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CHAPITRE 1 : LA RELATION DE TERRAIN EN ANTHROPOLOGIE

1.3 Evolution de la pratique de terrain en anthropologie : nouveaux contextes de recherche,

1.3.4 Ethique et considérations morales

L’enquête de terrain pose inévitablement certaines questions concernant l’éthique, notamment la politique de la recherche, la place de l’enquêteur dans la structure de pouvoir et l’impact social de la recherche. L’entrée et le départ du terrain, la méfiance et la confiance, l’engagement et la trahison, l’amitié et la désertion sont autant de problématiques aux dimensions « morales », liées au processus de recherche et aux interactions sur le terrain.

Les questions de la tromperie, des limites de l’honnêteté et de la transparence sont toujours davantage au cœur des débats en sciences sociales. Dans quelles limites peut-on dissimuler sa véritable identité de chercheur ? A quel point celui-ci doit-il être clair avec ses informateurs ? Faut-il renoncer à toute investigation qui requiert de telles manipulations ? La question peut devenir politique dans certains cas. Un enquêteur doit-il s’interdire d’intervenir dans son terrain et se contenter d’une position d’observateur extérieur ? Les impératifs d’objectivité et d’impartialité de l’activité scientifique justifient-elles de se comporter comme un « traître » ?

21 Voir: Caplan Pat, «Engendering Knowledge: The Politics of Ethnography », Anthropology Today, 1988, 4 (5):

8; 4 (6): 14-17; Iamo Warilea, « The Stigma of New Guinea. Reflections of Anthropology and Anthropologists morales », Central Issues, 1988, 8: 56-69.

Tromperie vs consentement informé

Pour Punch (1986), le dilemme moral principal de la recherche de terrain se pose entre la protection des sujets versus la liberté de conduire une recherche et de publier ses résultats.

L’auteur relève différents problèmes pratiques rencontrés dans des situations de terrain et qui ont une dimension éthique. Déjà, il estime que l’infiltration est une des habiletés principales requises pour mener une enquête de terrain : la relation entre le chercheur et ses sujets dépend d’abord de l’accès et l’acceptation de celui-ci et le but latent de tout travail de terrain est bien de créer la confiance dans la personne du chercheur.

Selon l’auteur, dans toute situation de terrain (comme dans toute interaction sociale) interviennent des formes de tromperie. Celles-ci sont à penser en relation au but de la recherche, à l’identité du chercheur, à l’usage d’une couverture ou d’un déguisement, à la dissimulation, à la nature des méthodes, et en termes de promesses non tenues envers le sujet de la recherche. Il n’est pas rare en effet qu’un chercheur use de la dissimulation ou de la tromperie pour mener à bien une recherche, par exemple pour s’infiltrer dans des milieux très fermés, tels les sectes ou des institutions comme la police. La tromperie est parfois nécessaire pour obtenir certaines informations, autrement cachées par les sujets. Punch estime que cette pratique est acceptable dans certaines situations dans lesquelles les bénéfices de connaissances dépassent les dommages pour les sujets ou alors si les dommages sont minimisés par des mesures de confidentialité et de protection des sujets.

À l’opposé de la tromperie se situerait la notion de « consentement informé ». En suivant Du Toit (1980), on attache couramment à cette notion divers critères de validité: premièrement, le consentement informé doit être volontaire, c’est-à-dire s’obtenir sans contrainte ni tromperie ; deuxièmement, il doit impliquer une connaissance entière des procédures et des effets prévisibles de la participation du sujet au film ; et troisièmement, l’individu doit être personnellement compétent à consentir.

Si ce consentement est « informé », on suppose que le chercheur a expliqué au sujet, d’une manière compréhensible, l’éthique qui guide sa recherche, soit que le premier fait un usage respectueux des informations obtenues, qu’il ne dénature pas les communications de ses informateurs, qu’il maintient l’anonymat de ces derniers et qu’il respecte les droits civils des personnes étudiées. Le consentement obtenu est dans ce cas un accord contractuel, par lequel les personnes acceptent de coopérer à la recherche, de transmettre des informations ou d’être observées, parce qu’elles ont été assurées que leurs droits à l’anonymat et à la vie privée sont

respectés. Un formulaire signé ou un contrat accompagnent fréquemment ce type de consentement informé.

Codes éthiques

Il est surtout intéressant de relever que la recherche s’est progressivement fondée sur des principes éthiques plus clairement établis et elle implique dès lors une conscience plus importante des conséquences d’une recherche de la part des chercheurs.

Depuis les années 1960, principalement dans les pays anglo-saxons, l’exigence pour le chercheur d’informer clairement ceux qu’il étudie des implications de cette coopération, de l’usage fait des informations recueillies et de leur droit de refuser la coopération, devient une ligne de conduite requise. De la sorte, divers codes professionnels d’éthique se sont développés. Ceux-ci insistent sur la dignité et la vie privée des individus, l’évitement de toute souffrance et la confidentialité des données de la recherche.

En Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et dans un certain nombre de pays du nord de l’Europe, la relation entre enquêteur et enquêtés a donc été contractualisée et juridicisée. Les divers codes établis s’inspirent fortement du modèle en cours dans le milieu biomédical qui soutient principalement qu’aucune opération d’enquête ne peut être accomplie à l’insu du sujet, sans qu’il ait été explicitement informé des tenants et aboutissants de l’enquête, des risques qu’il prend et des dangers qu’il encourt, de l’usage qui sera fait des données qu’il délivre, et sans qu’il donne son libre consentement sur le fondement de cette information en signant un formulaire d’accord. Par exemple, un code éthique de l’American Sociological Association est disponible et veut garantir la confidentialité des informations transmises, limiter les intrusions dans la vie privée et s’assurer du consentement informé (informed consent) des participants à la recherche.22 L’American Anthropological Association (AAA) a aussi publié son code et un manuel électronique contenant de nombreux cas de figures où se posent des problèmes éthiques.23 L’AAA mentionne, entre autres, le principe éthique suivant :

« Les buts d’une recherche devraient être communiqués autant que possible à l’informateur ».24 Selon les principes de l’AAA, la protection des informateurs et de leur anonymat est primordiale.25

22 ASA Code of Ethics (1997) (http://www.asanet.org).

23 AAA Code of Ethics. Cassell J., « Ethical Principles for Conducting Fieldwork », American Anthropologist, 1980, 82, p. 28-41, et Cassell J., Jacobs S.-E., Handbook on Ethical Issues in Anthropology (http

://www.aaanet.org).

24 American Anthropological Association, 1971, Principles of Professional Responsability. Voir annexe 1 pour le code d’éthique de l’AAA.

25 L’association a récemment revisité ses Principles of Professional Responsability (soit son « code d’éthique ») et elle insiste sur la « promotion du bien être » du groupe étudié (American Anthropological Association, 1990).

Par ailleurs, en langue française, le comité d’éthique de la Société d’anthropologie appliquée du Canada a élaboré un code de déontologie professionnelle en 198326 et l’Association française des anthropologues aborde la question en 1992.27 De plus, certains livres récents traitant des questions de l’éthique sur le terrain et en anthropologie en général ont été publiés.28

Limites des codes éthiques et du consentement informé

De nombreux auteurs soulèvent les limites des codes d’éthique. Surtout, les divers codes en vigueur, notamment aux Etats-Unis, ne s’appliquent pas toujours facilement à une recherche d’observation participante de terrain. D’abord la dimension des risques et bénéfices de la recherche pour les sujets, concept usé dans de nombreux codes éthiques et inspiré du modèle médical, sont difficilement mesurables et anticipables avant le déroulement et la publication de l’enquête de terrain.29 En effet, il est très difficile de prévoir l’usage qui sera fait d’une recherche et les conséquences, dommages et embarras, qui en découleront pour les sujets.

Même des sujets qui ont collaboré à la recherche peuvent se trouver embarrassés et « trahis » au moment de la publication. Alors, selon Emerson (2003), cette éthique utilitariste qui veut que les risques encourus par les sujets soient soupesés par rapport aux bénéfices de la recherche, est vue comme trop étroite pour s’appliquer au travail de terrain.

Par ailleurs, les codes éthiques insistent sur des mesures protégeant la vie privée et l’identité des sujets de la recherche. Déjà, Punch (1986) s’interroge sur la diversité des sujets : par exemple, des personnalités publiques peuvent-elles exiger les mêmes droits à la vie privée que des citoyens ordinaires ? Un principe partagé par la majorité des chercheurs en sciences sociales stipule la nécessité d’éviter toute identification des sujets dans la publication et de les protéger de tout dommage ou embarras, comme conséquence de la recherche, dans un souci

Cette nouvelle dimension, souligne Hopkins (1993), signifie amener certains changements et améliorations au niveau social et éducationnel de la communauté et cela implique d’exposer et de documenter les problèmes. Il existe un dilemme : promouvoir le bien être général du groupe peut amener des embarras aux individus.

Comment alors mesurer le bénéfice gagné par la communauté face aux embarras et souffrances des individus face aux informations à révéler et diffuser ? L’ethnologue se trouve dans une position difficile.

26 Anthropologie et Sociétés, 1984, 8, pp. 117-129.

27 Dossier. Ethique professionnelle et expériences de terrain, Journal des anthropologues. 1993, 50-51. Aussi : Bonte P., « Questions d’éthique en anthropologie », Sociétés contemporaines, 1991, 7, pp. 73-85

28 Notamment les ouvrages suivants : Punch Maurice, The Politics and Ethics of Fieldwork, Beverly Hills : Sage Publications. 1986; Fluehr-Loban Carolyn, (éd.), Ethics and the Profession of Anthropology : Dialogue for a new Era , Philadelphia : University of Pennsylvania Press. 1991; Cassell Joan et Jacobs Sue-Ellen, (éds), Hamdbook on Ethical Issues in Anthropology, 1987, Special Publication of the American Anthropological Association (Washington, D.C.) no 23. 1987

29 Le risque est défini comme « la possibilité de dommages physiques, psychiques ou sociaux ». Les codes exigent que les sujets soumis à des risques donnent leur « consentement informé, valide légalement ». Voir : Cassell J., « Risk and Benefit to Subjects of Fieldwork», American Sociologist, 1978, 13, pp. 134-143.

de respect de la personne et de sa vie privée. Cependant, nombreux sont les chercheurs qui ont trahi la confiance des sujets, par exemple en ne dissimulant pas ou mal leurs identités.

Pareillement aux codes d’éthique, les mesures du consentement informé, conçues pour la recherche biomédicale et expérimentale, partagent des présupposés incompatibles avec les méthodes de terrain. En effet les relations sur le terrain émergent d’ordinaire dans le long terme et veulent se fonder sur une réciprocité et une égalité entre enquêteur et enquêtés. Ces caractéristiques divergent d’une rencontre ponctuelle, souvent contractuelle, entre étrangers détenteurs de quantités diverses de connaissance et de pouvoir qu’impliquent les procédures de consentement informé. Dans ce cas, le chercheur exerce un contrôle souvent unilatéral sur les conduites et interactions de la situation de rencontre. La procédure de consentement informé réduit la relation de l’enquêteur aux enquêtés à des rôles limités, ignorant la multiplicité des rôles de terrain et leurs attentes, responsabilités et obligations complexes.

Alors, certains auteurs proposent des principes éthiques alternatifs. Par exemple, les enquêteurs font part aussi complètement que possible aux enquêtés de leurs objectifs, méthodes, schémas de financement et visées de publication.30

En définitive, la notion de consentement informé pose divers problèmes : qu’implique-t-elle, qui en est responsable, où la responsabilité débute-t-elle et se termine-t-elle, consentir à quoi?

Déjà, cette obligation est problématique quand l’enquête porte sur des populations

« vulnérables » (jeunes, immigrés, malades mentaux), des enfants, ou sur des personnes ne sachant pas lire ou écrire ou qui ont peu de notions de droit. Les anthropologues doivent également considérer que les personnes qu’ils étudient ne comprennent souvent pas réellement les conséquences pour elles-mêmes de la recherche. Aussi, se pose la question de la durée de l’accord contractuel découlant de l’obtention du consentement des sujets.

Punch (1986) soulève également que certaines situations ne permettent par exemple pas d’obtenir le consentement des sujets. En effet, le consentement informé, qui implique une divulgation de son identité de chercheur et une révélation de ses buts de recherche à tous, met parfois directement terme au projet car les personnes peuvent refuser de collaborer, surtout dans le cas des personnes au pouvoir ou des classes supérieures de la société.

30 Voir par exemple : Thorne B., «You Still Takin’ Notes? Fieldwork and Problems of Informed Consent», Social Problems, 1980, 27, pp. 284-297

Finalement, les anthropologues des premières heures se souciaient moins d’informer et d’obtenir le consentement des personnes étudiées, situation s’expliquant surtout par la nature des sujets, par les conditions sociopolitiques propres à la période coloniale et par l’état de la discipline. Depuis les années 1950, les chercheurs prennent conscience de l’effet de leur présence et expliquent davantage leurs buts aux personnes étudiées. Et dès le milieu des années 1960, la pratique de faire signer un formulaire concernant le consentement informé devient fréquente, principalement dans l’anthropologie anglo-saxonne. Cependant, comme le souligne Du Toit (1980), ce précepte ne garantit pas forcément un comportement plus éthique que celui des premiers chercheurs. Obtenir du sujet une signature de consentement informé ne signifie pas toujours que le projet de recherche soit éthique en soi et, à l’opposé, l’absence d’une déclaration éthique formelle ne signifie pas une absence de considérations éthiques.

Aussi, Du Toit estime que le consentement informé doit être un évènement se situant dans un

« continuum éthique » : le processus d’informer ou l’acte d’obtenir le consentement ne doivent pas être des fins en soi, mais des parties d’une conduite continue, responsable et mature.

Au final, le consentement informé varie selon la méthodologie de la recherche et selon les individus ou groupes étudiés. Les situations, lieux, conditions d’un terrain, et orientations de la recherche sont variables, et de la sorte la nature du consentement informé se définit avec le contexte.

Aussi, aucune démarche ne semble faire l’objet d’une approbation universelle et Punch voit la prolifération des ces codes d’éthique comme propre à nos sociétés modernes où l’on tend fréquemment à croire que la manipulation d’information est un problème croissant.

Réception et restitution

Malgré le développement des codes d’éthique en sciences sociales et en anthropologie, la question de la réception du texte produit par l’ethnologue chez les sujets de son étude a longtemps été tenue sous silence dans la discipline, soulève Caratini (2004). Pourtant, la publication du discours produit par le chercheur peut être un enjeu pour la société qui a reçu le chercheur et accepté de s’investir dans son projet.

Autour de la réception des résultats de l’enquête, après publication, s’articule un certain nombre de questions. Les interprétations et informations divulguées par le chercheur peuvent, d’une part, provoquer des effets judiciaires, médiatiques et politiques, par exemple ternir la réputation d’une personne ou d’une organisation, ou attirer des problèmes sur la personne de

ses enquêtés, et d’autre part, elles peuvent être lues et interprétées d’une manière erronée par les sujets qui peuvent alors manifester leur mécontentement et leur sentiment d’avoir été trahis.31 Se pose alors les questions de l’autocensure pratiquée par le chercheur, et de son rôle dans l’anticipation des effets de ses informations et interprétations.

Par ailleurs, les sujets d’une recherche peuvent parfois marquer le désir d’une restitution. Que le chercheur offre ou non la possibilité aux acteurs de lire un brouillon ou un résumé de sa recherche, les sujets et l’audience de l’ethnographe tendent aujourd’hui à être difficilement séparables. Alors, lorsque les sujets lisent le texte du chercheur, il peut s’avérer que les perspectives et intérêts des premiers divergent de celles du second. Face à ce problème, Stewart (1998 : 37) voit deux solutions : d’abord, le chercheur peut baser sa recherche sur une collaboration avec ses sujets. Ou alors, il peut donner une restitution écrite ou orale de sa recherche aux sujets. Cette tactique est parfois nommée « respondent validation ».

Aussi, bien que la recherche ethnographique soit fondée de manière inhérente sur un dialogue entre informateurs et enquêteur, avec ou sans respondent validation, les chercheurs répugnent à accorder un statut épistémologique privilégié à la notion de restitution, d’autant plus que les sujets d’une étude ethnographique ont longtemps manqué de formation scolaire pour pouvoir lire le travail des chercheurs, ce qui a conduit à une restitution souvent ambiguë.

31 Voir Brettell, 1993.

CHAPITRE 2 : PENSER LA RELATION REALISATEUR-PERSONNES FILMEES

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