Nous allons donc voir dans cette dernière partie, à partir des discours tenus par nos
lycéens sur quelques pratiques d’écriture extrascolaires ou hybrides, à quelles conditions créer
un effet passerelle, et ce en nous référant à ce que Yves Reuter appelle « construire la
motivation » notamment dans « la prise en compte de l’existant, (notamment) des
représentations, et la construction de l’utilité de l’écriture et des écrits » (1996 : 91 sqq.). Nous
nous appuierons également sur les travaux de M.C. Penloup dans sa réflexion sur l’écriture
extrascolaire comme aide à l’apprentissage tant de la compréhension de l’écriture littéraire
(« penser l’écrire ») que de l’appropriation de l’écriture scolaire (« doter l’écriture scolaire de
sens », 1999 : 69 sqq.). Il s’agira bien, en réfléchissant sur la possibilité de jeter un pont entre
l’extrascolaire et le littéraire, de provoquer en retour, une réflexion sur les techniques d’écriture,
sur la construction du sens. Ou pour reprendre les notions de Bucheton (2014), de voir comment
faire émerger une posture réflexive dans un cadre favorisant avant tout une posture de premier
jet. C’est pourquoi nous essaierons également dans cette dernière partie, de jeter des passerelles
vers le littéraire, pour reprendre l’expression de M.C. Penloup (2003).
5.1 Écrire en dehors du lycée, en quoi est-ce littéraire ?
Avant d’investiguer dans les pratiques d’écriture extrascolaires ou dans les écrits
hybrides de nos lycéens, des éléments montrant leur sensibilité potentielle au fait littéraire,
interrogeons-nous sur l’existence de cette possibilité. On voit le type de blocage potentiel
résultant de l’étanchéité en classe de 2
nde, décrite précédemment dans la persistance de la dualité
de l’écriture, et l’enjeu pour le professeur : comment enseigner à la fois l’analyse d’un procédé
(son repérage, sa signification) dans un texte ‘canonique’, officiel, et l’encouragement à le
reproduire, à l’utiliser, à le faire sien, dans un texte hybride, à dimension plus créative ? en
d’autres termes : comment à la fois enseigner le fait littéraire et faire comprendre aux élèves
ayant des pratiques d’écriture extrascolaires, qu’ils font à leur corps défendant et de manière
embryonnaire, de la littérature sans le savoir ? parallèlement, comment enseigner que cette
fameuse sensation de l’inspiration, et d’une créativité d’autant plus inspirée qu’elle serait libre
de toute entrave, sont des questions proprement littéraires ? – et faire comprendre que cela
permet de faire des allers-retours fructueux entre l’analyse des textes officiellement littéraires
(donc la rédaction plus aisée de ces analyses) et ses propres pratiques d’écriture extrascolaires.
Entendons-nous bien : nous n’avons pas découvert subitement que la littérature (« la
Culture ») était un univers très éloigné, voire interdit pour nos élèves. En revanche, ce travail
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nous a fait prendre conscience de la très grande difficulté pour les élèves à projeter leurs
interrogations en tant que sujet écrivant, sur des textes autres que les leurs. Ainsi que le
résume très bien cette élève, qui en tant que sujet scripteur, s’identifie en tant qu’écrivain aux
auteurs qu’elle lit, et dépasse ainsi le simple statut de lecteur…
« Quand je lis des livres parfois il y a certains passages, je me dis bon bah ça c’est pas très intéressant ça nous raconte la vie du narrateur mais, puff, on peut s’en surpasser. Mais après quand moi j’écris bah je réalise que, personnellement, on tient à ces quelques lignes en fait. On y tient et on a envie de les écrire donc euh… enfin, on se met un peu à la place de l’écrivain et voilà. » (E7)
… mais ne parvient pas le jour de l’évaluation à activer son ‘talent créatif’ et en faire
une potentialité (le verbatim porte sur le sujet d’invention suivant : écrire le procès de Dom
Juan, et dans lequel notamment Dom Juan doit lui-même assurer sa défense)
« E7 : Et comme il est libre (Dom Juan)… Bon il a le droit d’être libre mais je pense c’est même pas la peine de se défendre en fait. Quand on fait quelque chose, (…) comme c’est un libertin, du moment où il le fait, je sais pas pourquoi il devrait se défendre en fait. Q : Est-ce que tu es en train de me dire qe un personnage comme Dom Juan qui est noble, qui prend les gens de haut, qui est méprisant…E7 : bah qu’il a même pas à se justifier. Q : D’accord. Pourquoi tu lui as pas fait dire ça ? E7 : (sourire) Bah en fait c’est ça le problème. C’est que je savais pas comment le réutiliser. En fait, c’est un gros blocage chez moi. Parfois quand je relis des choses et j’ai envie de réutiliser par exemple, vous vous me dites quelque chose et j’ai envie de le réutiliser moi-même et le réécrire, et ben je vais avoir du mal à faire la, comment ça s’appelle ? L’échange en fait. Je ne vais pas réussir à transformer vos mots en mes mots. Et (…) là avec Dom Juan j’ai pas réussi, j’ai pas réussi à le défendre alors qu’on m’avait dit : « bah tiens t’as un Dom Juan c’est toi qui fait sa défense ». Voilà, mais j’ai pas réussi. » (E7)
5.2 « Qu’est-ce qui fait qu’un texte est littéraire ? Qu’est-ce que la littérature ? »
Afin de mieux appréhender les représentations associées à l’écriture comme fait
littéraire, nous avons fait passer un petit questionnaire ouvert contenant ces deux questions
auprès de notre 2
nde.
À la première question : « Qu’est-ce qui fait qu’un texte est littéraire, selon toi? »,
hormis ceux, très minoritaires (5%) qui avouent leur ‘ignorance’ ou réduisent le littéraire au
fictionnel, deux types de représentations sont proposées en majeur :
Pour près de 50% des élèves, un texte est littéraire car il est écrit par quelqu’un de
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tels quels les verbatim des questionnaires, tant sur le plan syntaxique
qu’orthographique) :
« c’est un texte écrit par un auteur reconnu par l’État - pour moi quand un texte est littéraire il y a une morale un message explicite – tout texte peut être littéraire à partir du moment où c’est écrit par une personne ayant une conscience – un texte est littéraire si l’histoire est connu, si ça a touché beaucoup de personnes, si c’est un texte connu de tout le monde – c’est quand il y a un contexte historique plutôt connu – on peut s’appuyer dessus à n’importe quel époque – on veut passer un message à travers celui-ci – un texte est littéraire lorsqu’il traverse les âges et que l’on peut étudier – c’est lorsque l’auteur écrit implicitement sont point de vue sur un sujet personnel ou public »
Pour près de 40% des élèves, un texte est littéraire car il présente une mise en forme
spécifique, différente, qui en conditionne sa lecture :
« ce sont les différent procédé et terme utilisé – les techniques d’écriture, la façon d’écrire, la façon dont le texte est lu - selon moi un texte littéraire est un texte qu’on peut lire – tous les textes sont littéraires car ils peuvent se lire, c’est de la lecture – un texte est littéraire quand le langage employé est soutenu – c’est l’expression quand il y a des phrases – c’est un texte doté de phrases construites et de paragraphes – un texte est littéraire quand il a été fait pour être lu, un texte littéraire je pense a besoin de différer des autres pour s’inscrire dans la littérature »
Très peu d’élèves (5%) relient ces deux caractéristiques bien connues des étudiants en
lettres : le fond et la forme :
« ce qui fait qu’un texte littéraire est la mise en forme littéraire des idées abstraites ou non ainsi que la conception des choses – c’est d’abort le langage utilisé (soutenu), la gravité avec lequel il est écrit, il raconte quelque chose qui perdure, une vérité général, quelque chose qui donne à réfléchir »
Hormis ces quelques rares élèves, il faut donc souligner que la majorité se focalise
spontanément soit sur le fond, tantôt soit la forme (on rappellera ici que la passation de ce petit
questionnaire était spontanée et ne prenait que quelques minutes). On peut émettre l’hypothèse
que l’un n’est jamais que la face de l’autre dans l’esprit de nos élèves, et que toute la difficulté
est précisément de parvenir à leur montrer l’articulation des deux dimensions.
À la seconde question au verso du questionnaire : « Qu’est-ce que la littérature, selon
toi ? », les représentations sont plus divergentes : la réponse est bien sûr moins aisée à
conceptualiser pour de jeunes lycéens ; mais on retrouve à l’analyse, outre l’idée d’une
discipline scolaire, l’idée d’une forme spécifique, ainsi que d’un ‘fond’ appartenant à une sorte
de mémoire commune, et qui se transmet.
Pour 50% des élèves, la littérature est principalement confondue avec le français comme
discipline scolaire, avec ses catégories, ses sous-genres :
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« grammaire, orthographe, des textes, poésie, les classiques, les différentes catégorie de livres, fantastique, science fiction, jeune ado, roman – un terme pour regrouper tout les textes littéraires (roman, théâtre…) – c’est les livres, le français, la grammaire, le vocabulaire – la littérature est la langue française, les textes - c’est le français, c’est l’étude des textes- c’est tout ce qui est en rapport avec des textes qu’on peut étudier- c’est une matière qu’on étudie au lycée - c’est tout ce qui est roman et tout le blabla (BD, S-Fiction, épistolaire, etc.)»
Pour 25% des élèves, la littérature est une manière particulière d’écrire, destinée à être
lue (ce qui légitime son étude) :
« la littérature c’est quelque chose qui à avoir avec la lecture, les images, ce qui est littéraire, ce qui est parfois imagé…- c’est une catégorie de chose qui peut se lire et qui raconte quelque chose – c’est l’ensemble des textes qu’on peut lire- une façon d’écrire pas commune aux autres, un texte avec de la culture et un langage plutôt soutenu – c’est l’étude de l’écrit, essayer de comprendre la vision des gens à travers l’écris - un moyen de s’exprimer avec nos mots à l’écrit »
Pour 25% enfin, la littérature relève d’une transmission, et donc d’un message qui se
transmet depuis des siècles ; les définitions tendent à circonscrire sa valeur
patrimoniale… voire passée (on n’ose dire passéiste)
« la littérature pour moi c’est un genre où l’on transmet des paroles implicite, c’est texte peuvent devenir mythique – des textes qui ont ressorti du lot, c’est fait pour nous faire réfléchir à travers des rêveries – c’est un art, un courant qui perdure depuis environ 1500 ans voir plus, c’est l’enfant de la tradition orale – c’est un texte qui raconte quelque chose qui a marqué des personnes et qui est écrit par quelqu’un de connu – c’est en faisant des choses pour le monde qui aide les gens (exemple, Voltaire Candide) qu’on devient littéraire - pour moi la littérature c’est un livre ancien»
Au travers de ses représentations, on voit se dessiner chez nos élèves de 2
ndeun discours
ambivalent pour envisager de construire un effet passerelle : il montre à fois certaines
potentialités mais aussi certaines difficultés. Commençons par les deux difficultés qui nous
paraissent les plus marquées.
Dans ses pratiques d’écriture extrascolaires, l’élève écrit pour lui (y compris s’il pense
à lui se relisant plus tard) ; personne ne va le lire, excepté éventuellement ses amis ; ce n’est
pas qu’il considère ses écrits comme éphémères ou jetables, mais ses écrits sont avant tout des
écrits privés (à distinguer du fait qu’ils sont intimes, personnels – on reviendra plus loin sur le
caractère non privatif lié à certaines pratiques d’écriture numérique) : qu’aurait-il à dire de si
important qui vaudrait la peine d’être connu de tous ? Car l’élève de 2nde se représente le fait
littéraire, en parallèle à son universalité, comme étant un fait public ; il lui associe la célébrité,
l’accessibilité, la circulation dans le temps et l’espace. On pourrait presque dire qu’un texte
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littéraire est un texte officiel, et que la production d’un élève, même dans le cadre scolaire, reste
à ses yeux privée. Comment envisager de construire un lien entre de tels écrits publics et
des écrits privés ?
Outre ce caractère privé, l’écrit extrascolaire est inscrit dans le présent, dans le devenir
de la personnalité qui se construit, à l’inverse du texte littéraire qui est perçu par définition dans
le passé (ne serait-ce que parce qu’il est définitif). Quel lien envisager de construire entre
des écrits en devenir et des écrits anciens… datés, définitifs, comme périmés, et dont ils
n’entendent parler qu’à l’école ? Des écrits qui paraissent à des années-lumière de nos lycéens,
pour lesquels tout ce qui est vieux est forcément ennuyeux et loin d’eux. Quel n’est pas ainsi
l’étonnement de cette élève d’avoir découvert que lire des classiques n’était pas si dénué
d’intérêt, dès lors qu’on les… lisait.
« Quand je lis pour l’école bah souvent c’est pas très agréable. Et bah souvent ça m’étonne un peu que j’aime ce que je lis en fait. Parce que j’aime pas trop les classiques par exemple. En 4ème j’avais lu le
Horla, et ben en fait j’avais beaucoup aimé le Horla. Ou par exemple Les Misérables. C’est un grand classique mais en le voyant comme ça, en le voyant, je sais pas pourquoi ça m’a jamais attiré de lire et puis après en le lisant j’ai beaucoup aimé en fait. - Q : Pourquoi ça t’étonne d’aimer un classique ?- E6 : Bah quand on entend les gens autour on se dit ça donne pas tellement envie quoi. Parce que c’est vieux ou je ne sais pas. - Q : Et du même coup tu ne t’es jamais dit la chose inverse, c’est que c’est peut-être pour ça que c’est devenu des classiques ? Parce que en fait les gens qui aiment lire, ils aiment les lire (ce qu’on appelle des classiques) - E6 : Si ouais. Mais après, en grandissant, bah après je me suis dit que si j’aimais vraiment ce que je lisais et bah après je devrais lire au lieu d’écouter les autres. Après j’ai pas lu des tonnes et des tonnes de classiques mais, bah, la minorité que j’ai lue j’ai beaucoup aimé en fait. » (E6)
Voyons maintenant les potentialités contenues dans ces représentations associées au fait
littéraire : les élèves relèvent ou pressentent que plus un texte est écrit, au sens où il recourt à
des techniques et se soucie des formes, plus il prend sens à être lu (et qu’en parallèle, plus il
signifie qu’il veut être lu, puisqu’on écrit d’autant plus littérairement qu’on veut communiquer
un message important).
Or les élèves de 2
ndetémoignent d’un investissement notable dans leurs pratiques
d’écriture extrascolaires : non seulement leur force semble positive, mais les types
d’investissement (Barré de Miniac, 2015 : 139-141), liés aux objets textuels sur lesquels elles
débouchent, montrent des préoccupations qui relèvent potentiellement de questions
relatives au fait littéraire. Investiguons maintenant quelques-unes d’entre elles, qui ont plus
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passerelle, potentiellement porteuses de consignes pour des textes hybrides et ouvrant des
perspectives pour une didactique de l’écriture en classe de 2
nde, permettant une meilleure
appréhension du fait littéraire.
5.3 L’invention de mots : le plaisir de s’inventer des contraintes
Commençons par la pratique ayant obtenu le pourcentage le plus important dans le
recensement de celles-ci : 72% disent inventer des mots (soit un pourcentage bien plus élevé
que chez les collégiens dans l’étude de M.C. Penloup : 12.5%).
Il n’est sans doute pas illogique que cette compétence se développe avec l’âge, et
spécialement à cette époque de la vie, où on sait que les modes de socialisation sont
particulièrement tribaux : le groupe s’invente des mots, produit un glossaire à son propre usage
pour marquer ses liens d’appartenance à l’exclusion du reste du monde ; l’invention reste la
plupart du temps verbale, éphémère, sans donc faire l’objet d’une ‘écriture’ au sens de
transcription ; beaucoup ont sans doute coché la case dans le questionnaire car les procédés
pratiqués relèvent de mécanismes langagiers qui leur paraissent effectivement inventifs,
créatifs, relevant d’un Oulipo embryonnaire, ce qui montre leur sensibilité aux jeux sur le
langage.
« Par exemple on est dans un bus et il y a quelqu’un qui va faire un bruit. Par exemple il fait faire (il fait le bruit), un truc comme ça, bah, nous au fur et à mesure des jours on va le répéter. Et après ça va se transformer en langage… (…) (Y a) que les gens qui ont vécu la scène, par exemple, ils peuvent comprendre. » (E1)
« (On invente) des noms de codes quoi. Par exemple si on veut parler de choses secrètes, qu’on veut pas que les gens ils sachent, et ben on invente des noms de codes ou des sujets… Par exemple, un sujet dont on veut parler et bah on va le remplacer par le sujet de la pâtisserie et chacun ce sera une pâtisserie, vous voyez ce que je veux dire ? Comme ça on va en parler devant les gens sans que les gens se doutent de rien » (E3)
« C’est surtout des délires en fait. Je sais pas c’est des choses qu’on fait entre amis en fait (…) En ce moment, dans la classe, on a tout un délire c’est de trouver un mot qui est marrant et en fait de terminer avec « ANCE ». Je sais pas pourquoi. C’est comme ça juste un délire (…) Parce que des fois, en fait, en classe, on rit vraiment. Vous, vous entendez mais vous ne savez pas pourquoi en fait. Et on se marre et c’est juste pour ça en fait. C’est quelque chose de, on peut dire quelque chose de gamin. En fait, c’est un peu quelque chose de gamin mais ça nous fait rire en fait » (E5)