Boisseau, procuration de Charles Duplessis

de Morampont à Geneviève Guillimin, son épouse (18 mai 1744).

répondre à plusieurs créanciers de son mari qui l’amè- neront en justice pendant cette période 57. Au retour de son mari, elle obtiendra d’ailleurs la séparation de biens pour reprendre « la poursuite de ses droits 58 ». Il y a tout lieu de croire que dans ce couple, comme dans plusieurs autres, l’épouse est plus habile en affaires que son mari, donnant raison à Charlevoix.

Contrairement au milieu socioprofessionnel, il ne semble pas y avoir de corrélation entre la durée de l’absence (lorsqu’elle est connue) et la propension à mettre en œuvre la procuration. Certaines procuratrices, que l’on sait délaissées par leur mari durant de très longues périodes (des années), n’ont laissé aucune trace d’activité dans les archives notariales. C’est le cas de Louise Cartier, dont la procuration stipule clairement que son mari est sur le point de partir « pour plusieurs années » prendre le commandement d’un fort des Pays-d'en-Haut 59.

Enfin, signalons que le contexte des années suivant la Conquête est particulièrement propice à la mise en œuvre du pouvoir féminin. Alors que l’époux est en France pour préparer la venue de la famille, l’épouse demeure généralement au Canada pour liquider les biens. L’exemple de la procuratrice Marie-Josèphe Bailly illustre très bien ce type de stratégie. Munie d’une procuration

57. BANQ-Québec, notamment : TL1,S11,SS1,D107,P210, Cause entre Antoine Lemaître Lamorille, négociant, demandeur, comparant par maître Saillant, notaire; et Geneviève-Élisabeth Guillemin, épouse et procuratrice de Charles Duplessis de Morampont (Demorampont), grand prévôt de la Nouvelle-France, défenderesse, comparant par l’huissier Breton, il est ordonné que ladite défenderesse soit condamnée à payer audit demandeur la somme de 1000 livres et les intérêts, portée par un billet du 14 octobre 1755, ainsi que les dépens liquidés à 5 livres et 5 sols. Pièce provenant du registre 107 de la Prévôté de Québec.

58. BANQ-Québec, TL1,S11,SS1,D108,P813, cause entre dame Geneviève-Élizabeth Guillemin, épouse du sieur Charles Duplessis de Morampont, grand prévôt de la Maréchaussée, autorisée à la poursuite de ses droits, renonçant à sa com- munauté avec son dit époux par acte du 12 novembre 1757, demanderesse en séparation de biens, et ledit sieur Duplessis, absent (3 juillet 1758).

59. BANQ, notaire J.-C. Panet, procuration de Charles-René de Couagne, négociant, à Louise Cartier, son épouse, de la ville de Québec (28 mai 1745). Transactions financières/ commerciales Gestion seigneuriale Transactions foncières/ immobilières Procédures judiciaires Succession/ famille Autre/nature incertaine Total 49 43 42 23 11 23 191

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