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USAGES DES RÉCITS CHEVALERESQUES ENTRE 1600 ET 1750

Où sommes-nous. qui sont-ils. nous sommes à Camaalot pendant les fêtes du Nouvel An. il y a le roi Arthur Guenièvre sa femme Gauvain son neveu Keu son sénéchal et tous les chevaliers de la Table Ronde que vous ne pouvez pas voir tous ici pour des raisons d’économie. […] voilà qui ils sont. maintenant où va-t-on. eh bien il faut d’abord savoir d’où l’on vient. je me ferai un plaisir de vous le dire.

Florence Delay et Jacques Roubaud, Graal Théâtre, Paris, Gallimard, 1977,

CHAPITRE III

QUEST-CE QUUN RÉCIT CHEVALERESQUE ?

L’étude de la Guide de l’histoire de France de Charles Sorel nous l’a montré : le Moyen Âge n’existe pas à l’âge classique. Ni le terme, ni la période qu’il recouvre ne sont des objets disponibles pour l’écriture. Pourtant, le passé médiéval est bel et bien écrit, représenté, mis en récits et en images, et ces opérations sont riches d’enjeux aussi bien esthétiques qu’éthiques et idéologiques. Comment étudier ces appropriations sans imposer à l’âge classique une conception du Moyen Âge forgée après-coup ? Le refus de cet anachronisme sera mon point de départ pour construire l’objet que j’appelle « les récits chevaleresques ». Celui-ci fonde la présente étude et offre un moyen de résoudre les problèmes posés par la notion de Moyen Âge tout en remplissant le même rôle fonctionnel, celui d’un point d’entrée pour observer des visions d’un passé aux enjeux complexes.

De la fin du Moyen Âge à l’âge classique, les « récits chevaleresques » ont été construits par des pratiques – pratiques éditoriales, pratiques de classement et lectures critiques – qui ont constitué un corpus cohérent et l’ont investi de valeurs. L’étude de ces pratiques doit permettre de définir les contours d’un corpus, d’en explorer les frontières, et d’avoir un premier aperçu des débats dont il est l’enjeu ou le support. Les récits chevaleresques apparaissent alors comme un fait historique, me permettant d’éviter les problèmes traditionnellement posés aux études de réception. Je chercherai donc dans ce premier chapitre à définir mon objet d’étude avant de m’attacher, dans le chapitre suivant, à mesurer sa présence et sa diffusion à l’âge classique en repérant non seulement des continuités, mais aussi des lieux de dynamisme et de renouveau de la tradition chevaleresque. Enfin, un dernier chapitre donnera un aperçu chronologique des usages des récits chevaleresques entre 1600 et 1750 en étudiant les valeurs éthiques et esthétiques dont ils investissent la chevalerie, le rapport au temps qu’ils construisent et leurs enjeux politiques.

I. LE MOYEN ÂGE ET SA LITTÉRATURE

Le Moyen Âge n’existe pas

La notion de Moyen Âge n’a rien d’évident au XVIIe siècle. L’expression est peu utilisée, parce qu’elle recouvre une conception du passé médiéval comme période intermédiaire qui ne correspond ni à la quête de légitimité de la monarchie ni à la démarche des écrivains en langue française. La

recherche des occurrences du terme « Moyen Âge » dans les dictionnaires du XVIIe siècle1 confirme ces conclusions. On ne la trouve que dans les articles consacrés à l’adjectif « moyen ». Ainsi dans le

dictionnaire de Furetière : « On dit qu’un autheur est du moyen âge pour dire qu’il n’est ni ancien ni

nouveau ». Le sens donné à l’expression est plus précis dans le Dictionnaire de l’Académie – « On

appelle, Autheurs du moyen âge, les Autheurs qui ont écrit depuis la décadence de l’Empire romain

jusque vers le dixiesme siècle, ou environ »mais il semble plutôt désigner les auteurs de la latinité tardive. C’est aussi en ce sens qu’on le trouve parfois pour introduire des exemples chez Ménage,

comme dans l’article « prouesse » de l’édition de 1694 de son Dictionnaire étymologique ou Origines

de la langue française : « Les Ecrivains du moyen âge ont appelé les prouesses probitates. Guillaume le Breton dans sa Philippide, livre I. page 228. Tot bene gesta domus, tot militiæ probitates ». On peut

repérer le même type d’usages dans le Dictionnaire de Furetière, ainsi dans l’article « consul » : « le

nom de Consul est demeuré à des Juges de la Marine, lequel chez les Auteurs du moyen âge signifie

un Juge ordinaire ». Le terme est donc utilisé dans ces dictionnaires exclusivement pour désigner des auteurs, dans le cadre d’une périodisation linguistique ou culturelle2, et recouvre une période mal définie. L’étude lexicologique ne permet pas d’assigner au terme « Moyen Âge » tel qu’il est utilisé à l’âge classique un sens stable, encore moins d’en faire le nom de la période féodale qui nous intéresse.

L’expression « moyen âge », ou en latin medium aevum ou media aetas3, est utilisée dès le XIVe

siècle pour désigner une période historique et son usage se développe au XVIesiècle avec la diffusion

de la tripartition de l’histoire proposée par Vasari. Mais elle est quasiment abandonnée au XVIIe siècle. Si l’on en trouve encore quelques occurrences en latin, le terme français ne semble pas stabilisé et recouvre des significations variables. Jürgen Voss, dans son important travail sur le Moyen Âge dans la pensée historique française4 donne un relevé exhaustif des occurrences de l’expression « Moyen Âge » et d’un certain nombre d’expressions concurrentes, françaises et latines, renvoyant à la même idée de période intermédiaire. Il accorde une attention particulière aux occurrences du mot qui entrent en collocation avec le terme « histoire ». Ce relevé lui permet de remarquer que le sens de l’expression n’est pas stable et qu’elle peut désigner des périodes différentes. Ses occurrences sont rares, plus rares

1 Recherche facilitée par la base de données des dictionnaires du XVIIe siècle fournie par les Classiques Garnier numériques : http://www.classiques-garnier.com./numerique-bases/

2 J. Voss (Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs. Münich, 1972) remarque que la tripartition de l’histoire s’impose plus rapidement pour ce qu’il appelle « l’histoire culturelle » que pour l’histoire politique ou religieuse.

3 Nathan Edelman consacre un chapitre à l’histoire de l’expression (Attitudes of Seventeenth-Century France toward the Middle Ages, éd. cit., p. 1-22.), dans lequel il recense ses nombreux antécédents latins : media tempestas (1469), media aetas (1518), media antiquitas (1519), media tempora (1531), medium tempus (1534),

medium aevum (1604), intermedia tempora (1620), medium seculum et media secula (1625), inter media aetas

(1639). Il note cependant que dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les formules medium aevum et media aetas

prédominent.

4 J. Voss, op. cit. Pour un résumé en français des conclusions de ce travail, on pourra voir J. Voss, « Le problème du Moyen Âge dans la pensée historique en France (XVIe-XIXe siècles) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 24, 1977, p. 324-326.

que chez les érudits allemands de la même période5, et témoignent de la faible implantation de la tripartition de la matière historique. L’histoire nationale privilégie le classement par dynastie, comme nous l’avons vu avec Sorel, et l’histoire de l’Église le découpage en siècles6. Pour les érudits du XVIIe

siècle, la notion de Moyen Âge reste donc à inventer7. Il semble que l’expression ait connu un nouvel

essor dans les dernières années du XVIIe siècle. Dans les décennies 1670 et 1680, plusieurs ouvrages

historiques l’utilisent dans leurs titres8. Puis la conception de la période comme époque intermédiaire

se développe au cours du XVIIIe siècle.

Ces quelques considérations lexicologiques suffisent à montrer le risque qu’il y a à étudier la réception du « Moyen Âge » au XVIIe siècle. La notion de Moyen Âge étant presque entièrement étrangère à cette période, une telle démarche conduirait nécessairement à plaquer sur celle-ci une conception anachronique du Moyen Âge. Ce n’est pas seulement une affaire de mots : parmi les formes concurrentes utilisées par les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles pour parler de ce que nous appelons le Moyen Âge, aucune ne recouvre une idée comparable. Edelman relève ainsi des noms de peuples – gaulois, franc, mais surtout gothique, auquel il accorde une longue analyse – ou des noms de

5 Pour une perspective comparatiste, voir N. Edelman, « Early uses of Medium Aevum, Moyen Âge, Middle Ages », Romanic Review, 29, 1938, p. 3-25 ; N. Edelman, « Other early uses of Moyen Age », Romanic Review, 30, 1939, p. 325-330 et Kurt Baldinger, « Moyen Âge : un anglicisme ? », Revue de linguistique romane, 26, 1962, p. 13-24.

6 J. Voss écrit ainsi (op.cit., p. 65) :

« Histoire du Moyen Âge und seine lateinischen Entsprechungen finden sich im Schriftum französicher Autoren später und weitaus weniger häufig als etwa in Texten deutscher Gelehrten : 1640 bei Marca, der die histoire du Moyen Âge von der histoire romaine abhebt, 1657 und 1668 bei Ducange, 1681 bei Moreri, 1685 bei Lamoignon, 1686 bei Bayle, 1687 bei Germain und 1701 beim Arbeitsprogram der « Académie des Inscriptions et Belles Lettres ». Diese Belege mit histoire/ historia als Bezugswörter bekunden die Übertragung der rein quellenkundlich-literaturhistorischen Dreiteilung auf die Geschichte und zwar als Periodenschema, nach dem man den historischen Stoff klassifiziert, nicht aber als Gliederungsystem von Darstellung der politischen oder kirchlichen Geschichte. Die Einteilung der Nationalgeschichte nach den drei Dynastien und jene der Kirchengeschichte nach Jahrhunderten sind noch zu stark verankert, um hier von der humanistischen Dreiteilung verdrängt zu werden. »

« Histoire du Moyen Âge et ses équivalents latins apparaissent dans les textes d’auteurs français plus tard et plus rarement que chez les érudits allemands : en 1640 chez Marca, qui distingue l’histoire de Moyen Âge de l’histoire romaine, en 1657 et 1668 chez Ducange, en 1681 chez Moreri, en 1685 chez Lamoignon, en 1686 chez Bayle, en 1687 chez Germain et en 1701 dans le programme de travail de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Ces occurrences en collocation avec histoire/ historia témoignent de la diffusion de la tripartition de l’histoire utilisée exclusivement pour l’histoire de la littérature et l’étude des sources. Elle est certes un modèle selon lequel on classe la matière historique, mais pas un système d’organisation des représentations pour l’histoire de l’Église ou l’histoire politique. L’organisation de l’histoire nationale d’après les trois dynasties et celle de l’histoire de l’Église en siècles sont encore trop fortement ancrées pour que s’y substitue la tripartition humaniste. »

7 Selon J. Voss, op. cit., p. 71.

8 Voir J.-M. Dufays, « Le Moyen Âge au XVIIIe siècle : contribution à l’étude de la terminologie et de la problématique d’« époque intermédiaire » » dans C. Grell (dir.), Historiographie de la France et mémoire du royaume au XVIIIe siècle, Actes des journées d’étude des 4 et 11 février, 4 et 11 mars 2002, Paris, Champion, 2002. Il cite notamment les recherches sur la géographie historique de l’Allemagne par l’historien de Heidelberg Paul Hachenberg, la première histoire à s’intituler « médiévale », celle de Christophe Cellarius (ou Keller), professeur à Halle, et les deux glossaires latin et grec de Charles Du Cange.

dynasties9, mais il va de soi que les catégories et les jugements portés par ces termes ne sont pas solubles dans la notion de Moyen Âge.

Les « vieux romans » dans les dictionnaires, les listes de livres et les récits de lectures

Les termes dominants pour désigner la littérature médiévale à l’âge classique sont ceux qui marquent son caractère ancien : « vieux autheurs » ou « vieux romans ». Ménage utilise fréquemment cette dernière expression dans les éditions successives de son dictionnaire pour désigner un corpus témoignant d’un état ancien de la langue. Ainsi dans l’article « armoiries » de l’édition de 1650 : « nos vieux guerriers à l’imitation des Romains faisoient peindre sur leurs escus leurs blasons et leurs deuises, ainsi que les vieux Romans en font foy et les anciennes sepultures, et c’est de là qu’est venu

le mot d’escusson en termes d’armoiries ». C’est aussi l’expression qu’emploie Jean Chapelain dans

son dialogue sur le Lancelot : De la lecture des vieux romans (1647)10.

L’étude des occurrences de cette expression dans les dictionnaires du « Rayon complet des

dictionnaires » mis à disposition par l’ATILF11 et dans les textes de la base de données Frantext menée

par Camille Esmein12 lui permet de tirer des conclusions intéressantes sur la définition de la notion, en intention et en extension. L’expression désigne un corpus considéré comme une unité homogène et dotée de traits caractéristiques : une langue vieillie, un personnel typique, un usage du merveilleux qui rend les textes invraisemblables et le plaisir du lecteur condamnable. Elle englobe plusieurs groupes de textes : les romans arthuriens (Lancelot, Tristan, Merlin, Artus, Perceforest, Le Saint Graal et

Perceval), qui correspondent à l’usage le plus restreint de la notion ; des épopées tardives mises en

prose (Robert le diable, Huon de Bordeaux, Les Quatre Fils Aymon et Morgan le géant) et enfin les

romans de chevalerie du XVIe siècle. Ces observations mettent en évidence le reclassement opéré par

l’expression « vieux romans » par rapport à notre vision actuelle des romans médiévaux. Elle désigne en effet des textes que nous ne qualifierions pas de romans – les épopées mises en prose à la fin du

Moyen Âge comme Huon de Bordeaux – et d’autres qui ne nous semblent pas appartenir au Moyen

Âge, comme les romans de chevalerie du XVIe siècle.

9

N. Edelman, Attitudes..., éd. cit., p. 10-11.

10 J. Chapelain, De la lecture des vieux romans, éd. J.-P. Cavaillé, Paris, Paris-Zanzibar, 1999. Sur ce texte, voir

infra, chapitre VIII.

11

Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française : http://www.atilf.fr/. La recherche a été menée sur le Thresor de la langue française de Jean Nicot (1606), le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud et la première édition du Dictionnaire de L’Académie française (1694).

12 C. Esmein, « Les « vieux romans » entre contre-modèle et étape historique. Place et fonction du roman du Moyen Age dans la réflexion théorique sur le genre romanesque au XVIIe siècle. » dans E. Bury et F. Mora (dir.),

Cette hétérogénéité tient en partie à la souplesse du terme « roman », qui désigne à la fois une langue et un genre. L’étymologie du mot « roman » proposée par Claude Fauchet et reprise depuis aussi bien par les théoriciens du genre que par les dictionnaires insiste sur cette ambiguïté. Furetière retrace ainsi l’histoire du terme :

Roman : qui signifioit autrefois le beau langage, ou le Romain, et étoit opposé à Wallon, qui

étoit le vieux et l’originaire. On disoit alors que les gens de la Cour parloient Roman. Ce langage étoit composé moitié de la langue des Conquerants, ou Romain, et moitié de Gaulois, qui étoit le peuple conquis. Il a été en usage jusqu’à l’Ordonnance de 1539, jusqu’auquel temps les Histoires les plus serieuses étoient appellées Romans, ou écrites en Roman, parce que c’étoit le langage le plus poli qu’on parloit en la Cour des Princes. Maintenant il ne signifie que les Livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour et de Chevaleries, inventées pour divertir et occuper des faineants13.

Le sens du mot « roman » est donc au moins double : il désigne à la fois les textes écrits en roman et le genre romanesque. Les textes médiévaux se trouvent ainsi étroitement associés au roman comme genre. À cette confusion s’ajoute l’affirmation d’une parenté étroite entre roman et épopée : plus loin

dans son article, Furetière affirme que « Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans,

comme l’Eneïde et l’Iliade ». La souplesse du terme permet donc la constitution d’un corpus unifié à partir de textes hétérogènes, issus de genres divers.

L’étude menée par Michel Simonin sur quelques listes de livres confirme l’hétérogénéité du corpus désigné par l’expression de « vieux romans » et met en lumière sa valorisation négative14. Il cite ainsi le « Dilude » de Pétronille de Jean-Pierre Camus (1626) qui décrit la bibliothèque d’un château de

Guyenne comme « un panthéon tout composé de vieux romans » où l’on trouve aussi bien les Amadis

que Lancelot du lac, Les Quatre Fils Aymon, Ogier le Danois, Pierre de Provence et Mélusine15. Au fil du siècle, les vieux romans apparaissent dans les listes de livres comme un élément dévalorisant, à la fois démodé, rattaché à l’ancien (et ils sont souvent associés à Rabelais), et populaire (ils sont alors rapprochés d’autres textes de la littérature de colportage comme les Noëls). Boileau, dans son épitre XI, « À mon jardinier », cite lui aussi ces romans pour les rattacher à un imaginaire populaire :

Ne soupçonnes-tu point qu’agité du Démon, Ainsi que ce cousin des quatre Fils Aymon, Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire, Je rumine en marchant quelque endroit du Grimoire ? Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit Que ton maître est nommé pour coucher par écrit

13 A. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, article « roman ».

14 M. Simonin, « La réputation des romans de chevalerie selon quelques listes de livres (XVIeXVIIe siècles) », dans Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen-âge et de la Renaissance offerts à Charles Foulon, vol. I, Rennes, 1980, p. 363-369.

15

J.-P. Camus, Pétronille, accident pitoyable de nos jours, cause d’une vocation religieuse, Paris, Fiacre Dehors, 1626, « Dilude », p. 462-464.

Les faits d’un roi plus grand en sagesse, en vaillance,

Que Charlemagne aidé des douze pairs de France16 .

Michel Simonin conclut son parcours en relevant la mise en place d’un ordre social de la lecture qui réunit dans un « panthéon du pauvre » les romans de chevalerie et d’autres textes : les almanachs, les ouvrages de piété populaire, les facéties.

Cet ordre social de la lecture chevaleresque est aussi visible dans certains récits romanesques de

lectures chevaleresques. Le héros de L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel lit, comme le

jardinier de Boileau, des « vieux romans » :

J’en achetois de certains livres que l’on appelle des Romants, qui contenoient des prouesses de certains Chevaliers. Il y avoit quelque temps qu’un de mes compagnons m’avoit baillé à en lire un qui m’enchanta tout à fait : car je n’avois jamais rien leu que des Epistres familières de Cicéron et les Comedies de Terence. […] C’estoit donc mon passe-temps que de lire des Chevaleries, et faut que je vous die que cela m’espoinçonnoit le courage, et me donnoit des desirs nompareils d’aller cercher les avantures par le monde. Car il me sembloit qu’il me seroit aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié, qu’une pomme. J’estois au souverain degré des contentements quand je voyois faire un chapelis horrible de Geans dechiquetez menu comme chair à pasté. Le sang qui issoit de leurs corps à grand randon faisoit un fleuve d’eau roze, où je me baignois moult delicieusement, et quelquesfois il me venoit en l’imagination que j’estois le mesme Damoisel qui baisoit une Gorgiase Infante qui avoit les yeux verds comme un Faulcon. Je vous veux parler en termes puisez de ces veritables Chroniques. Bref, je n’avois plus en l’esprit que rencontres, que Tournois, que Chasteaux, que

Vergers, qu’enchantements, que delices, et qu’amourettes17.

La jeunesse joue ici le même rôle disqualifiant que jouait précédemment l’appartenance sociale. Listes et récits instaurent un ordre de la lecture dans lequel les « vieux romans » sont réservés aux lecteurs naïfs et inexpérimentés.

La catégorie de « vieux romans » opère ainsi un certain nombre de reclassements pour construire un corpus unifié à partir d’éléments hétérogènes. C’est aussi une catégorie polémique, porteuse de jugements, en particulier dans le cadre d’un débat sur l’ordre social de la lecture.

Charles Sorel et l’invention du « roman de chevalerie »

Charles Sorel, dans ses nombreuses entreprises de recensement et de classement critique de la littérature nationale, n’emploie quasiment jamais l’expression « vieux romans ». Il lui substitue un

16 N. Boileau, Épistres nouvelles, Paris, D. Thierry, 1698, « À mon jardinier », v. 19-26, n.p.

17

C. Sorel, Histoire comique de Francion, en laquelle sont descouvertes les plus subtiles finesses et trompeuses inventions, tant des hommes que des femmes, de toutes sortes de conditions et d’aages. Non moins profitable

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