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ET POSSIBILITÉS NARRATIVES DANS LES FABLIAU

brefs. Depuis le « Mémoire sur les fabliaux » présenté par le comte de Caylus à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en juillet 1746, la versification se taille en effet une place importante dans les définitions modernes du genre. Au XVIIIe siècle, le fabliau est perçu

tour à tour comme un « poëme […] assujéti à la rime & à la mesure2 » par l’auteur du « Mémoire » et comme un « conte en vers » dans le Dictionnaire historique de l’ancien

langage françois de La Curne de Sainte-Palaye (1756). Dès les premières pages de son édition

des Fabliaux et Contes français (1756), Étienne Barbazan remarque pour sa part que les « anciens Poëtes François employoient dans leurs compositions des vers de différentes mesures3 », les trois volumes de son recueil ne renfermant cependant que des pièces en octosyllabes. À ces entreprises s’ajoute celle de Legrand d’Aussy qui, dans la préface de son volume intitulé Fabliaux ou Contes (1779), indique que, à l’exception d’Aucassin et Nicolette, qui fait alterner le vers et la prose, tous les textes réunis sont rédigés en octosyllabes « rimant deux à deux4 ». Enfin, au

XIXe siècle, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud (Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, 1872-1890) partent en quête du « vrai

Fabliau5 » et mentionnent au passage qu’il doit s’agir d’un « conte en vers6 » – élément qui se retrouvera tel quel dans la célèbre définition de Joseph Bédier quelques années plus tard –, sans ressentir le besoin de s’étendre sur le sujet.

Loin de n’être mise au jour que dans les recherches menées au XVIIIe ou au XIXe siècle, la

prégnance du vers dans les fabliaux est encore soulignée dans les travaux plus récents7, ce !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

1 Joseph Bédier, op. cit., p. 311.

2 Anne Claude Philippe de Tubières, comte de Caylus, « Mémoire sur les fabliaux », art. cit., p. 85.

Reconnaissant que les octosyllabes sont plus répandus dans les fabliaux, le comte de Caylus juge néanmoins que les décasyllabes « ont un avantage pour le narré » (ibid., p. 86).

3 Étienne Barbazan, Fabliaux et contes des poètes françois des XII, XIII, XIV & XVe Siècles…, op. cit., p. XXI. 4 Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy, Fabliaux ou Contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle, op. cit.,

p. 71.

5 Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles,

op. cit., t. I, p. vij. 6 Ibid., p. viij.

7 En 1960, Jean Rychner commentait la versification des fabliaux, signe qu’il en faisait un trait caractéristique du

genre (voir Contribution à l’étude des fabliaux…, op. cit., p. 142-143). Pour Omer Jodogne (1975), le fabliau est un « conte en vers où, sur un ton trivial, sont narrées une ou plusieurs aventures plaisantes ou exemplaires, l’un et l’autre ou l’un ou l’autre » (op. cit., p. 23). Dominique Boutet (1985) définit les fabliaux comme des « récits en couplet d’octosyllabes à rimes plates » (Les Fabliaux, op. cit., p. 6). Willem Noomen évoque également l’octosyllabe à rimes plates lorsqu’il énumère les traits distinctifs du corpus des fabliaux (« Qu’est-ce qu’un

dont témoignent les définitions fournies par Per Nykrog8 (1957) et par Brian J. Levy9 (2000). En proposant un corpus notamment établi à partir de la forme des œuvres (l’octosyllabe), Willem Noomen et Nico van den Boogaard, les éditeurs du Nouveau recueil complet des

Fabliaux (1983), viennent confirmer que, chez les critiques modernes, le vers est l’une des

caractéristiques minimales du genre qui fait consensus, au point que cet aspect mérite rarement une étude approfondie. Peu nombreux, ceux qui s’y intéressent préconisent généralement une approche stylistique en se concentrant sur le façonnement de la rime chez un auteur en particulier, comme l’a fait Anne Cobby pour Milon d’Amiens10 ou Charles H. Livingston pour Gautier le Leu11. Il faut attendre un article de Francis Gingras paru en 201512 pour que le vers fasse enfin l’objet d’une analyse d’ordre poétique.

Si quelques voix discordantes ont cherché à mettre en doute la place occupée par le vers dans les fabliaux, leur argumentaire peine à convaincre. Selon Knud Togeby (1974), par exemple, la chronologie serait plus apte à caractériser le corpus, qui se définirait moins par des éléments formels que par sa période de composition, le XIIIe siècle13, et le registre qu’il adopte,

soit le « niveau bas ». À ses yeux, le vers, qui figurait pourtant dans la première définition (1957) qu’il a fournie (« contes réalistes en vers14 »), ne serait donc nullement un trait poétique du genre et sa présence serait plutôt attribuable à la prépondérance des formes rimées dans le paysage littéraire des XIIe et XIIIe siècles. Il en va de même pour Norris J. Lacy qui

s’accorde avec Joseph Bédier pour reconnaître l’existence de « contes à rire », en soutenant !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

fabliau ? », art. cit., p. 427). Mary Jane Schenck (1987) retient à son tour le critère formel pour tenter de cerner les contours du genre : « [a] fabliau is an independent, brief, verse narrative with a tripartite macrostructure

whose narrative is a humorous, even ribald, story with a cautionary moral » (op. cit., p. xi). La critique insiste

aussi sur le caractère indépendant du récit, qui ne profite pas d’un prologue général (à la différence des fables qui circulent dans un cadre englobant), sa brièveté, sa narrativité et sa structure tripartite (voir supra, p. 15). En résulte un récit humoristique, parfois grivois, qui renferme une morale.

8 « La versification des fabliaux est celle de la littérature courtoise », écrit Per Nykrog, affirmant ainsi que le vers

est consubstantiel au fabliau (op. cit., p. 82).

9 « The Old French fabliaux are short comic tales in narrative verse » (Brian J. Levy, The Comic Text…, op. cit.,

p. 26).

10 Anne Cobby, « Rhyme or Reason : Le Prestre comporté and Le Prestre et le chevalier », dans Kristin L. Burr,

John F. Moran et Norris J. Lacy (dir.), op. cit., p. 107-119.

11 Charles H. Livingston, op. cit., en particulier p. 83-87. Retenons également le Lexique comparé des fabliaux de

Jean Bedel de Pierre Nardin (Genève, Slatkine Reprints, 1980) dans lequel une attention à la rime est accordée.

12 Francis Gingras, « La part du vers dans la définition médiévale du fabliau », art. cit.

13 « My point is that the distinction intended by en vers is in reality not one of versification but one of

chronology », soutient Knud Togeby en faisant référence à la définition de Joseph Bédier (« The Nature of the

Fabliaux », dans Thomas D. Cooke et Benjamin Honeycutt [dir.], op. cit., p. 7). (« Il me semble que la distinction entendue par en vers n’en est pas une, en réalité, de versification, mais de chronologie. »)

cependant que ces œuvres auraient aussi bien pu être rédigées en prose15. Mais force est de constater qu’elles ne l’ont pas été.

Face aux chercheurs qui, d’une part, se contentent le plus souvent d’observer que les fabliaux sont rédigés en vers et à ceux qui, d’autre part, y voient un critère définitoire tout à fait stérile, il apparaît nécessaire de se livrer à un exercice de « poétique immanente16 » et de prêter attention à la réflexion sur la forme qui se dégage des récits. Ceux-ci renferment d’ailleurs des commentaires explicites sur la question, preuve que le choix du vers n’a pas été complètement laissé au hasard et qu’il participe de la poétique du genre tel qu’on le concevait au Moyen Âge. L’analyse lexicologique a déjà bien montré que le vers était privilégié dans tous les textes retenant l’étiquette de fablel, rendant dès lors les réticences de Knud Togeby et de Norris J. Lacy difficiles à partager. Plus encore, l’examen de l’organisation des vers entre eux a permis de raffiner les conclusions et d’isoler une sorte de « dénominateur commun » qui s’applique à presque toutes les pièces s’affichant comme des fabliaux : le couplet d’octosyllabes, lequel a servi de matériau au roman jusqu’au développement de la prose narrative en langue vulgaire.

À vrai dire, on ne recense aucune pièce en prose parmi toutes celles qui ont été désignées comme fabliaux par les auteurs, les copistes et les rubriqueurs médiévaux ou par les éditeurs modernes. En 1985, Dominique Boutet s’interrogeait à juste titre sur le sens du recours au vers dans les fabliaux, qu’il qualifiait de « conservateur17 ». L’analyse de la chronologie des manuscrits fait d’ailleurs apparaître la résistance du vers, dans les récits brefs en général et dans les fabliaux en particulier. De fait, les manuscrits renfermant au moins un fabliau suivent une courbe distincte de celle de la production des manuscrits de romans en vers. Francis Gingras a fait la lumière sur cette dernière courbe en dénombrant, parmi les quarante-cinq manuscrits et fragments répertoriés des œuvres de Chrétien de Troyes, moins de dix copies réalisées au XIVe siècle. Le XVe siècle n’en a, quant à lui, légué aucun témoin18. Pour

l’ensemble des romans en vers composés avant 1280 – un ensemble dont le cas atypique du

Roman de la Rose a été volontairement exclu –, on ne relève qu’une soixantaine de

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 15 Voir Norris J. Lacy, op. cit., p. 29. 16 Hans Robert Jauss, art. cit., p. 90.

17 Dominique Boutet, Les Fabliaux, op. cit., p. 11.

manuscrits, la plupart consacrés aux romans d’Antiquité ou au Brut de Robert Wace, qui ont assurément vu le jour au XIVe ou au XVe siècle19.

La tendance se dessine beaucoup moins drastiquement dans les quarante-trois codices renfermant au moins un fabliau identifié par le NRCF20. Vingt-deux manuscrits ont été conçus pendant la deuxième moitié du XIIIe siècle21, mais on en recense tout de même quatorze copiés

au XIVe siècle22 et trois datant du XVe23, pour une répartition plus équilibrée entre le Moyen

Âge central et le Moyen Âge tardif. À ces dix-sept manuscrits s’ajoutent trois recueils dont la date de réalisation se situerait à cheval entre le XIIIe et le XIVe siècle24. La composition tardive

d’œuvres narratives brèves en vers, moins pressées de se laisser gagner par la prose, a donc façonné la courbe de la production manuscrite, laquelle tend à montrer que l’octosyllabe à rimes plates était encore goûté par certains lecteurs du XIVe ou du XVe siècle.

Non seulement le vers est une forme pratiquée par ceux qui se sont adonnés au genre du fabliau, mais son maniement est également revendiqué de manière particulière, comme le signale entre autres l’équation établie entre « rimer » et « fabloier » dans les œuvres attribuées à Guillaume le Normand et à Gautier le Leu. L’art du fablel reposerait en partie sur la relation intime qu’il noue avec la versification. Comment expliquer un tel parti pris formel au

XIIIe siècle alors que la littérature narrative en prose est en plein essor ? Il semble en fait que la

permanence du vers, choix susceptible de faire sourciller, certes, permette l’exploration de différentes possibilités pour l’écriture de textes de fiction. Car par leur usage de la rime, les auteurs de fabliaux critiquent une partie de la production littéraire, qui tend à être envahie par le roman, tout en proposant d’autres formes de narrations en vers. Le maniement du vers au

XIIIe siècle – courte période pendant laquelle sera constituée la presque totalité du corpus –, se

pose dès lors moins comme le signe d’une attitude conservatrice que comme celui d’un désir de renouvellement, lequel justifierait l’écriture d’œuvres en vers. Si les promesses des auteurs !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

19 Voir ibid., p. 354.!

20 L’analyse de la chronologie des « manuscrits de fabliaux » s’appuie sur les éléments d’information fournis

dans la banque de données eCodex établie dans le cadre du projet de recherche Lire en contexte à l’époque

prémoderne. Enquête sur les manuscrits de fabliaux, un projet dirigé par Olivier Collet (Université de Genève),

Francis Gingras (Université de Montréal) et Richard Trachsler (Université de Göttingen).

21 Il s’agit des manuscrits A, D, E, H, J, K, L, O, U, Vbis, W, X, Y, a, e, f, h, i, j, m, n et p. Seul le manuscrit G

aurait été conçu plus tôt, soit au milieu du XIIIe siècle.

22 Il s’agit des manuscrits B, F, I, M, N, P, R, S, d, g, k, q, r et s. 23 Il s’agit des manuscrits V, l et o.

de renouveler la forme versifiée peuvent ne relever que d’une parade rhétorique, elles dénotent néanmoins un sentiment d’usure du vers et des formes qui l’emploient depuis déjà plusieurs décennies.

Un désir de réorienter le vers se laisse d’abord saisir à travers la réflexion sur la langue que laisse transparaître le choix de cette forme. Gage de littérarité justifiant l’écriture dans la langue commune, la rime est souvent valorisée dans les arts poétiques. Bien que les auteurs de fabliaux ne renoncent pas à l’enviable vernis que peut conférer la versification, ils cherchent surtout à investir un espace particulier dans le paysage littéraire, à l’écart de la norme établie. Forme fréquemment fustigée, il arrive également que le vers soit présenté comme un médium contraignant entraînant presque inévitablement une trahison de la vérité. Là encore, les auteurs de fabliaux marquent leur spécificité en se montrant conscients de cette pente glissante et en traçant une autre voie, en vers, pour la fiction – annoncée par le nom du genre, issu du latin

fabula. Spontanément associé au roman, le choix spécifique du couplet d’octosyllabes, lequel

suppose un rapport au temps se distinguant de celui donné à lire dans les laisses épiques et les strophes lyriques, révèle un travail de critique constructive opéré dans les œuvres. La narration longue du roman est délaissée au profit de fictions brèves caractérisées par un mouvement de rapidité qui concerne à la fois la diégèse, infiltrée par de nombreux personnages empressés, et le type de réception dont les œuvres feront l’objet, de sorte que le vers devient un gage d’efficacité influençant les conditions d’écoute et de lecture.

RIMER DANS LA « LANGUE COMMUNE »

Il est si commun de citer la Chronique du Pseudo-Turpin25, qui stipule que « nus contes rimés n’est verais. Tot est menssongie ço qu’il en dient, quar il non seivent rien fors par oïr dire », pour rendre compte du statut du vers et de la prose au Moyen Âge que l’on oublie parfois que les arts poétiques médiolatins sont loin de procéder à une dénonciation en règle de la versification car celle-ci permettrait surtout de révéler l’étendue du talent et du savoir-faire d’un auteur. D’ailleurs, depuis l’Antiquité, l’apprentissage de la grammaire s’effectue !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

25 Le prologue de la Chronique du Pseudo-Turpin est édité par Brian Woledge et Harry Peter Clive, dans le

Répertoire des plus anciens textes en prose française, depuis 842 jusqu’aux premières années du XIIIe siècle,

généralement à travers l’étude d’œuvres versifiées (Virgile, Lucain, Horace, Juvénal, Térence, Stace, Perse et Ovide)26. Exigeant un travail soigné sollicitant les plus hautes aptitudes du poète, le vers et les difficultés qu’il soulève tendent à discréditer la prose, cette « voie publique » susceptible d’accueillir les éléments les plus vulgaires, tels les chariots et les charrettes. C’est du moins ce qu’énonce Geoffroy de Vinsauf dans sa Poetria nova27 :

« Liberiore via, quia prosæ publica strata / Admittit passim redas et plaustra » (v. 1859- 1860). Francis Gingras précise que la mise en contraste de la voie étroite et de la voie spacieuse trouve un de ses fondements dans l’Évangile de Matthieu (VII, 13-14)28 où il est

indiqué que la première mène à la vie tandis que la seconde conduit inévitablement à la perdition.

Cette façon d’opposer le vers et la prose est d’autant plus significative dans le contexte d’une littérature qui s’invente et qui souhaite conquérir ses lettres de noblesse. D’abord confinée à la sphère de l’intime et servant à la communication de tous les jours, la langue romane s’est développée afin de devenir un matériau littéraire. L’art de la versification a certainement encouragé le passage de la « langue commune » au « haut langage »29, comme le révèlent ces lignes du Livre du Tresor30 de Brunetto Latini, qui cherche à caractériser la rime et la prose, les deux « manieres » de discourir. Si l’image convoquée est la même que celle que l’on trouve dans l’Évangile de Matthieu ou dans la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, sa reprise en langue vernaculaire lui fait prendre une coloration toute particulière :

La grant partison de tous parliers est en .ii. manieres, une ki est en prose et .i. autre ki est en risme. Mais li ensegnement de rectorique sont commun d’ambes .ii., sauve ce que la voie de prose est large et pleniere, si comme est ore la commune parleüre des gens, mais li sentiers de risme est plus estrois et plus fors.

Le Livre du Tresor, livre III, chap. 10, l. 1-5.

De tout évidence, la voie « large et pleniere » de la prose, tout au mieux celle de la « commune parleüre », n’est pas celle de la littérarité à laquelle aspire la langue vulgaire. Chemin sinueux !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

26 À ce propos, voir Francis Gingras, Le Bâtard conquérant…, op. cit., p. 356. Aux huit poètes qui composent le

canon scolaire s’ajoutent deux prosateurs : Cicéron et Salluste.

27 On trouve une édition de cet art poétique dans Ernest Gallo, The Poetria Nova and Its Sources in Early

Rhetorical Doctrine, La Haye/Paris, Mouton, 1971, p. 14-129.

28 Voir Francis Gingras, Le Bâtard conquérant…, op. cit., p. 357.

29 Voir Erich Auerbach, Le Haut Langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge,

traduction de Robert Kahn, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2004 [1958].

30 Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, édition de Francis J. Carmody, Genève, Slatkine Reprints, 1975

et difficile, le vers est, en revanche, vu comme la forme qui permettra aux poètes d’exprimer leur virtuosité et d’affirmer la valeur de cette jeune langue méritant le privilège de l’écrit, à l’instar du latin, langue littéraire reconnue.

Cette idée s’est imprégnée dans l’esprit de plusieurs auteurs vernaculaires au cours du Moyen Âge. Le narrateur de la branche XI du Roman de Renart31 n’hésite pas, par exemple, à

s’en prendre à ceux qui « content sans rime », une façon d’insister sur la qualité de son propre travail de versificateur, lequel suppose tout un savoir-faire :

Tout cil qui en content sans rime, Ne sevent pas vers moi la dime : Il le vous content a envers ! Mais jel cont par rime et par vers.

Le Roman de Renart, branche XI, v. 13-16.

Ce passage laisse entendre qu’il n’est pas suffisant de simplement savoir raconter pour pouvoir se targuer de posséder l’art de la narration. En effet, le façonnement de la langue qu’impose le vers est également inhérent à la pratique des véritables auteurs. Ces propos sont fort intéressants en ce qu’ils voient le jour au moment où la prose se développe, la branche XI

étant l’une des plus tardives de l’ensemble. Preuve s’il en fallait de la faveur que s’attire cette forme, Le Lai d’Aristote d’Henri d’Andeli affirme une autre fois la supériorité du vers, dont le maniement parvient à justifier le choix d’écrire dans la langue populaire, en précisant qu’une œuvre sans « vilonie » « doit estre desploïe / et dite par rime » (v. 40-41).

La technique que requiert l’écriture de formes rimées est encore valorisée à la fin du Moyen Âge. Au XIVe siècle, Guillaume de Machaut considère, dans ses Poésies lyriques32, que

la rime est ce qui « aourne son langage » (prologue, v. 266). Au début du XVe siècle, Christine

de Pisan formule, dans l’introduction d’une partie de son Livre de la mutacion de Fortune33, un long préambule visant à excuser son recours à la prose. Accablée par la fièvre, l’auteure doit en effet renoncer au vers – qu’elle avait choisi pour amorcer son œuvre –, dont la manipulation est devenue trop exigeante pour elle :

Or me couvient cy excuser Un petit, car ne puis muser

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

31 Le Roman de Renart, édition publiée sous la direction d’Armand Strubel, avec la collaboration de Roger

Bellon, Dominique Boutet et Sylvie Lefèvre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.

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