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Le Collectif XXY, dans le cadre du projet « Du fil à retordre ! » lancé en 2016, vise à
« traduire artistiquement » les témoignages d’abord recueillis et à « mettre en lumière la
richesse contenue dans ces savoir-faire
4». Ce travail s’appuie sur un dispositif composé
principalement de deux caravanes itinérantes (l’une sert de « micro-musée » avec des
œuvres des trois struc tures muséales locales partenaires
5, l’autre accueillant une «
mini-salle de spectacle » pour « une petite forme chorégraphique et plastique autour des
paroles textiles ») et des « lectures/mises en scène » publiques.
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Ce sont ces scènes de lectures qui sont plus particulièrement analysées dans un premier
temps pour saisir plus finement la mise en trouble temporelle réalisée par les arts du
spectacle. Lors de ces lectures, deux comédiennes redonnent au corps social des
travailleur.se.s du textile du Caudrésis-Catésis leur propre parole précédemment
recueillie. Ce sont les sans-paroles du passé textile de la France du Nord à qui l’on prête
ces corps de substitution pour se faire entendre. Si habituellement la pratique de la
collecte du témoignage permet d’archiver ces histoires de vie de labeur (De Certeau &
Giard, 1983) au sein de structures à vocation patrimoniale, le projet « Du fil à retordre ! »
questionne la manière dont le spectacle vivant altère ce processus institutionnel de la
fabrication de l’archive pour rendre la parole à celui/celle qui la dite ou ceux qui le/la
représente, en mobilisant les corps d’artistes comme des surfaces d’inscriptions
temporaires de leurs mémoires.
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Ces lectures qui consistent à articuler deux corps en un seul dans un emplacement public
le temps d’un spectacle construisent un espace trouble dans le sens où il bouleverse notre
perception du monde en brouillant : les frontières temporelles entre le passé et le
présent, l’identité de celle/celui qui parle, une gestuelle du travail et un signe dansé,
entre des objets authentiques et des artefacts. Il ne s’agit pas d’un espace scénique dédié à
l’art de la ventriloquie, ni à celui de l’imitation, ni à celui du théâtre. Le spectateur vient
entendre des témoignages qui ont été recueillis puis retranscrits. Les deux comédiennes
interviewées se qualifient de passeuses et non d’actrices. L’une d’elles explique qu’il s’agit
de rester derrière le texte et pas devant, d’être au plus près de la pensée du témoin, de
s’emparer sans jugement du témoignage pour pouvoir entrer dans comment les gens parlent,
quelles ponctuations, quelles respirations (…), juste dire les mots dans le bon sens, comme ils sont
sortis pendant l’entretien
6. Cet art de mise en scène de l’altérité mobilisé par les artistes du
Collectif XXY se fonde sur la maîtrise de l’art japonais de la danse butô, une danse qui
prend le risque d’un travail sur l’intime et l’invisible, « sur le travail de la « présence », de
la sensorialité et de l’émotion » (Pagès, 2012, p. 24). Cette danse qui accorde une grande
attention aux sensations conduit à « un état butô » qui efface le danseur, comme en
témoigne la porteuse et instigatrice du projet lors de notre entretien :
Quand on lit les textes, on est plus dans un rapport où on est traversé par le texte de la personne, mais on n’est pas dans une sur-incarnation, il n’y a pas d’incarnation en fait, on donne juste la parole, c’est tout. (…) Je viens plus de la danse, j’associe plus ça à la danse butô, c’est comme si la personne était là à l’intérieur de nous.
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Le comédien se laisse habiter par cet autre imaginaire. Il travaille à recevoir l’autre dans
son corps et à le « rendre » sur scène en lui prêtant sa matérialité corporelle. Pour le
témoin qui assiste à ce « rendu » de soi, et plus largement pour toute personne qui
s’identifie dans ce témoignage, il vit un moment de dédoublement de sa personne, sur
scène et dans la salle, producteur d’un processus de mise à distance de son histoire
personnelle.
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Le trouble instauré par les gestes et les objets contribue à entretenir ce travail émotionnel
et réflexif en élargissant les figures de l’entre-deux au-delà du comédien/lecteur. L’espace
scénique recourt à des objets qui symbolisent le monde disparu du travail du textile. Le
Collectif XXY parvient à recueillir des gestes du travail lors des témoignages et les met en
scène lors des lectures publiques et des moments chorégraphiques qui les accompagnent.
La force de ces représentations gestuelles chorégraphiées est dans la traduction du passé
qu’elles opèrent et non dans une quelconque imitation. Il y a dans ces gestes autant de
précision de ce qui fût que de réinvention. L’une des artistes évoque une danse sur la
parole des habitants qui permet de visualiser la parole de manière abstraite. L’autre exemple est
celui des créations en dentelle présentes sur scène à travers le travail de l’artiste Simone
Découpe qui réalise de la dentelle de papier. Ce n’est sans doute pas tant l’évocation de la
dentelle produite dans le passé qui trouble les spectateurs mais ce qu’ils revivent
d’eux-mêmes à travers le savoir-faire de précision, d’obstination, de délicatesse, de l’artiste
Simone Découpe ainsi que la continuité et l’actualité de la dentelle qu’ils peuvent y voir.
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Cette dimension de trouble autour des objets est aussi dans la cohabitation de cette
dentelle papier portée par les comédiennes avec d’authentiques objets, coupons de
dentelle et de broderie, papiers Jacquard, métiers à tisser, qu’il est possible de toucher, de
faire circuler entre soi. Lors des lectures publiques, l’objet sur scène au centre de
l’attention est la robe de mariée en dentelle portée par la danseuse, qui symbolise à la fois
l’art du travail du textile et les souvenirs intimes d’avoir tissé et porté sa propre robe.
C’est la matérialisation d’un monde du passé dans sa complétude (savoir-faire technique,
vécu, beauté du textile et du modèle, événement festif et usage des costumes…) qui est
activée à travers un objet-symbole spécifique, mis en scène sur un corps dansant les
gestes du travail.
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La programmation de ces temps de lecture publique montre la manière dont le collectif
d’artistes travaille à dessiner, au-delà des temps éphémères de représentation, une
nouvelle configuration spatiale du Caudrésis-Catésis, qu’il conceptualise sous
l’appellation d’une « présence artistique en territoire ». La nouveauté produite n’est pas
dans ce qui relèverait d’une invention mémorielle mais davantage dans la réactivation
d’une pluralité de mémoires. Ce territoire comprend historiquement des pratiques du
textile autour de la broderie, du tissage et de la dentelle, qui sont distinctes géogra ‐
phiquement, et dont les témoignages recueillis par le collectif montrent la rivalité qui
existait entre les populations autour de leur production. La force du travail du Collectif
est d’avoir su redonner, à partir de ses pratiques artistiques éphémères et itinérantes, le
marquage symbolique et politique de ces micro-territoires. Ce dernier passe par une
programmation qui redonne vie et visibilité aux trois spatialités des mémoires du
textile : « les environs d’Avesnes-Les-Aubert » renvoient au tissage ; « les environs de
Villers-Outréaux » à la broderie ; « les environs de Caudry » à la dentelle. Aux lectures
publiques s’ajoutent des opérations de collecte de témoignage et d’atelier d’arts
plastiques. Le Collectif pense en termes de circulation des publics sur le territoire et de
participation aux activités : par exemple, il met en place à Caudry un parcours en trois
étapes pour amener un même public à visiter les caravanes puis à revenir une semaine
plus tard assister aux lectures, enfin à venir au musée pour une visite suivie d’un atelier
d’arts plastiques. Ce sont aussi de nombreux lieux qui sont investis par la programmation
du projet : collèges, médiathèque, places, résidences, EPHAD, maison du patrimoine,
maison de la broderie, musée des dentelles et broderies. Une des comédiennes qualifiera
le travail sur le territoire impulsé par la porteuse du projet d’incroyable, au regard de tout
ce qui est mis en circulation entre les trois communes, que ce soit les textes, les
conflictualités autour des savoir-faire entre communes, les relations entre les différentes
générations. La porteuse du projet constate que la conduite de ce projet artistique depuis
4 ans a enclenché une dynamique de territoire qui se concrétise par l’émergence d’un
nouveau regard des élus sur les lieux de mémoire. La maison de la broderie de
Villers-Outréaux, longtemps délaissée, est aujourd’hui considérée comme un lieu à faire évoluer.
L’idée d’une « Route textile » est également au travail avec l’Office du tourisme. À partir
d’un projet qui ne revendique pas une perspective d’aménagement du territoire
post-crise industrielle du textile, mais la fabrication d’un espace infime et intime («
micro-musée », « mini-salle de spectacle ») ainsi que mouvant (itinérance des caravanes), le
dispositif artistique parvient à réhabiliter trois espaces-temps qu’il arrime aux trois
Dans le document
Spatialités des Mémoires
(Page 48-51)