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Chapitre 2 Le cinéma indépendant en Chine

2.2 La banlieue ou l’Analyse du film Still Life

2.2.4 Une esthétique de l’errance

Les films de banlieue partagent une même esthétique, un même goût pour la poétique. Les cinéastes préfèrent utiliser des plans-séquences pour accompagner les personnages alors qu’ils sont en errance. Pour Pasolini, ce genre de pratique agit comme un « discours indirect libre ». L’errance des personnages qui entraîne celle de la caméra tient lieu de démonstration librement consentie par le cinéaste. Pour Gilles Deleuze, le récit poétique « dépasse le subjectif et l’objectif. [Il va] vers une forme pure qui s’érige en vision autonome […]. C’est un cinéma très spécial qui a acquis le goût de “faire sentir le cinéma”1 ». Des plans-séquences

surgissent dans Kaili Blues et Rain Clouds Over Wushan qui correspondent parfaitement à à ce goût de faire sentir le cinéma ou son langage par le spectateur.

Un plan-séquence, qui dure quarante minutes dans Kaili Blues, est constitué de mouvements de caméra qui participent d’une certaine pratique poétique. La caméra erre sur les chemins sinueux du village de Dangmai. Elle fait l’aller-retour entre de différents personnages principaux. Le film opte pour le point de vue d’un observateur attentif aux déambulations des personnages. L’alternance de son attention entre deux personnages principaux ajoute à la séquence une grande fluidité. Le caractère poétique du film s’en trouve enrichi.

Le plan-séquence au début du film Rain Clouds Over Wushan fait appel à une fluidité similaire. Le film privilégie toutefois des points de vue sur l’environnement qui entoure le personnage. En plongée, contre-plongée, pano-travelling, une séquence donne à voir des montagnes verdoyantes, alors qu’un bateau pénètre lentement dans le cadre (du côté droit). Le protagoniste Mai Qiang apparaît au premier plan de l’image. Il est situé au coin inférieur gauche du cadre de l’image, tandis que la caméra se place entre la montagne, le phare et le Ciel sombre. D’après Tarkovsky, « the time that pulsates through the blood vessels of the film, making it alive, is of varying rhythmic pressure2 ». Ce cinéaste, rendu célèbre par sa

quête de pratiques poétiques à l’écran, cherche à laisser couler le temps à travers ses films. Cela confère à ses films un caractère à la fois poétique et réaliste. Dans le plan-séquence de

Rains Clouds Over Wushan, le paysage de la ville où se trouve le héros est présenté à l’aide

1 Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Éditions de minuit, 1983, p. 108.

d’un panoramique. Sa durée correspond au mouvement naturel du regard. Ce plan, qui est fortement descriptif, met à profit une certaine poétique du paysage. Il permet également d’explorer l’intériorité du personnage. Il le fait en mettant en scène son rapport avec l’environnement.

L’esthétique du film est liée à certains éléments. Des objets arrachés de leur environnement acquièrent un caractère métaphorique et émotionnel. D’après Gilles Deleuze, certaines images peuvent être tenues pour des images-affection. C’est le cas lorsqu’un objet, qui apparaît sous la forme d’un insert par exemple, semble avoir été « arraché de l’image aux coordonnées spatio-temporelles [différentes] pour faire surgir l’affect en tant qu’exprimé1 ».

L’attitude du moine taoïste, qui surgit dans Rain Clouds Over Wushan, constitue une marque à caractère affectif. Il s’agit d’une image-affection. La boule disco et la montre présentées dans Kaili’s Blue sont d’autres exemples d’images-affection. Ces objets ne permettent pas de faire avancer le récit, mais leur signification est liée à la thématique du film.

L’attitude du moine est associée à la fatalité, tandis que la boule disco s’accorde au souvenir d’un personnage qu’elle suscite. La montre correspond au temps ressenti par un autre personnage. En plus de l’attitude du moine, les objets extraits de leur environnement font surgir des affects dont les personnages témoignent. Il est toutefois possible qu’un spectateur inattentif ne fasse pas le lien entre la boule disco et le souvenir que le personnage en a. Heureusement, la répétition ou l’insistance à utiliser de gros plans peuvent contribuer à leur reconnaissance. La répétition ou l’insistance sont, bien sûr, assorties à la recherche poétique des cinéastes. Par exemple, le train dans le film Platform et le ferry dans Rain Clouds Over

Wushan qui se répètent accentuent l’errance à laquelle les personnages sont destinés. Ils

laissent également à penser l’existence d’un monde extérieur chargé d’espoirs que le train ou le ferry puisse atteindre.

Le sens poétique, voire le mysticisme qui émerge des films s’exprime par les expériences perceptives ou sensorielles qui s’accordent avec la diversité des points de vue et la longueur des plans qui donnent notamment à voir des paysages, de même que des sujets (le moine) des objets (la boule disco et la montre) à caractère symbolique. Il en va de même du docteur-

poète Chen Sheng qui, dans Kaili’ s Blue, émerge d’un brouillard opaque qui sévit dans le Sud de la Chine, du signaleur Mai Qiang qui, se trouvant dans un paysage serein, donne à voir des montagnes et des plans d’eau. Dans le film Kaili’s Blue, le voyage au village Dangmai constitue une occasion de permettre la rencontre du passé, du présent et du futur. Les images donnent à voir ces temps qui se croisent pendant une expérience fantastique du personnage qui semble somnambule.