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Chapitre 1 : Penser le cinéma dans l’histoire : un phénomène moderne ?

III- Etre à l’avant-garde

A. Un pionnier de la science

Il apparaît désormais évident que l’optimisme des journalistes de Der Kinematograph est clamé haut et fort : le cinéma doit perdurer car il est une invention majeure de l’humanité. Mais en parallèle d’une pensée très historique qui s’intéresse aux processus en comparant les évolutions de différentes inventions pour investir le futur du cinématographe, place est également faite à une tentative de saisir et de fixer le cinéma dans son état actuel, en bref, de le décrire comme un appareil qui dépasse la technique actuelle :

« Il n’existe plus aucune sorte de métier, qui ne l’ai [le cinéma] pas enrôlé comme conseiller ou comme sauveteur, ou qui ne l’aie pas encore enrôlé comme tel, et même les divers domaines de la science à la mine grave se tournent toujours plus confiants vers le cinématographe, dans l’espoir que ses révélations silencieuses ont plus de valeur que les impressions péniblement et imparfaitement communiquées par la

119 parole. […] Le cinématographe a rapetissé le monde. Certes le télégraphe et le chemin de fer rapprochaient déjà les habitants de portions du monde de plus en plus éloignées et l’art de l’impression transmettait les aventures de chercheurs audacieux par de claires descriptions, le cinématographe fait bel et bien quelque chose de plus : il nous amène les évènements à une proximité tellement tangible, que nous croyons y être100. »

« E[s] gibt fast keine Berufsart mehr, die ihn nicht zum Helfer und Berater herangezogen hat oder im Begriffe ist heranzuziehen, und selbst die mannigfaltigen Gebiete der ernsten Wissenschaft wenden sich immer vertrauensvoller dem Kinematographen zu, in der Erkenntnis, dass seine schweigsame Offenbarungen wertvoller sind, als die durch das Wort unvollkommen und mühsam vermittelten Eindrücke. […] Der Kinematograph hat die Welt verkleinert. Brachten uns schon Telegraph und Eisenbahn den Bewohnern ferner Weltteile nahe und vermittelte die Buchdruckerkunst die Erlebnisse kühner Forscher in anschaulicher Schilderung, der Kinematograph tut doch noch ein übriges: er bringt uns die Geschehnisse selbst in so greifbare Nähe, dass wir dabei zu sein glauben101. »

Plutôt qu’une projection futuriste qui s’attache à développer les potentialités du cinéma, Oskar Blumenthal102 se livre à un bilan et aux réalisations déjà effectives du medium. Il semble avoir repoussé les frontières de la science moderne de trois manières différentes : son mode d’expression n’est pas langagier mais imagé, ce qui lui confère une supériorité évidente sur le conférencier qui bute parfois sur ce qui lui semble évident et le rend indépendant des catégories conceptuelles qui abstraient parfois le contenu d’une expérience sans le dévoiler ; ensuite, il se révèle plus décisif que tous les moyens de transport qui existaient jusque là, puisqu’il transporte désormais non plus des personnes, mais des évènements ; enfin, et cette dernière raison est en quelque sorte un corollaire de la seconde, il immerge les spectateurs dans les évènements qu’il a enregistrés, et se justifie donc par son réalisme immanent. Mais non content de faire du cinéma le récipiendaire d’une nouvelle science, d’autres ont souhaité lui réserver la place dominante dans le système des arts. Numéro du 2 août 1911 numéro 240.

100 « Ce dont les contemporains sont redevables au cinématographe », Oskar Blumenthal, Der

Kinematograph, 1er janvier 1913, numéro 314.

101 « Was die Mitwelt dem Kino verdankt », Oskar Blumenthal, Der Kinematograph, 1er janvier 1913,

numéro 314.

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B. Le cinéma : une révolution artistique en marche ?

Pionnier de la science pour certains, mais également véhicule d’une révolution artistique à venir selon d’autres. Avec un vocabulaire beaucoup plus esthétique et fondé sur la comparaison avec d’autres arts, il est possible de trouver certains articles qui n’hésitent pas à placer le cinématographe au sommet de la pyramide des arts, devançant même ce qu’on pourrait appeler classiquement les « beaux arts » :

« La cinématographie ne remplace le je que par la représentation, la réalité par l’apparence, le matériau optique par le traitement de ce dernier. Elle installe l’image à la place de la vie sur la scène, la fondation de la représentation et également du tableau artistique. Ce que nous voyons dans un théâtre cinématographique est fait pour les yeux, pas aussi libres que les tableaux dans un musée mais exclusives au même titre que ces derniers103. »

« Die Kinematographie ersetzt nur das Spiel durch die Darstellung, die Wirklichkeit durch den Schein, den optimischen Rohstoff durch die Verarbeitung desselben. Sie setzt an Stelle des Lebens auf der Bühne das Bild, das Fundament der Darstellung und auch der künstlerischen Darstellung. Was wir im Kinotheater sehen, ist für das Auge geschaffen, nicht so frei wie die Bilder in den Museen aber doch ebenso ausschliesslich wie diese104. »

Cet extrait intervient après une longue disqualification esthétique du théâtre au nom de la trop grande hétérogénéité de ses signifiants105. Il est intéressant de constater que le statut esthétique du théâtre se construit dans son rapport de pure négativité face au théâtre, art de la scène par excellence. Le cinéma aurait donc pour lui de substituer la vie à l’image, support même de toute intention artistique pour les arts visuels106. Preuve que les arguments en porte-à-faux contre le théâtre ne sont pas exclusivement allemands, nous le retrouvons en partie dans une revue française, en particulier un article publié quelques années auparavant et avec un ton bien plus polémique :

103 « Les avantages artistiques de la cinématographie », G. Melcher, Der Kinematograph, 17 mars 1909,

numéro 116.

104 « Die künstlerischen Vorzüge der Kinematographie », G. Melcher, Der Kinematograph, 17 mars 1909,

numéro 116.

105 Ce que Roland Barthes appellera la « polysémie » du théâtre dans les années 1960.

106 Cette argumentation fait désormais figure de slogan et on la retrouve par exemple dans les Histoire(s)

du cinéma de Jean-Luc Godard sous cette forme : « Le cinéma substitue à la réalité un monde peuplé de nos désirs. »

121 « Le Cinéma a déjà pris une large place dans les spectacles modernes ; peu à peu, il envahit la scène dont on prétendait l’éloigner sous prétexte qu’il n’est pas « artistique » ; malgré quelques pessimistes ses progrès sont constants. Frémissez, ô Mastuvus et Delobelle ! Hérissez-vous, critiques littéraires et dramatiques ! Le Cinéma entre et par la grande porte – dans nos théâtres subventionnés107. »

Les termes clés de notre analyse sont perceptibles ici : « moderne » ; « artistique » et « scène ». Les auteurs construisent donc la légitimité d’un nouveau medium contre le théâtre et voient en lui un phénomène artistique résolument moderne. Cette période de questionnement théorique sur les liens entre cinéma et théâtre connaît un rebondissement en France en 1908 lorsque les studios Gaumont décident de créer le label du Film d’Art destiné à faire entrer le cinéma dans un répertoire classique.

Mais il manque toutefois un aspect qui permettrait de mieux cerner cette pensée qui s’articule autour d’un « art moderne ». En effet un art moderne n’est pas seulement un champ ou un medium qui se positionne à la pointe d’une avant-garde proclamée sur un plan purement formel, mais c’est également une entité capable de s’approprier des « problématiques » purement modernes, dont l’une d’entre elle investit le rapport entre l’homme et la machine :

« Notre époque remplace partout le travail humain par le travail de la machine. Il apparaît aujourd’hui progressivement à l’homme, que le résultat – sans tenir compte des conséquences pour les travailleurs intéressés – a ses états d’âme déjà chez les simples objets manufacturés ; partout où nous souhaitons avoir une relation spirituelle avec un objet, le travail de la machine œuvre brutalement et secrètement. Le cinéma essaie de produire la plus grande œuvre humaine, l’art, grâce au machinisme108. »

« Unsere Zeit setzt ja überall an der Stelle der menschlischen Arbeit die Arbeit der Maschine. Heute beginnt allmählich den Menschen klar zu werden, dass das Resultat – abgesehen von den Folgen für die für die beteiligten Arbeiter – doch sehr seine Bedenken hat, schon bei den einfachsten gewerblichen Gegenständen; überall, wo wir eine seelische Beziehung zu dem Gegenstande haben wollen, wirkt die Maschinenarbeit roh und geheim. Im Kino wird der Versuch gemacht, die höchste Betätigung des Menschen, die Kunst, durch Maschinenbetrieb herzustellen109. »

107 « Ciné-chronique », Jack, Filma, septembre 1908, numéro 7.

108 « Possibilités d’un art au cinéma », Paul Ernst, Der Kinematograph, 12 mars 1913, numéro 324. 109 « Möglichkeiten einer Kinokunst », Paul Ernst, Der Kinematograph, 12 mars 1913, numéro 324.

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Le cinéma est donc dépeint comme le medium moderne et libérateur, et ces deux caractéristiques semblent être les conséquences directes du degré de technicité du cinématographe. Creusant sous la relation aliénante que la modernité et le travail à la chaîne ont établie entre l’ouvrier et la machine110, le cinéma sera l’aube d’un machinisme « humaniste ». L’art du cinéma, et ce en quoi réside toute sa modernité, sera de réconcilier l’homme avec les créations techniques qui le dépassent.

Conclusion

Der Kinematograph produit inévitablement une pensée du cinéma afin de le situer dans un temps qu’il caractérise comme « moderne » : produit d’une histoire longue et lanterniste mais également avènement d’un objet technique inédit. Saisir le cinéma dans la modernité en vue d’une potentielle explosion de ses potentialités sociales et artistiques dans un futur proche : ce phénomène rhétorique peut être appelé « l’écriture utopique » du cinéma. L’utopie qui préside l’intention de cette écriture appelle de ses vœux une réconciliation finale entre les consommateurs et les producteurs, entre les différentes classes sociales, voire entre les différents peuples. Cette modernité s’accompagne évidemment d’une volonté d’amener le cinéma du côté d’une avant-garde artistique et technique. Néanmoins, le terme de « modernité artistique » n’apparaît jamais dans le périodique.

110Ces inquiétudes structurent une partie des représentations sociales liées à la technique dans les années

1910 et 1920, toutefois nettement plus accentuées après la guerre. En effet, Metropolis n’arrive qu’en 1927.

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Chapitre 2

Der Kinematograph et l’international :

les ambitions à l’épreuve du conflit

mondial

La revue Der Kinematograph montre des ambitions internationalistes assez rapidement et, dès 1907, n’hésite pas à rendre compte des cinémas en marge du monde occidental. Cette ambition ne cesse d’être affirmée jusqu’en 1928, mais rencontre un obstacle important entre 1914 et 1918 : en effet, comment rendre compte du cinéma des « nations ennemies » quand le devoir patriotique de la jeune nation allemande111 et la censure du pays contraignent à la parole belliciste ? Et même plus largement, quels sont les outils conceptuels qui permettent aux journalistes de dépasser un cadre de pensée national112 pour développer un propos global du cinéma ? Il conviendra donc d’identifier un discours optimiste et même utopique au sein duquel le cinéma est un vecteur de rapprochement de ses partisans issus de différents horizons nationaux entre 1907 et 1914. Ensuite c’est la période de la guerre qui suscitera un éclairage plus particulier, au cours de laquelle le ton de la revue se fait plus conservateur et même « chauvin ». C’est enfin le discours protectionniste développé à partir de 1923113 qui fera l’objet d’une analyse, à partir des textes trouvés non seulement dans les archives de

111 Patriotisme sur lequel il faut insister car la génération de journalistes qui écrit en 1914 est celle dont

les pères ont vu la consécration de la nation allemande à Versailles le 9 novembre 1871.

112 Cadre de pensée héritée du romantisme qui consiste à comprendre un Etat constitué en une nation et

un esprit national singuliers et irréductibles.

113 La revue passe sous le contrôle de l’édition Scherl, membre du consortium d’Alfred Hugenberg,

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la Staatsbibliothek de Berlin mais dans celles de la Bibliothèque Nationale de France sur le site Richelieu dans le département Arts du spectacle.

I- Se faire la voix d’un cinéma mondial :