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CHAPITRE 2 : CONTEXTE TÉLÉVISUEL SUD-CORÉEN

2.2 SUPERTEXTE

2.2.3 Excès télévisuel et supertexte

Après avoir étudié le supertexte sur le plan narratif, intéressons-nous maintenant à sa nature essentiellement télévisuelle et à son ancrage dans le médium. Le concept de « televisuality », développé par John Caldwell dans son ouvrage éponyme en 1995, nous permettra d’exposer certaines caractéristiques stylistiques propres aux produits télévisuels, que nous mettrons ensuite en parallèle avec le supertexte. Selon Caldwell, à partir des années 1980, la télévision a développé une esthétique de l’excès. Il attribue ce basculement à la convergence d’une multitude de changements « in the industry’s mode of production, in programming practice, in the audience and its expectations, and in an economic crisis in network television. » (1995, p. 5) L’auteur énumère six principes qui caractérisent l’avènement de la « televisuality » : le style en tant que performance active ; l’inversion de la structure hollywoodienne classique selon laquelle le style devait servir la narration ; les émissions de télévision comme produits industriels ; l’influence des stratégies de programmation sur la détermination du style ; l’évolution des attentes et des pratiques du public ; et la menace des chaînes câblées dans un contexte de crise économique.

On peut ainsi constater que les racines de la « televisuality » sont profondément ancrées dans le contexte sociohistorique étatsunien des années 1980. Il est donc impossible d’appliquer directement la notion de « televisuality » telle que la conçoit Caldwell aux émissions sud-coréennes, puisque le contexte de développement de la télévision est radicalement différent. Or, le supertexte dans les émissions de variété est-asiatiques pourrait être vu comme une manifestation spécifique au contexte est-asiatique de cet excès stylistique. Plusieurs idées élaborées dans le livre de Caldwell, lorsque extraites de leur contexte, présentent des liens avec le supertexte tel qu’il apparaît dans les télé-réalités sud-coréennes. C’est notamment le cas des deux premiers principes de la « televisuality » cités plus haut : la notion de performance « stylisante » ainsi que l’inversion structurelle entre le style et la narration.

Caldwell décrit d’abord la « televisuality » comme « a stylizing performance – an exhibitionism that utilize[s] many different looks » (idem, il souligne). Il prend notamment en exemple l’évolution constante du style visuel et des graphiques de l’émission Entertainment

Tonight, qu’il qualifie de « digital packaging ». (ibid., p. 6) « Conceived of as a presentational attitude, a display of knowing exhibitionism, any one of many specific visual looks and

stylizations could be marshaled for the spectacle. The process of stylization rather than style – an activity rather than a static look – was the factor that defined televisual exhibitionism. » (ibid., p. 5, il souligne) En transférant cette description au contexte de la télévision sud- coréenne, on s’aperçoit qu’elle peut aisément être appliquée au supertexte : cet « emballage numérique » ajouté au montage, composé de textes animés changeant constamment de forme et de couleur, n’est pas un style statique mais bien une « stylisation » active et constante dans une attitude « présentative ». De plus, la notion d’ « exhibitionnisme », déjà souvent associée à la télé-réalité, est d’autant plus forte en présence du supertexte, qui prétend souvent nous présenter les sentiments et les pensées des participant-e-s.

Le deuxième des principes de la « televisuality » énumérés par Caldwell est l’inversion structurelle. Selon lui, la hiérarchie entre la forme et le contenu, privilégiant précédemment ce dernier, s’est vue inversée à l’avènement de la « televisuality ». Le style abandonnait sa fonction de soutien du récit pour se présenter à l’avant-plan : « Stylistic flourishes had typically been contained through narrative motivation in classical Hollywood film and television. In many shows by the mid-1980s however, style was no longer a bracketed flourish, but was the text of the show. » (ibid., p. 6, il souligne) Dans le cas qui nous intéresse, ces propriétés peuvent encore une fois être attribuées au supertexte, qui fait part intégrante du contenu, participe activement à la narration et occupe constamment l’avant-plan, tant sur le plan narratif que visuel.

Cette idée d’élever le style au même niveau que le récit nous amène à l’analyse que fait Caldwell d’un genre télévisuel a priori complètement différent de la télé-réalité : les mini- séries historiques épiques. Le point commun entre ces mini-séries et les télé-réalités sud- coréennes réside dans leur façon de montrer les évènements non pas comme la présentation d’un récit, mais comme « a specific and overt display and performance of discursive activity. » (ibid., p. 189) En effet, en analysant War and Remembrance, Caldwell remarque que

Unlike traditional novels or film, the epic miniseries tends to wear its structural patterns on its sleeve; it leads with and privileges graphic arrays of character relations, and it flags the viewer with overt markers of discourse, rather than concealing its marks of enunciation. (ibid., p. 190, nous soulignons)

Ainsi, de la même façon que le fait le supertexte dans les télé-réalités sud-coréennes, la mini- série historique présente les informations « factuelles » de façon textuelle, là où une série dramatique classique communiquerait ces informations de façon beaucoup moins directe, par le biais du récit. S’y accumulent alors « multiple narrative impulses, competing visual signs, and cultural determinations » (ibid., p. 189), superposant des couches d’information subjectives par-dessus l’image.

Le rapprochement fondamental entre les deux genres tient à leur rapport à la réalité : ils représentent tous deux des évènements « réels » (issus d’un passé plus ou moins lointain) restructurés en arcs narratifs afin de les rendre plus intelligibles pour le public. Selon Caldwell, en exposant la structuration du récit via l’abondance d’informations textuelles, ces émissions cherchent à afficher leur complexité de façon ostentatoire de façon à établir une relation d’autorité sur le public :

Television exploits and announces its ability to convolute story with excessive visual style and to complicate telling with self-conscious displays and utterances. This form of self-aggrandizing announcement – that television can do very complicated things – is really a nomination of authority. (ibid., p. 191, il souligne)

Une fois cette relation d’autorité établie – « ces évènements sont complexes mais nous les connaissons mieux que vous, alors laissez-nous vous les expliquer » – le public s’en remet à la télévision pour lui raconter ce qui s’est passé.

Le pouvoir de ces émissions en est alors amplifié :

Clearly, the brokerage of authority is a cultural and political issue of fundamental consequence. The means by which aesthetic authority is granted is arguably one key to cultural hegemony. […] televisual exhibitionism in the primetime miniseries suggests and encourages collective legitimation. (Caldwell 1995, p. 191, il souligne)

Le résultat de « légitimation collective » fait écho aux conclusions tirées par Laura Brown (2005) ainsi que par DeRose et al. (2003) évoquées plus haut : Brown observait que les stéréotypes à la télévision tiraient leur force de leur dimension consensuelle, tandis que

DeRose et al. expliquaient que le supertexte s’assurait l’adhésion du public en l’invitant à rejoindre un « chœur comique » qui renforçait les normes hégémoniques.

Caldwell voyait a priori un potentiel contre-hégémonique dans ce « heterogeneous and dense flow of epic televisuality » (1995, p. 191), mais les annotations visuelles étouffent selon lui ce potentiel : « the stylistic density of the event spectacle actually overdetermines the text. As a result of endless structuration and manufactured artifice, the speaking and presenting presence becomes stronger and more credible within the dense play of televisual style that the miniseries marshals. » (idem) Ainsi, bien que le supertexte amène une hétérogénéité sur le plan de la forme, il consolide à l’inverse l’homogénéité idéologique de fond.