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Chapitre 4 : Perspectives d’interprétation

4.3 Eucharistie, élévation et économie

4.3.1 Hostie et rapports de production

Pour Marx, une marchandise est une chose qui « satisfait des besoins humains de n’importe

quelle espèce »469 et qui est le résultat d’un « processus de travail » impliquant la

transformation d’un objet (naturel ou déjà travaillé) en un produit opérée par une activité humaine470. Toute marchandise possède à la fois une valeur d’échange et une valeur

d’usage qui lui est donnée par son utilité ainsi que par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire qui tend à se sublimer en elle471. C’est ainsi que la marchandise

se « fétichise », car tout en exprimant la nature sociale de la production, elle en vient à camoufler ce lien entre des hommes qui leur apparait faussement comme un lien entre des choses. Par conséquent, « des caractéristiques qui étaient apparues mystérieuses parce qu’elles n’étaient pas expliquées sur la base des rapports des producteurs entre eux furent attribuées à l’essence naturelle des marchandises »472.

Soutenir que l’hostie consacrée constitue une stricte marchandise au sens où l’entend Marx serait probablement anachronique ou du moins malhabile; elle en possède par contre un

468 Ibid., p. 184.

469 Karl Marx, Le capital : livre I, Gallimard, 1968 (1867), p. 110 (nous soulignons). 470 Marta Harnecker, Introduction au matérialisme historique, op. cit., p. 17. 471 Karl Marx, Le capital…, op. cit., p. 114-116.

472 Isaac Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, 1928, in Marxist internet archive [en ligne]

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certain nombre de caractéristiques qui permettent de penser l’aliénation féodale. En effet, l’hostie est tout d’abord un produit de consommation ayant pour fonction de répondre au besoin premier du chrétien : le salut. Mais il s’agit aussi du corpus myticum qui renvoie autant au corps du Christ qu’à l’ecclesia en tant que corps social473 dont la survie dépend

du rapport d’amour qu’entretiennent les fidèles entre eux. Or, la caritas, dans le « sens de l’amour spirituel véhiculé par le Saint-Esprit et transitant par Dieu »474, apparait

essentiellement comme un outil de reproduction des rapports de productions féodaux, car elle implique une série de dons désintéressés entre des groupes dominants et des groupes dominés profitant systématiquement à ces premiers. C’est ainsi que l’ecclesia constitue la famille par excellence et qu’au sein de celle-ci, les laboratores (les enfants) produisent une nourriture charnelle et en font don aux seigneurs et surtout à l’Église (le pater familias) qui engendre une nourriture spirituelle à la source de sa toute-puissance : l’eucharistie475.

Cette dernière constitue d’ailleurs un processus de transformation spirituelle (ou idéelle), mais économique, du produit qu’est le pain. Au cours de la période étudiée, les fidèles n’apportent plus réellement d’oblations qui sont portées sur l’autel au moment de l’offertoire, mais l’hostie n’en demeure pas moins la représentation symbolique de ces dons qui s’expriment dans la dîme, le servitium, la corvée, les prières ou les œuvres qui sont spiritualisés par l’action transformatrice du prêtre pour engendrer ce produit de consommation qu’est le corps du Christ. L’économie médiévale s’inscrit donc au moins partiellement dans le paradigme eucharistique, car la fin de tout labeur charnel ou spirituel effectué par caritas dans l’ecclesia prend son sens et s’agrège dans l’hostie consacrée. C’est ainsi que « l’eucharistie est porteuse du modèle du don et du donateur puisque Dieu a tout donné à l’homme, y compris son fils en sacrifice, don d’amour décisif pour le salut de l’homme »476. Par conséquent, l’hostie constitue à la

fois un lien social, une représentation de la société chrétienne, mais aussi une représentation

473 L’Église étant elle-même le corps du Christ. Voir : Henri De Lubac, Corpus mysticum : L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1949, p. 89

474 Eliana Magnani, « Les médiévistes et le don : Avant et après la théorie maussienne », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, hors-série n.2, 2008 [en ligne] https://cem.revues.org/8842 (page consultée le

5 juillet 2016).

475 Julien Demade, « Les « corvées » en Haute-Allemagne : Du rapport de production au symbole de

domination (XIe-XIVe siècles) », in Monique Bourin et Pascual Martinez Sopena (dir.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (XIe-XIVe siècles), Paris,

Publications de la Sorbonne, 2004, p. 345.

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déformée des rapports de production (ou d’exploitation) qui l’anime et qui sont légitimés par la caritas. Plus encore, à la façon du Spectacle décrit par Guy Debord, elle « se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification »477. De plus, elle soumet les hommes dans la mesure où « l’économie les a

totalement soumis. [Elle] n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. [Elle] est le reflet fidèle de la production des choses, et l’objectivation infidèle des producteurs »478.

Mais cette exploitation gêne, car pour le médiéviste français Julien Demade, elle présuppose le « travestissement du surtravail en travail nécessaire »479 rendu nécessaire par

les propos de la Genèse où, après avoir été éjecté du paradis terrestre, Dieu dit à Adam qu’il devra péniblement cultiver sa terre à la « sueur de son visage » pour se nourrir480. Il en résulte à

la fois une dévalorisation de l’activité productive (labor), qui constitue une punition, mais aussi l’idée selon laquelle le seul labeur légitime est celui permettant d’assurer sa propre survie481. Le

problème est que l’existence d’une ponction en produit implique l’existence d’une surproduction qui apparait condamnable au vu des Écritures, mais qui est légitimée par le fait que, par caritas, le dominé effectue un « travail nécessaire » pour le dominant. Ainsi, c’est paradoxalement « la valorisation idéologique du seul travail nécessaire qui a permis l’imposition du surtravail, qu’elle permettait de masquer et de justifier, de justifier en le masquant »482.

4.3.2 L’élévation et le tabou de l’exploitation

La volonté (consciente ou non) de cacher l’exploitation inhérente au mode de production féodal pourrait constituer l’une des sources du malaise, pleinement inconscient, qu’entretiennent les autorités ecclésiastique en ce qui concerne la contemplation charnelle des espèces consacrées chez les laïcs. Il semble effectivement y avoir quelque chose à « cacher ». Certains exempla invitent effectivement à effectuer un tel raisonnement. Par exemple, dans le Collectaneum exemplorum et visionum Clarevallense (vers 1174), une histoire raconte que Grégoire le Grand distribue la communion alors qu’une femme

477 Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (1967), p. 16. 478 Ibid., p. 22.

479 Julien Demade, « Les « corvées » en Haute-Allemagne… »…, op. cit, p. 347.

480 In sudore vultus tui vesceris pane donec revertaris in terram de qua sumptus es, Genèse III, 19. 481 Julien Demade, « Les « corvées » en Haute-Allemagne … », op. cit., p. 348.

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(matrona) moque l’apparence de l’hostie et se demande pourquoi les gens croient qu’il s’agit là du corps du Christ alors qu’elle y reconnait le pain qu’elle a elle-même confectionné483. C’est alors que comme dans toutes les histoires du même type, le saint se

retourne vers l’autel et récite une prière qui provoque la transformation de l’hostie en « chair » (factam carnem repperit) puis la conversion de la femme. On relève pratiquement la même histoire quelques années plus tard dans la Collectio exemplorum cisterciensis (1200-1220), à l’exception près que la femme fautive voit dans l’hostie le pain qu’elle avait cuit (coxerat) et, qu’en le voyant, elle « sourit lascivement » (lasciva subrisit)484.

Le problème fondamental est que l’élévation met en scène l'aboutissement du labeur spirituel et charnel des fidèles, mais opère un renversement qui les rend étrangers à ceux-ci dans la mesure où, une fois la transsubstantiation accomplie, il devient l’expression d’un monde qu’il importe de maintenir séparé de la vie terrestre. Mais comme le résume le sociologue Jean Cazeneuve (1914-2005) qui s’appuie en cela sur les travaux du mythologue Mircea Eliade (1907-1986), « certaines choses, personnes ou régions participent à un tout autre régime ontologique, et par conséquent leur contact produit une rupture du niveau ontologique qui pourrait être fatale »485. User malhabilement de l’oculus corporis, ce serait donc « dévoiler » le

mystère de l’eucharistie : elle est le résultat et la représentation d’une exploitation économique. On pourrait par conséquent émettre l’hypothèse que cette « nature véritable » de l’hostie relève d’un tabou ayant pour fonction de protéger l’intégrité symbolique de l’hostie486, d'assurer le

maintien de l’ecclesia et surtout de maintenir la légitimité de l’Église qui tire en partie sa légitimité de son pouvoir transformateur. Sigmund Freud (1856-1939) note effectivement que « la transgression de certains interdits de tabou signifie un danger social » et risque d’engendrer, s’il n’est pas combattu, la dissolution du groupe487. Même constat du côté du

sociologue Émile Durkheim (1858-1917) pour qui « les choses sacrées sont celles que les

483 Quia panem, inquiens quem propriis manibus me fecisse cognoveram tu corpus dominicum perhibebas,

Olivier Legendre (ed.), Collectaneum exemplorum et visionum Clarevallense, Turnhout, Brepols, 2005, p. 134.

484 Videns speciem panis quem coxerat, lasciva subrisit, Jacques Berlioz (ed.), Collectio exemplorum cisterciensis. Turhout, Brepols, 2012, p. 229.

485 Jean Cazeneuve, Sociologie du rite, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 66.

486 Sur les fonctions du tabou, voir : Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Presses universitaires de France,

2010 (1913), p. 32.

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interdits protègent et isolent »488. En somme, le « non-voir » pourrait hypothétiquement

protéger inconsciemment le mystère eucharistique et le rôle qu’il entretient au sein des rapports de production féodaux.

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